Un petit mot du comité éditorial.

Cet article présente des extraits du livre de Sylvain Bersinger, « Apprenons l’économie avec San-Antonio », publié en 2021 aux éditions Marie B. Comme son nom lindique, louvrage se propose de présenter les principaux mécanismes économiques au grand public en prenant exclusivement pour point de départ des citations extraites de la série des San-Antonio.

Sylvain a déjà écrit pour Variances deux articles, lun sur le bitcoin[1], lautre sur le coût des Jeux Olympiques[2]. Ce dernier a été larticle le plus lu de lannée 2024 ! Pour donner une pointe dhumour à cette fin dannée tristounette, le comité éditorial vous propose quelques extraits de son réjouissant livre.

Introduction du livre

« Les Français n’ont jamais rien compris au capitalisme », affirme un Américain à San-Antonio dans Du sable dans la vaseline. Peut-être a-t-il un peu raison cet Américain-là, mais efforçons-nous malgré tout de lui donner tort en affinant nos connaissances en économie. Pour cela, entamons un voyage dans l’univers fascinant de Frédéric Dard, le plus libre, le plus graveleux et le plus inventif des écrivains français (je ne suis peut-être pas très objectif, mais peut-on l’être quand on est passionné ?), auteur de la célèbre série des San-Antonio.

Prendre San-Antonio comme support pour présenter les bases de l’économie est, à priori, une idée saugrenue. Quel lien peut-on faire entre le commissaire truculent imaginé par Frédéric Dard, dont les livres sont caractérisés par leur liberté de ton, et une discipline où la franche rigolade est regardée de travers ? San-Antonio représente l’argot franchouillard alors que l’économie est américanisée jusqu’à la moelle. Le célèbre commissaire est connu pour la vigueur de son verbe, mais l’économiste s’enorgueillit avant tout des obscures équations qu’il résout. Bref, rien ne devrait à priori rapprocher les deux univers. Et pourtant…

Économiste et admirateur forcené de San-Antonio, j’ai déniché une multitude de passerelle sentre mes deux centres d’intérêt. Assez vite, je n’ai plus lu San-A (je me permets de l’appeler par son petit nom) qu’un stylo à la main pour noter toutes les occasions où il est question, de près ou de loin, d’économie. Et force est de constater que l’économie, la finance, l’entreprise ou plus globalement les questions d’argent sont omniprésentes sous la plume de Frédéric Dard. D’ailleurs, les références à la discipline sont tellement nombreuses que le titre du livre, comme les titres des chapitres, sont à chaque fois des extraits traitant du sujet abordé.

C’est vrai, le monde de l’économie et des affaires n’est pas toujours vu de façon positive, comme en atteste cet échange entre San-A et son cousin Hector dans La vérité en salade :

« – Il est comment, lui ?

– Très homme d’affaires… On ne le voit quasiment jamais. Il est venu une seule fois à une fête de charité, c’est un homme occupé.

– Occupé à gagner du fric ! Occupé à vendre des trucs plus chers qu’il les a achetés… Moi ça me confond.»

S’il juge sévèrement la fortune et l’enrichissement, San-A se montre en revanche bienveillant envers les économistes, qu’il décrit comme « distingués », et ce dans plusieurs livres, voyez plutôt : « Il est évident qu’une telle image manque de vigueur. Pourtant, un romancier se doit parfois de sacrifier à la tradition. Cette tradition veut qu’un silence soit nocturne, un confrère éminent, un économiste distingué et la Belgique une vaillante petite nation. » (Au suivant de ces messieurs, en note de bas de page) ; ou encore « Les fronts de montagne sont olympiens comme les économistes sont distingués ». (Les doigts dans le nez, en note de bas de page) ; et enfin dans Appelez-moi chérie : « Une puissante Mercedes (on dit d’une Mercedes qu’elle est puissante, comme d’un savant qu’il est éminent et d’un économiste qu’il est distingué) nous conduit au siège de la firme. »

Mais c’est vrai, les économistes ne bénéficient pas toujours d’un traitement de faveur au fil des San-Antonio, en témoigne ce commentaire sur les professeurs d’économie dans Au bal des rombières : « Un type à lunettes joue de la musique de paquebot au piano. On dirait un professeur d’économie en vacances. Genre tête de nœuds. Peu de tifs, il louche, ses dents se chevauchent comme des roquets de quartier, il a le bout du nez rouge et une trace de crayon-bille sur sa manchette gauche. » Et puis, dans Bosphore et fais reluire, San-A insinue même que l’histoire économique puisse être ennuyeuse : « Nous nous installons derrière un aquarium où quatre ou cinq poissons exotiques se font tarter comme à une conférence sur l’économie du Honduras à travers les âges. »

Mais passons outre ces petites piques pour ne retenir que les nombreuses fois où les digressions du commissaire l’entraînent à jouer sur le terrain de l’économiste, avec plus ou moins de réussite selon les cas. À chaque fois, nous en profiterons pour attraper la balle au bond afin d’éclairer un concept, clarifier une théorie ou dérouler une explication. Parfois, nous nous paierons même le luxe d’être en désaccord avec San-A, qui prend régulièrement la théorie économique à rebrousse-poil. Disons-le tout net, la théorie économique standard, celle enseignée dans les universités et mise en pratique par la plupart des gouvernements, n’est pas toujours d’accord avec notre cher San-Antonio. Cela, vous en conviendrez, donne du relief à notre propos, et offre l’opportunité d’un débat à distance avec ce monument de la littérature de gare française.

Voilà ce que nous allons faire : nous décortiquerons chaque référence économique laissée au fil des centaines de livres de la série et, en les regroupant par thèmes, nous les utiliserons comme un trampoline pour discuter d’économie. À la fin, vous verrez que nous aurons abordé la plupart des thèmes qui préoccupent les économistes, à savoir le budget de l’État, la finance, les monnaie, le chômage, la croissance économique (même si le thème n’est jamais utilisé noir sur blanc par San-A) et le commerce, pour ne citer que les principaux. En fait, en décortiquant toute la série des San-Antonio, nous pouvons construire un cours complet d’économie, et cela m’a permis de gribouiller un livre autant pour les aspirants économistes que pour les fans inconditionnels de San-A, ce qui fait tout de même du monde !

Et vous allez voir que je vous berlue pas avec quelques exemples.

La loi de loffre et de la demande

Nous commençons par la loi de l’offre et de la demande car il est essentiel de bien comprendre ce qu’elle raconte chaque fois que l’on veut comprendre quelque chose en économie. Le terme de « loi » est certainement excessif, puisqu’il existe de nombreux cas où elle ne fonctionne pas comme prévu par le modèle standard, mais nous restons tributaires de la terminologie existante.

Cette loi, se retrouve fréquemment dans les pages de San-Antonio, où elle est même désignée par Bérurier sous l’expression de « loi de Joffre et de l’Allemande » (Alice au pays des merguez). Par exemple, dans Larchipel des Malotrus, il nous est rappelé que tout ce qui est rare est cher : « Le bonhomme en question fournit je ne sais quoi de rarissime (donc de coûteux) à la reine Kelbobaba ». Dans Bacchanale chez la mère Tatzi, San-A fait le lien entre le blocage des mines et la hausse des cours du minerai : « Les mines de nickel seront en rade et comme la Nouvelle-Calédonie produit dix pour cent du nickel mondial, les prix grimperont ». De façon similaire, on constate la même relation entre la destruction de chalutiers et l’envolée des cours du poisson : « La tempête est lancée. Bien partie. Y aura du chalutier en perdition demain et les cours de la morue vont grimper » (Les Con). Enfin, dans Ne soldez pas grand-mère, elle brosse encore, c’est la relation inverse qui est présentée : l’abondance d’une denrée en fait baisser le prix. En l’occurrence l’assassinat de trois malfrats qui se vident de leur sang sur le parquet d’une dénommée Cypria ferait baisser le prix du boudin : « Elle va avoir du boulot pour le « ravoir » [son parquet], avec la flaque de pourpre qui s’élargit, la Cypria : sept litres de raisiné multiplié par trois, le boudin risque d’être bon marché ! ».

Les finances publiques : déficit et dette

Précisons de quoi il est question. L’État, comme n’importe quel agent économique, a des recettes et des dépenses. La différence entre les deux donne le solde public. S’il est positif, on parle d’excédent. À l’inverse, un solde négatif est un déficit. On parle alors de déficit public qui, sauf mention contraire, fait référence à l’agrégation des comptes de l’État central (ministères), de la sécurité sociale (santé, vieillesse…) et des collectivités locales (communes, départements, régions…).

La France, depuis 1975, n’a plus connu aucun budget excédentaire. À part dans les années 1960, une décennie au cours de laquelle le budget a presque toujours été excédentaire, les années 1950 étaient déjà marquées par des déficits récurrents. Ce qui fait dire à San-A dans Deuil express, paru en 1954 : « Mon petit doigt, qui la ramène toujours dans certaines circonstances, me dit que j’ai fait une boulette grosse comme le déficit du budget, en enlevant cette petite peau ». Dans La rate au court-bouillon on lit : « Son étole de zibeline aurait suffi à couvrir le déficit du budget », ce qui semble inapproprié puisque ce livre est paru en 1965, année d’excédent public (à moins que par « déficit du budget » San-A ne fasse pas référence au budget de l’État, ce qui parait peu probable).

Côté recettes, l’État collecte des impôts, au premier rang desquels la TVA. Par contre, la taille comme la gabelle ont été supprimés depuis la chute de l’Ancien régime, ce qui n’empêche pas San-A de jouer avec les mots : « Ma main enserre sa taille et sa gabelle » (Si maman me voyait). Le premier était un impôt payé par le chef de famille, généralement proportionnel à ses biens, le terme de « taille » provenant d’un bâton que l’on taillait pour tenir la comptabilité. Le second était un impôt sur le sel, aliment qui faisait l’objet d’un monopole royal et qui était indispensable à la conservation des viandes avant l’invention du réfrigérateur. Une consommation minimale de sel a souvent été imposée à la population pour s’assurer de faire renter la gabelle dans les caisses. Les nobles et le clergé passaient entre les mailles de la plupart de ces impôts, ce qui fut une des raisons de la Révolution.

En plus des impôts, qui représentent les principales recettes, l’État perçoit des revenus sur son patrimoine (dividendes d’entreprises publiques), sur les jeux d’argent ou les amendes par exemple. Côté dépenses, le paiement du salaire des fonctionnaires est le principal poste. Parmi les différentes missions de l’État, l’éducation est celle qui représente le montant le plus élevé. Ce qui fait dire à San-A : « Chez les Béru, le département « beurre » grève davantage leur budget que celui de l’Éducation Nationale pour la France » (Jai essayé : on peut !).

Quant à la dette publique, elle doit être souscrite par des épargnants ce qui, traduit en langage courant, signifie que des gens doivent prêter des sous à l’État. Quand ce n’est pas le cas, que plus personne ne souhaite prêter à l’État car chacun doute de sa capacité à rembourser les sommes empruntées, la situation dégénère en défaut souverain. En clair, l’État fait faillite, comme cela s’est produit en Grèce en 2011-2012.

Pour s’endetter, l’État émet des obligations, c’est-à-dire des titres de dette. Les obligations publiques sont généralement désignées par leur petit nom : les bons du trésor. Il n’est fallait pas plus à San-Antonio pour se permettre un jeu de mots facile : « Je me dresse d’un bond (du trésor, qui en fait tant et tant, le pauvre) » (Vol au-dessus dun lit de cocu).

Les bons du trésor feraient des bonds ? Voilà qui semble étrange. À mon avis, San-A fait ici référence à la variation du prix des bons du trésor, qui fluctue sur un marché comme n’importe quel titre financier. En général, quand un titre financier quel qu’il soit fait des bonds, ce n’est pas bon signe. Les valeurs jugées sûres sont généralement stables, et ce sont celles qui sont incertaines qui fluctuent. San-A semble donc pointer l’incertitude entourant la dette publique française quand elle dit qu’elle fait des bonds. Pourtant, la citation extraite de Vol au-dessus dun lit de cocu date de 1978, une période où la dette publique était pratiquement à son plus bas historique. Notre cher commissaire se montre donc une fois de plus exagérément sarcastique envers la santé des finances publiques.

San-Antonio se montre une nouvelle fois grinçant envers la situation des finances publiques françaises dans Certaines laiment chauve quand il écrit : « On me prend pour un Français, quoi, à qui on est toujours obligé d’aider à gagner ses guerres et de renflouer ses caisses vides ».

Dans cette citation, il est probable que San-A fasse militairement référence à la Seconde guerre mondiale. Pour ce qui est de renflouer les caisses vides, il est moins évident de trouver la référence, car il ne me vient pas à l’esprit d’épisode où des pays étrangers sont venus à la rescousse des finances publiques. À mon avis, il fait plutôt référence au plan Marshall.

Alors, San-Antonio semble viser un peu à côté de la cible lorsqu’il dit que les Français attendent des étrangers (surtout américains) qu’ils renflouent nos caisses vides. Car ce n’est pas tant d’argent qu’il a été question après la guerre, que de la façon dont on reconstruisait notre économie. Et en parlant de politiques économiques, voyons ce que Bérurier pense de la question…

Les impôts

Ah, les impôts ! Éternel sujet de discussion, pour ne pas dire de contestation. Frédéric Dard ne fait pas exception à la règle et parle à plusieurs reprises de fiscalité dans ses livres, lui qui était parti mettre ses sous à l’abri en Suisse, quand le fisc français avait commencé à s’intéresser de trop près à ses droits d’auteur. Par exemple, Frédéric Dard écrit dans Les pensées de San-Antonio « C’est au moment de payer ses impôts qu’on s’aperçoit qu’on n’a pas les moyens de s’offrir l’argent que l’on gagne ». Dans Les Con, on trouve ce dialogue en forme de réflexion sur la richesse et la fiscalité :

« – De plus, sa fortune est colossale, assure Chemolle, songez qu’il a payé cette année plus d’un million de dollars d’impôts.

– Fichtre, lancé-je comme dans un livre de Maupassant. Curieux temps où la fortune ne se jauge pas à l’argent qu’on gagne, mais à celui qu’on rend ».

Puisque l’impôt est une des choses les moins populaires pour un gouvernement, San-Antonio nous fait part de ses réflexions pour rendre la fiscalité moins visible. Selon lui, le gouvernement serait avisé d’utiliser les évènements sportifs comme le Tour de France qui accaparent l’attention du public pour alourdir l’impôt : « C’est la grande liesse populaire ; le grand moment de l’année où le gouvernement peut voter des impôts nouveaux sans craindre les réactions des contribuables » (Vas-y, Béru !).

Les impôts, s’ils permettent d’équilibrer le budget et de financer les services publics, peuvent également devenir un outil de politique économique. Bérurier nous donne par exemple une petite leçon de politique budgétaire au cours d’une campagne électorale : « Je vais vous causer maintenant des commerçants. Pour eux, c’est bien simple : plus d’impôts ! Le gouvernement nous chambre avec la baisse des prix, et c’est lui qui augmente les impôts, faudrait savoir ! Si je supprime l’impôt, les prix baissent, c’est recta ! et si les prix baissent, le commerce marche mieux. Donc on se farcit une époque d’abondance vite fait sur le gaz ! » (Votez Bérurier).

Creuser le déficit à court terme peut, dans certains cas, permettre de le réduire à moyen terme. C’est particulièrement vrai en temps de crise, car si la crise se prolonge, les finances publiques seront durablement impactées. À l’inverse, si une relance budgétaire permet de relancer durablement la croissance, les finances publiques s’amélioreront. San-A tourne autour d’une idée similaire quand il dit : « Comme disait un gars de la S.N.C.F. qui était très économe, et par conséquent pas riche du tout » (Zéro pour la question). L’idée est que dépenser, par exemple pour investir ou se tirer d’une mauvaise passe, peut s’avérer être le meilleur moyen pour augmenter ses ressources dans le futur. Ceci peut être vrai aussi bien pour un individu que pour un État.

La finance

Parmi tous les sujets touchant de près ou de loin à l’économie, celui auquel San-Antonio fait le plus souvent référence est incontestablement la finance. Le monde de la finance n’a pas vraiment bonne presse, en France comme à l’étranger. En fait, elle n’a jamais été très populaire, et la crise dite des « subprimes » de 2008-2009, qui a résulté d’un excès de prêts bancaires, n’a rien arrangé.

Cette défiance vis-à-vis de la finance, San-A s’en fait l’écho à plusieurs reprises. Par exemple dans En peignant la girafe : « Nous autres, gens de cirque, on gagne du pognon, mais on n’a pas confiance dans les banques, vous le savez ». Cette maigre confiance dans les banques, parce qu’elles peuvent être amenées à faire faillite, ou parce que les banquiers peuvent se soucier plus de leurs intérêts que de ceux de leurs clients, on la retrouve dans Le standing : « Le père est dans les banques, mais honnête néanmoins ».

L’histoire est remplie de vénérables institutions qui, attirées par l’appât du gain, ont pris des risques inconsidérés et se sont retrouvées la tête sous l’eau. On peut penser à Lehman Brothers, dont la faillite retentissante le 15 septembre 2008 a marqué l’apogée de la crise des subprimes. Ou encore la Lloyd’s, célèbre assureur britannique depuis le XVIIe siècle, qui s’est retrouvé au bord du gouffre dans les années 1990 pour s’être trop longtemps crue invincible. En 1960, dans Du sirop pour les guêpes, San-A vantait les mérites du légendaire assureur : « Les pectoraux en bandoulière, la démarche assurée par la Lloyd, je marche sur le sable brûlant dont les paillettes scintillent ».

Dans une société, il existe des gens qui ont des sous mais pas de projet, et d’autres qui ont des projets mais pas de sous. La logique veut donc que, par un moyen ou un autre, les sous de ceux qui ne savent pas comment les utiliser financent les projets des entrepreneurs désargentés. Et bien la finance, ça sert à ça, ni plus ni moins. C’est un ensemble d’institutions, de techniques et de contrats qui permettent de faire transiter des fonds d’un agent économique (particulier, entreprise, État…) à un autre. Ce transfert de fonds se fait principalement par deux canaux : la dette, et l’investissement en capitaux propres, c’est-à-dire en actions. Dans Valsez, pouffiasses !, San-A nous présente (par l’intermédiaire de Bérurier) les deux principaux canaux de financement dont dispose une entreprise :

« – J’ai mis mes éconocroques en cale sèche, av’c ces transfos, grand. J’veuille bien qu’y faut s’mer pour récolter, s’lement j’peux pas m’endetter d’trop. J’ai essayé d’en causer à ma banque, c’matin, mais y veulent pas s’mouiller, ces veaux, sous prétesque s’lon eux, qu’ça frise la prostitution, mon institu ! D’nos jours, pas étonnant si les affaires péclotent. Les financiers entravent rien à rien. »

– Et Pinuche ? suggéré-je. Il ne peut pas t’aider ?

Le mammouth reste sans voix.

– T’sais qu’j’y avais pas pensé ! J’arrive pas à m’faire à ‘idée qu’il est riche comme Mathusalem, César. Tu parles qu’il s’ra partant ! J’l’nommerai administrateur et y frim’ra comme une boissée d’morbacs ! ».

Dans cet extrait, Béru veut créer un institut d’éducation sexuelle. Il investit ses propres économies mais, comme ça ne suffit pas, va voir sa banque. Mais celle-ci est frileuse, jugeant que l’activité de l’entreprise risque d’être apparentée à de la prostitution, donc que des problèmes juridiques la conduisent à la faillite. Puisque la banque est réticente, San-Antonio propose à Bérurier de faire appel à l’épargne de leur riche ami Pinuche. Celui-ci pourrait investir dans l’entreprise, non pas en lui prêtant de l’argent mais en y prenant des parts, c’est-à-dire en achetant des actions (d’où le fait que Pinuche soit nommé administrateur). L’appel à l’épargne des copains lorsqu’on a un projet entrepreneurial est très courant, il a même un nom très amerloque comme tout ce qui a trait à la finance : le « love money ».

Mais les banquiers sont aussi réputés pour ne prêter qu’à ceux qui ont déjà des finances solides, c’est-à-dire les riches. San-A l’a bien compris : « On ne prêt qu’aux riches, hélas. C’est en tout cas plus prudent ». Bérurier, s’il a bien connaissance de l’adage n’hésite pas à le remettre en cause : « On n’prêt’ qu’aux riches et on a tort. Si on prêt’rait un peu aux pauvres, on aurait des surprises » (Si queue d’âne m’était conté, la vie sexuelle de Bérurier).

Cet extrait, datant de 1976, a des accents prémonitoires. En effet, en 1983, Muhammad Yunus crée au Bangladesh la Grameen Bank (« banque des villages » en français), une initiative qui lui vaudra le prix Nobel de la paix en 2006. Cette banque a une particularité : elle prête de petites sommes aux pauvres, ce qu’on appelle le micro-crédit. Et, comme le prévoyait Bérurier, la surprise du micro-crédit a été de constater des taux de remboursement étonnamment élevés (les chiffres entourant le micro-crédit font l’objet d’un débat que je laisse de côté).

Le chômage

Le principal problème du chômage, bien entendu, est que les personnes concernées subissent une baisse de revenu, surtout lorsqu’ils arrivent en fin de droits. San-A s’en fait régulièrement l’écho. Par exemple dans Tout le plaisir est pour moi : « Un sourire mince comme les revenus d’un chômeur », ou dans Lâche-le, il tiendra tout seul : « Tu peux témoigner qu’l’braque à Béru, c’est pas un chômeur en fin d’droits. L’en a visité des craquettes, Messire Monpaf ! ». De plus, les chômeurs perdent les contacts sociaux et la place dans la société que confère le travail, ajoutant des problèmes psychologiques aux soucis financiers. En France, le nombre de chômeurs a sensiblement augmenté dans les années 1980, et connait depuis des hauts et des bas. En 1985, Bérurier blaguait dans Dégustez, gourmandes :

« –       V’savez-t-il pourquoi tous les coiffeurs belges viennent de débarquer en France ?

Un temps, il [Béru] parcourt l’assistance de son regard radieux, couleur de rubis.

– C’est parce qu’ils ont appris que la France va bientôt friser les trois millions de chômeurs ! ».

Bon, Béru se montre un peu pessimiste, car selon les données de l’Insee, il n’y avait « que » deux millions de chômeurs en France en 1985. Peut-être qu’il fait référence à des données de Pôle emploi, dont on a vu qu’elles pouvaient différer de la définition retenue par l’Insee ?

Très bien, mais alors, comment faire baisser le chômage ? Vaste question, à laquelle il est difficile de répondre, mais on peut néanmoins déceler quelques fausses solutions. Par exemple, un bouc-émissaire éternel est l’étranger. Or, il est bien difficile de trouver des pays présentant un lien entre immigration et taux de chômage. San-Antonio fait plusieurs références à l’immigration sur le marché du travail. Pas forcément pour faire le lien avec le chômage, mais plutôt pour signifier que, quand une activité nécessite beaucoup de main d’œuvre, les travailleurs locaux peuvent ne pas suffire : « J’ai une culture tellement vaste que j’envisage de faire appel à la main d’œuvre étrangère pour la récolte » (Béru contre San-Antonio), ou encore dans Ça baigne dans le béton : « En le voyant, je me suis rappelé l’histoire de ce gynécologue qui avait fait fortune sur le tard parce qu’il avait contracté la maladie de Parkinson. Il sucrait violement, au point qu’il devait engager de la main-d’œuvre étrangère pour aller faire pipi, pour pas que sa miction dégénère ».

 

Mots-clés : San-Antonio – Frédéric Dard – Économie


[1] https://variances.eu/?p=6794

[2] https://variances.eu/?p=7963

Sylvain Bersinger