L’étude historique des cycles économiques constitue un sujet de recherche de longue date et être à même de les dater permet d’éclairer l’analyse économique dans de multiples dimensions[1]. En macroéconomie, une telle chronologie ou datation est ainsi utile pour déchiffrer et anticiper les fluctuations économiques au travers du cycle. Elle constitue aussi un outil fondamental pour les conjoncturistes dans l’étude et la classification des indicateurs économiques (avancés, retardés, coïncidents) par rapport au cycle de référence. Au niveau international, disposer d’une telle datation rend possibles les comparaisons cycliques mondiales et l’étude de la synchronisation des cycles entre pays. Les travaux sur les relations entre cycles de l’économie réelle et cycles financiers pourront également bénéficier de l’existence d’une datation pour comparer les deux types de cycles. Disposer d’une chronologie de référence des points de retournement du cycle économique est ainsi très précieux dans un contexte académique, mais également dans le cadre des outils d’aide à la mise en place des politiques économiques.

De quelles datations de référence dispose-t-on ?

Les États-Unis ont été les premiers à proposer, dès 1978, une chronologie officielle des points de retournement du cycle des affaires en mettant sur pied au National Bureau of Economic Research (NBER) un comité de datation[2], composé actuellement de huit économistes, dont le rôle consiste à déterminer les dates d’entrée et de sortie des récessions américaines. Cette chronologie des récessions, établie par le comité de datation du NBER depuis 1854, fait autorité parmi les économistes et sert de référence à de nombreuses analyses empiriques. En Europe, le Center for Economic and Policy Research (CEPR) s’est inspiré de l’expérience américaine et a créé en 2003 un comité de datation[3], composé actuellement de cinq économistes, afin de proposer une chronologie des points de retournement du cycle des affaires pour la zone euro. D’autres pays tels que le Brésil, l’Espagne ou le Canada, ont également mis en place des comités de datation, mais leur audience reste relativement limitée auprès du grand public.

S’agissant de la France, plusieurs travaux académiques avaient été menés autour du cycle de l’économie française[4], mais il n’existait pas de datation de référence qui puisse être utilisée par l’ensemble des économistes. Dans ce contexte, le Comité de Datation des Cycles de l’Economie Française (CDCEF)[5] s’est créé en 2020 au sein de l’Association Française de Science Economique (AFSE). Composé de neuf économistes de différents horizons[6], le CDCEF a travaillé pendant plusieurs mois pour élaborer une datation trimestrielle de référence des périodes de récession et d’expansion de l’économie française. L’objectif de ce travail est d’identifier les points de retournement du cycle des affaires économiques (business cycle ou encore cycle classique) pour l’économie française et d’établir ainsi une chronologie historique qui fasse référence dans le milieu des économistes. Dans le livre que nous avons co-édité et intitulé « Les cycles économiques – Une analyse empirique », publié récemment aux éditions Economica, nous présentons les travaux menés au sein de ce comité.

Quelle définition retenir pour le cycle économique ?

Pour démarrer, il s’agit de se mettre d’accord sur ce que l’on entend par « cycle économique ». La définition du cycle adoptée par le CDCEF correspond à celle utilisée par le NBER pour les États-Unis et par le CEPR pour la zone euro dans son ensemble. Le cycle se définit comme étant la succession de phases de hausse du niveau d’activité, c’est-à-dire de croissance économique positive (expansions), et de phases de baisse de ce même niveau, c’est-à-dire de croissance négative (récessions). Ces différentes périodes sont délimitées par des pics (plus haut niveau d’activité) et des creux (plus bas niveau d’activité), correspondant aux points de retournement du cycle (voir graphique 1). D’autres types de cycles économiques sont quelques fois considérés dans la littérature économique, tel que l’écart de croissance (output gap). Nous y faisons référence dans le chapitre 3 du livre.

Graphique 1. Schéma du cycle économique sur le niveau du PIB

 

Comment identifier et dater les récessions ?

Dater les phases du cycle économique n’est pas une tâche aisée, la raison principale étant que les cycles sont par nature non observables. Il faut donc les estimer à l’aide de différentes approches statistiques et économétriques.

Une caractérisation simple des récessions, souvent utilisée par la presse et le grand public, consiste à identifier une récession dès que le taux de croissance du PIB affiche deux trimestres consécutifs de baisse. Cette règle dite « des deux trimestres » ne suffit toutefois pas à caractériser complètement une récession. Tout d’abord, sur les chronologies existantes pour d’autres pays, il arrive que cette règle ne coïncide pas avec les datations officielles. Par exemple, la récession américaine de 2001, liée à l’éclatement de la bulle internet, ne serait pas identifiée aujourd’hui par la « règle des deux trimestres ». Par ailleurs, si cette règle peut être utile pour dater le début des récessions économiques, elle ne permet pas d’en identifier la fin. Plus généralement, cette règle ne se focalise que sur une seule caractéristique de l’entrée en récession et néglige d’autres propriétés importantes des cycles.

En particulier, Burns et Mitchell (1946)[7] caractérisent une récession économique comme étant « un déclin significatif de l’activité économique dans les différentes branches d’une durée supérieure à quelques mois. Cette baisse significative devrait normalement être présente dans le PIB, l’emploi, la production industrielle, les ventes des secteurs manufacturier et du commerce ». Trois caractéristiques sont ici essentielles : la durée, l’amplitude et la diffusion au sein de l’économie. Il s’agit de la règle dite « DAD » (durée, amplitude et diffusion). La durée indique qu’une récession doit se prolonger sur plusieurs mois. Une durée minimale de six mois est en général considérée dans la littérature, d’où la « règle des deux trimestres ». Mais cette condition doit être associée aux deux autres, à savoir l’amplitude et la diffusion au sein de l’économie. L’amplitude renvoie au fait qu’une période de deux trimestres avec un taux de croissance du PIB très légèrement négatif ne serait pas nécessairement considérée comme une récession. A l’opposé, un évènement qui ne durerait que trois mois mais avec une très forte amplitude, entraînant des conséquences macroéconomiques importantes, pourrait être admis comme une récession. Cela a par exemple été le cas lors de la récession liée à la pandémie de Covid-19. Le critère de diffusion renvoie à l’idée qu’une récession doit être largement diffusée au sein des différentes composantes de l’économie. C’est pour cela que l’analyse du seul PIB n’est pas suffisante pour évaluer l’occurrence des récessions. D’autres variables telles que l’emploi, la production industrielle ou l’investissement des entreprises doivent être intégrées dans le processus d’analyse. Au total, c’est la combinaison des critères de la « règle DAD » qui permet au CDCEF d’estimer les dates des phases de récession.

Plus précisément, la méthodologie retenue par le CDCEF repose sur deux piliers. Le premier est quantitatif et consiste à mesurer le cycle économique à l’aide de différentes méthodes économétriques, à partir desquelles est obtenue une liste de dates possibles des récessions de l’économie française. Les variables considérées pour mener à bien cette première étape sont le PIB, l’emploi, les heures travaillées, l’investissement des entreprises, la production industrielle et le taux d’utilisation des capacités de production. Un large ensemble de variables a été considéré mais in fine seules ces six variables ont été retenues. Les modèles économétriques estimés sont des modèles dits non-linéaires car ils permettent d’intégrer, au sein d’une même spécification, deux régimes de croissance distincts : un régime de croissance négative correspondant aux périodes de récession et un régime de croissance positive correspondant aux périodes d’expansion. Il est possible d’envisager plus de deux régimes, tels que : croissance négative, croissance positive faible et croissance positive forte. Les régimes sont identifiés en supposant l’existence d’une chaîne de Markov à plusieurs états sous-jacente ou alors l’existence d’un seuil quantitatif qui détermine la classification des régimes (voir le chapitre 6 de notre ouvrage). Le deuxième pilier est qualitatif et repose sur une approche narrative basée sur l’avis des experts composant le CDCEF (économistes, conjoncturistes, économètres, historiens). Ce filtre dit du « dire d’experts » est essentiel dans ce type d’exercice car, si les méthodes quantitatives constituent une aide précieuse à la décision qui sera in fine prise par le Comité, leurs résultats ne peuvent pas pour autant être pris directement en compte sans analyse économique qualitative. L’approche narrative permet ainsi de valider, au regard de la situation économique prévalant lors des épisodes considérés, les périodes identifiées comme des récessions possibles par l’analyse économétrique précédente, sans nécessairement chercher à modifier les dates des pics et des creux.

Cinq récessions depuis le début des années 1970

A l’issue de l’application de cette méthodologie, cinq épisodes ont été identifiés comme des périodes de récession en France depuis 1970 : les chocs pétroliers de 1974-75 et 1980, le cycle d’investissement de 1992-93, la grande récession de 2008-09 engendrée par la crise financière et le choc sanitaire lié à la pandémie de Covid-19. Ces périodes sont représentées par les bandes grisées dans le graphique 2 et les dates exactes des points de retournement du cycle caractérisant ces récessions sont synthétisées dans le tableau 1 ci-dessous. Dans le chapitre 7 de notre livre, nous décrivons chacune des récessions et leurs spécificités. De manière intéressante, le filtre du dire d’experts a éliminé deux périodes qui auraient pu être classées comme récessions par l’analyse économétrique. Ainsi, la période 2002-03, liée à l’explosion de la bulle Internet et aux politiques de désinflation compétitive, et la période 2012-13, correspondant à la crise de la zone euro et aux politiques d’austérité qui ont suivi, ont été classées comme de simples ralentissements ou périodes de faible croissance.

Graphique 2. PIB et cycle économique de la France

Note : les bandes grisées correspondent aux périodes de récession estimées par le CDCEF. Le PIB est exprimé en milliards d’euros constants

(PIB trimestriel en volume aux prix de l’année précédente chaînés). Source des données : Insee.

 

Le CDCEF continue de suivre en temps réel l’évolution des cycles de l’économie française et se réunit de manière périodique pour évaluer les risques d’une possible récession. Les futures publications du Comité seront mises en ligne sur le site de l’AFSE.

Parmi les prochains travaux envisagés par le Comité, figure le développement d’une datation mensuelle plutôt que trimestrielle. Pour cela, nous disposons de plusieurs variables de production, d’emploi, de ventes et d’enquêtes d’opinion qui pourraient être mobilisées.

Tableau 1. Dates des récessions de l’économie française proposées par le CDCEF

Note :
La date t du pic correspond au trimestre de la fin de la période d’expansion (i.e. la récession commence en t+1).
La date t du creux correspond à la fin de la période de récession (i.e. l’expansion commence en t+1).
* Par convention, les dates de la dernière récession sont considérées comme provisoires.

 

Mots-clés : Cycle – NBER – Datation – AFSE – Économie française


[1] Voir Ferrara, L. et Mignon, V. (2021), « À partir de quand pourra-t-on dire que la récession est derrière nous ? », The Conversation, 22/06/2021. La présente contribution se base en partie sur cet article.

[2] https://www.nber.org/research/business-cycle-dating

[3] https://eabcn.org/dbc/home

[4] Une revue de la littérature est fournie dans le chapitre 5 de notre ouvrage Ferrara, L. et Mignon, V. (2024), Les cycles économiques – Une analyse empirique, Collection Corpus économie, Economica.

[5] https://www.afse.fr/fr/cycles-eco-500215

[6] https://www.afse.fr/fr/cycles-eco/membres-du-comite-500218

[7] Burns A.F. et Mitchell W. (1946), Measuring Business Cycles, NBER, Studies in Business Cycles, No. 2, Manufactured in the U.S.A. by H.Wolff, New York.

Laurent Ferrara & Valérie Mignon
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