On peut juger que les inégalités sociales sont modérées ou trop grandes, admettre ou ne pas admettre la misère des uns, s’accommoder ou déplorer la richesse des autres ; éventuellement, mais pas forcément, on qualifiera ces situations de justes ou dinjustes. Qu’en pensaient les économistes passés ? Pas tous évidemment : plutôt ceux du XIXe siècle et surtout des Français. Sinon, sur les inégalités, la fiscalité et la justice, on pourrait presque se contenter de citer l’Anglais John Stuart Mill (1806-1873). Mais les économistes français, notamment au XIXe siècle, avaient au moins cet avantage : leurs analyses étaient très simples et faciles à comprendre.

La propriété foncière est-elle juste ?

Les « physiocrates » étaient le nom d’un groupe d’économistes français du XVIIIe siècle. Selon eux, l’agriculture était la source de toutes les richesses. Les produits du sol, et eux seulement, vaudraient plus que le travail et les outils utilisés pour les obtenir, car un des facteurs de production, « la Nature », aurait été utilisé à titre gratuit. D’où un « produit net », sorte de surplus dont bénéficierait le propriétaire du sol, et lui seulement ; un peu comme le gain d’un commerçant si un des fournisseurs oubliait systématiquement de se faire payer. Les physiocrates démontrèrent que l’impôt le plus efficace ne devrait taxer que le produit net. En pratique, cet impôt viserait les propriétaires du sol, c’est-à-dire la noblesse, la classe précisément épargnée par le fisc pendant l’Ancien régime. Turgot, sorte de super Premier ministre, expliqua tout cela à Louis XVI et le roi fut effectivement convaincu. Des édits furent rédigés, plusieurs réformes étaient prêtes, les nobles allaient être bientôt mis à contribution. Mais ils menèrent une habile campagne pour défendre leurs intérêts, et Turgot fut limogé en 1776.

Au XIXe siècle, l’idée d’une contribution gratuite de la Nature est abandonnée par les économistes, mais remplacée par l’analyse voisine de l’Anglais David Ricardo. En raison de la diversité des rendements et des lois de la concurrence, les produits agricoles vaudraient davantage que la valeur nécessaire à leur production ; la différence s’appelait « la rente ». Les propriétaires qui en bénéficiaient ne pouvaient pas la justifier par leur travail ou par leur ingéniosité. La rente serait donc un revenu injuste ; la propriété privée de la terre serait elle-même injuste, et d’éminents économistes anglais envisageaient sa nationalisation. Les économistes français ne concluaient pas aussi radicalement car, depuis la Révolution, la terre semblait ici appartenir à une multitude de petits et vaillants propriétaires exploitants ; les exproprier serait donc trop inefficace et pas assez juste. Néanmoins, Léon Walras, illustre économiste, et socialiste à sa manière, proposa, dans les années 1860, une réforme de l’impôt qui rappelait celle des physiocrates. Selon lui, non seulement la rente du sol ne récompenserait aucun travail particulier mais, en plus, elle s’accroîtrait mécaniquement avec la croissance générale de la population et des richesses[1]. L’État devrait donc nationaliser toute la propriété foncière, agricole et autre, après indemnité évidemment ; l’accaparement de la rente lui permettra d’abolir tous les impôts existants.

Le Français Maurice Allais imagina dans les années 1970 une réforme de l’impôt aussi radicale que celles des physiocrates et de Walras. Selon Allais, il serait injuste que des incapables ou des oisifs possèdent des richesses et des entreprises alors que des hommes plus capables pourraient en faire un meilleur usage. Il faudrait donc instaurer un impôt général sur le capital, de taux modéré mais suffisamment élevé pour inciter les patrons incapables à vendre leurs entreprises et les rentiers à mieux gérer leur fortune. Et cela suffirait à remplacer tous les autres impôts. Maurice Allais proposa une solution simple pour vérifier la sincérité des déclarations de patrimoine. Toutes ces déclarations seraient rendues publiques par le fisc. Si vous pensez que le patrimoine de votre voisin est sous-estimé, vous pouvez proposer de le lui racheter, moyennant une surcote d’environ 25%. Le voisin serait alors obligé d’accepter votre proposition, ce qui devrait le dissuader de trop sous-estimer la valeur de son patrimoine. On économiserait au passage toutes les vérifications et les abus de l’administration fiscale. Ce projet ne réussit pas à convaincre grand monde. Allais fut récompensé par les jurés Nobel en 1988, mais pour d’autres raisons[2].

La fiscalité est-elle juste ?

Une partie des analyses des économistes consistait traditionnellement à démontrer la nocivité et l’injustice des impôts indirects, comme les taxes sur le tabac ou l’alcool. En particulier, parce que ces taxes auraient des répercussions en cascade, imprévisibles et parfois dommageables, sur la consommation d’abord, puis sur la production, et donc sur les salaires et l’emploi, éventuellement sur le commerce extérieur, etc. Les économistes préféraient des impôts personnels et directs, aux effets plus prévisibles et dont ils pouvaient analyser l’équité. L’ingénieur français Jules Dupuit, au milieu du XIXe siècle, privilégiait pourtant l’utile au juste : celui qui achète du tabac, malgré la lourde taxe spécifique, le ferait librement, et parce que son plaisir excéderait le prix qu’il paye. Il sortirait donc gagnant de son achat, et l’État également : pourquoi s’en plaindre ?

Quant aux impôts directs, il s’agissait de savoir comment les qualifier de justes. Quand l’État paye des savants, des instituteurs ou des généraux, chaque citoyen en profite de la même façon ; chacun devrait donc, en principe, payer la même chose pour financer ces dépenses publiques. Mais quand l’État paye des policiers pour sécuriser nos biens, chacun n’en profite pas pareillement. L’État jouerait ici le rôle d’une compagnie d’assurance. « Or, toute prime d’assurance doit être exactement proportionnée à l’étendue et à la probabilité du risque », selon l’économiste Girardin en 1852. Il serait donc juste que chacun paye proportionnellement à la valeur des biens ainsi assurés, En généralisant le propos, on conclut qu’un impôt juste serait un impôt proportionnel, selon ce principe simple : il est juste que chacun paye selon les avantages qu’on lui fournit.

Par ailleurs, chacun admettait qu’un impôt juste devait impliquer des sacrifices égaux aux contribuables. Or, payer 100 euros est moins pénible pour un riche que pour un pauvre. Pour préciser cette idée, admettons que l’utilité soit proportionnelle au logarithme du patrimoine, comme Bernoulli le supposait en 1738. Soit donc U=ln(R) l’utilité d’un individu en fonction de sa richesse, en négligeant quelques constantes sans importance. Le sacrifice d’un individu à la suite d’un impôt I vaut alors dU = dR/R = I/R. L’actuaire polytechnicien Gustave Fauveau en déduisit, dans les années 1860, que des sacrifices égaux impliquent, du moins avec ces hypothèses, des impôts proportionnels au patrimoine.

Mais les libéraux du XIXe siècle raisonnaient autrement pour récuser la progressivité de l’impôt. Car cette idée serait par nature contraire aux principes d’une société de liberté. En effet, un impôt progressif serait imprévisible, discriminatoire et arbitraire : comment justifier rationnellement de prendre 10% de son revenu à l’un et 20% à l’autre (pas 19%, ni 21%) ? Et à partir de quels seuils ? Et qui le déciderait ? Seul un impôt proportionnel serait neutre, non arbitraire, non discriminatoire.

Les marchés sont-ils justes ?

Les économistes furent, dans l’Ancien Régime, des propagandistes d’une économie de marché, parce qu’ils l’associaient à une société de liberté. Au XIXe siècle, l’économie de marché s’imposa effectivement, mais elle apparaissait moins admirable et moins juste qu’on ne l’avait espéré. Les socialistes comme Marx jugeaient même que les propriétaires des moyens de production volaient aux ouvriers une partie des richesses qu’ils avaient créées ; la société capitaliste serait donc injuste par nature. Les économistes réfutaient évidemment cette analyse, mais la misère ouvrière les rendait perplexes. Cette misère résulterait, au moins en partie, de comportements individuels fautifs, comme l’abus d’alcool ou l’excessive fécondité des unions. La misère ne serait donc pas totalement injuste, et on pouvait compter la vaincre grâce à l’éducation. Inversement, le Français Dunoyer, en 1842, ne croyait pas que la misère puisse être vaincue ; elle serait même le prix à payer pour vivre dans une société de liberté :

« Dans la meilleure organisation sociale, la misère, comme l’inégalité, est, dans un certain degré, chose inévitable, et que, comme elle aussi, elle est un élément du progrès social. Vous dites qu’elle est incompatible avec la civilisation ? Je dis qu’elle en est inséparable (…) Il est bon qu’il y ait dans la société des lieux inférieurs où soient exposées à tomber les familles qui se conduisent mal, et d’où elles ne puissent se relever qu’à force de se bien conduire. La misère est ce redoutable enfer. »

Sans aller jusqu’à vanter la misère comme incitation à bien agir, les libéraux sont embarrassés quand ils considèrent des cas individuels où la vertu, la malchance et la misère se trouvent manifestement réunies. Comment juger, par exemple, telle jeune femme très malade, vertueuse et naïve, mère attentionnée et victime d’un époux alcoolique, égoïste et paresseux ? Les économistes, comme l’Église d’ailleurs, mais avec d’autres raisons, ne qualifiaient pas dinjuste la situation de cette malheureuse. Car, alors, il faudrait en trouver les coupables et leur réclamer une juste indemnisation ; à défaut, il faudrait solliciter l’État pour intervenir.

Avant les années 1870, le salaire d’un ouvrier était, selon les économistes, ce qui lui permettait de ne pas mourir. La théorie de la « productivité marginale du travail », interprétée en particulier par l’Américain John Bates Clark, changea considérablement la déprimante analyse précédente. Chacun, désormais, recevait comme salaire la quote-part exacte de son apport à la richesse nationale : comment faire plus juste ? D’une façon générale, l’élaboration de l’idéal-type d’une économie de marché permit de mieux s’interroger sur ses fondements. Walras pensait ainsi que son « économie pure de la concurrence », serait forcément juste : les capitalistes ne recevraient pas davantage que l’intérêt de leurs placements, les rentiers auraient disparu, les travailleurs recevraient la récompense de leurs efforts et de leurs talents. Rémunérer les efforts serait évidemment juste, mais quid des talents ? Selon Walras, ils seraient la propriété d’un individu, ils constitueraient des droits naturels qu’il serait donc juste de rémunérer comme tels. Contre cette appréciation, le walrasien Charles Rist objecta en 1907 que la répartition des talents ne devait rien au mérite des individus ; elle serait donc injuste et il faudrait intervenir pour établir ce que nous appelons « l’égalité des chances ». Par ailleurs, Rist admettait que, dans une économie stationnaire, chacun exercerait l’activité dont la productivité marginale serait la plus grande, et son salaire serait alors juste. Mais, dans une économie dynamique, le hasard interviendrait et on ne pouvait pas considérer ses effets comme justes. On pouvait perdre son emploi parce que les habitudes des consommateurs avaient changé, ou que des procédés techniques avaient changé, sans en être individuellement responsable.

Autre critique, plus théorique. Les caractéristiques de l’équilibre général walrasien, salaires, prix et quantités, varient avec la répartition initiale des ressources individuelles, avec donc les inégalités sociales. Donc, ces inégalités ne résultent pas seulement de la mécanique aveugle des marchés, elles sont en partie exogènes et peuvent être mises en cause. Le sociologue Landry et l’économiste Aftalion aboutissaient à un principe qui anticipait celui du philosophe John Rawls, mais sans le développer :

« La propriété privée peut se défendre, même au point de vue de la justice, si elle est, dans la mesure où elle est, indispensable au plus grand bien-être des classes laborieuses » (Aftalion, 1923).

Le solidarisme

Le « solidarisme » désigne une doctrine politique de la fin du XIXe siècle, illustrée en France par des économistes comme Charles Gide, des juristes, des sociologues et des philosophes ; et Léon Bourgeois en fit la doctrine politique du parti radical. On peut résumer l’essentiel assez simplement.

Chaque membre d’une génération doit en partie sa situation à son travail et, pour une autre partie, au travail de la génération précédente. La terre ne produit tant que parce que d’autres l’avaient mise en valeur avant nous; le travail ne produit tant que parce que d’autres avaient inventé certaines techniques ou construit certaines voies de communication, etc. Donc, nous sommes redevables à nos prédécesseurs, nous en avons hérité, nous avons une sorte de dette à leur égard. Cette dette est collective par nature. L’héritage que nous avons reçu est comparable à un immeuble donné en indivision aux héritiers ; nul ne peut prétendre a priori avoir droit à une plus grande part que celle d’un autre. Pourtant, tout se passe comme si nos prédécesseurs avaient donné beaucoup plus aux uns qu’aux autres et cela explique une partie des inégalités sociales. Donc, il serait juste que ceux qui ont beaucoup reçu rendent beaucoup aux autres. Il s’agirait d’une restitution, sans solliciter la générosité des riches, et sans les accuser d’avoir bâti leur fortune sur le dos des pauvres.

Le solidarisme s’oppose à l’individualisme, mais aussi au socialisme, puisque la richesse des uns ne viendrait pas de l’exploitation des autres. En pratique, le solidarisme justifie des mécanismes d’assurances sociales à l’allemande, contre la maladie, la vieillesse, les accidents du travail ; les ouvriers ne financeraient qu’une part de leur contribution, les patrons financeraient une deuxième part et l’État donnerait le reste. Par ailleurs, Léon Bourgeois, pour le parti radical, justifie par sa doctrine la progressivité de l’impôt sur le revenu ; il ne s’agirait plus seulement de financer des dépenses publiques, mais aussi de rendre plus justes les conditions sociales. Les possédants sont avertis : « vous croyez faire la charité, détrompez-vous, vous payez seulement votre dette ».

Les économistes libéraux récusaient l’idée d’un tel droit à l’assistance. Il finirait, en pratique, par justifier l’intervention de l’État avec l’arbitraire et les effets pervers qui allaient avec. Mieux encore, ceux qui possédaient beaucoup auraient généralement beaucoup travaillé ; leur travail apporterait beaucoup à leurs contemporains et ils laisseraient davantage à leurs successeurs que ce qu’ils avaient eux-mêmes reçu en héritage. Leroy-Beaulieu mentionnait ainsi Hugo, Pasteur et Wagner avant de s’interroger :

« Comment peut-on soutenir que les individus d’élite aient une dette plus considérable vis-à-vis de la société que celle-ci n’en a vis-à-vis d’eux ? (…) La société doit infiniment plus aux individus d’élite que ceux-ci ne lui sont redevables ».

Un autre académicien, l’ingénieur Cheysson, admettait « la solidarité des intérêts », mais débarrassée des notions de juste et d’injuste. Il rappelait l’exemple classique de la diffusion des maladies :

« Le taudis ne menace pas seulement la santé et la moralité individuelle de ceux qui l’habitent : la santé publique, celle des riches comme celle des pauvres, subit des assauts meurtriers par l’invasion des germes que les bouges répandent dans l’atmosphère et qui s’en vont, chassés par le vent, apporter jusque dans les somptueux hôtels des quartiers opulents la contagion de la fièvre typhoïde et de la tuberculose »[3].

Au milieu du XIXe siècle, le Suisse Antoine Cherbuliez encourageait de même « la bienfaisance » pour éviter des foyers de contestation et de délinquance :

« Il vaut mieux pour la société empêcher les mauvais sentiments de naître et les comprimer avant qu’ils fassent explosion, que d’avoir à les réprimer quand une fois ils se manifestent, et à punir les actes criminels qui en résultent ».

Cherbuliez était utilitariste, il ne croyait pas à une justice immanente.

 

Mots-clés : Injuste – Inégalités – Solidarité – Libéralisme


Références

François Etner et Claire Silvant, Histoire de la pensée économique en France depuis 1789, Economica, 2017.

Jean-Pierre Potier, Léon Walras, économiste et socialiste libéral, Classiques Garnier, 2019.


[1] Un peu comme si je revendais mon appartement parisien deux fois plus cher que je ne l’avais acheté ; d’où l’idée, toujours actuelle, de taxer la rente correspondante.

[2] Un Impôt Sur la Fortune fut inventé par le gouvernement socialiste en 1982, très populaire parce qu’il ne concernait que très peu d’électeurs ; il ne devait évidemment rien aux analyses de Maurice Allais.

[3] Le même raisonnement est aujourd’hui utilisé pour justifier l’Aide Médicale de l’État.

François Etner