Les institutions, déterminantes pour la prospérité : une idée ancienne
L’idée selon laquelle la prospérité dépend des institutions économiques remonte à Adam Smith et John Stuart Mill. Ce thème a été aussi très présent dans les travaux des années 1970 et 1980, et en particulier dans ceux du lauréat en économie 1993 Douglass North. Ce dernier avançant ainsi une vision large des institutions : les « règles du jeu dans une société, qui structurent les incitations aux échanges humains, qu’ils soient politiques, sociaux ou économique » (North, 1990, p. 3). De même, une littérature abondante s’était aussi intéressée aux causes des différences de prospérité à long terme entre pays, mettant l’accent sur d’autres facteurs fondamentaux tels la géographie, le climat, ou encore l’importance de la religion ou de la culture. Dans la liste d’exemples classiques, on retrouve ainsi le récit historique d’Engerman et Sokoloff (1997) sur le rôle des dotations en facteurs et la domination coloniale sur le développement économique des colonies américaines, les racines de la révolution industrielle dans la Réforme protestante (Weber 1930), ou encore l’explication de la pauvreté du sud de l’Italie au manque de confiance dans les membres de la société au-delà de la famille immédiate (Banfield (1958)).
Allant au-delà des facteurs explicatifs « immédiats » de la croissance tels que taux d’épargne, productivité ou capital humain, l’apport principal des lauréats 2024 est la mise en lumière du rôle central des institutions politiques sur la richesse des nations, en utilisant toute la palette des outils modernes de l’analyse économique. Leurs contributions sont multiples. Premièrement, Acemoglu, Johnson et Robinson ont fait des progrès significatifs dans le domaine méthodologiquement complexe et empiriquement difficile d’évaluer quantitativement l’importance des institutions pour la prospérité. Deuxièmement, leurs travaux théoriques ont également fait progresser de manière significative la compréhension des mécanismes sous-jacents à la persistance et au changement d’institutions politiques comme modes de régulation des relations de pouvoir au sein d’une société. Enfin, leur approche a été la source d’une nouvelle et abondante littérature sur les déterminants historiques de la qualité institutionnelle contemporaine, la productivité, l’innovation et la croissance.
Le rôle de la colonisation, un facteur clé
Établir une relation causale entre institutions et prospérité est évidemment une tâche difficile avec de nombreux défis. Même si la structure des institutions, à un moment et en un lieu donnés, est façonnée par des développements historiques complexes, elle reflète également des choix délibérés de la part de ceux qui veulent atteindre certains résultats économiques. En d’autres termes, les institutions sont endogènes. De plus, il n’existe pas de vision communément acceptée de la façon dont les institutions devraient être conceptualisés et, par conséquent, de la manière dont elles devraient être mesurées. Finalement, mesurer systématiquement leur évolution historique est encore plus difficile, compte tenu des limites des données.
Dans deux articles fondateurs, Acemoglu, Johnson et Robinson (2001, 2002) ont significativement amélioré l’étude de l’impact des institutions sur la prospérité en utilisant une approche basée sur la conception – quasi-expérimentale – de l’expérience historique du colonialisme européen comme « expérience naturelle. Leur point de départ est le fait que les institutions établies à l’époque coloniale, ont influencé les institutions observées aujourd’hui et que ceci peut permettre de comprendre l’impact des institutions sur le développement économique.
Plus précisément, ils regardent la nature des systèmes politiques et économiques que les colonisateurs ont introduits, ou ont choisi de conserver, à partir du XVIe siècle dans le monde colonisé. Ils avancent l’idée que ce type d’institutions dépend du nombre de colons européens établis dans la colonie. Lorsque l’environnement a été plus hostile, soit du fait d’une population indigène plus dense et résistante à l’envahisseur, soit du fait de la prévalence de maladies mortelles et dangereuses, les colonisateurs ont été de fait moins nombreux. Ils ont alors mis en place des institutions dites « extractives » pour exploiter les masses au profit d’une élite locale, instituant des droits politiques extrêmement limités. Ceci a été néfaste à la croissance à long terme.
En revanche, les colonies comptant de nombreux colonisateurs – les colonies dites de peuplement – ont développé des institutions économiques « inclusives » qui ont incité les colons à travailler et à investir dans leur nouvelle patrie. Cela a conduit en retour à des revendications de droits politiques qui leur ont donné une part des bénéfices. Ces institutions établissant les libertés économiques fondamentales et l’État de droit ont eu des effets positifs sur le développement économique.
En analysant, entre autres, les chiffres de mortalité des colonisateurs, les lauréats du prix Nobel ont ainsi mis en évidence un fait statistique corroborant leur argument : plus élevée a été la mortalité parmi les colonisateurs, plus faible est aujourd’hui le revenu par habitant. Ils montrent en outre que dans les anciennes colonies où les Européens ont connu des taux de mortalité plus élevés, la qualité institutionnelle reflétée par la protection contre l’expropriation, ou encore le nombre de contraintes sur l’exécutif est nettement moins bonne que dans les autres régions du monde.
La théorie d’Acemoglu et Robinson sur l’origine coloniale des institutions prédit aussi de manière intrigante un « renversement de fortune ». Dans les régions qui étaient prospères avant la colonisation, c’est-à-dire les régions densément peuplées et avancées, il était dans l’intérêt des Européens d’établir des institutions économiques extractives, avec pour conséquence une prospérité relative en déclin. Dans les régions relativement pauvres et moins densément peuplées, où les Européens pouvaient facilement s’installer, il était dans l’intérêt des colonisateurs d’introduire des institutions économiques inclusives qui contribuaient à accroître la prospérité de la majorité à long terme.
A cet égard, ils montrent en effet que le PIB par habitant vers la fin du 20e siècle est lié à deux proxys de prospérité économique – urbanisation et densité de population – vers 1500, parmi les pays colonisés par les puissances européennes. Le retournement de fortune annoncé est cohérent avec les données. Les pays qui étaient relativement riches en 1500 sont aujourd’hui relativement pauvres. Autrement dit, les régions qui affichaient une plus grande prospérité avant la domination coloniale ont désormais des niveaux de richesse plus faibles.
Institutions : unique facteur de la prospérité ?
La démarche novatrice des lauréats a donné lieu à un certain nombre discussions. Une première relève de la fiabilité des données sur la mortalité des colons du XVIIIe siècle.[1] Toutefois, en réponse à ceci, les lauréats ont montré que les principaux résultats tiennent même lorsque les auteurs excluent les nations africaines, qui ont fait l’objet d’une grande partie du différend. De plus, les résultats sont aussi robustes lorsqu’on plafonne la mortalité des colons par le haut, afin de garantir que l’identification ne provient pas d’estimations extrêmement élevées des taux de mortalité des colons.
Plus fondamentale est la question de l’ampleur de la relation causale estimée entre institutions et prospérité. En effet l’approche des lauréats d’estimer par variable instrumentale (IV) l’impact des institutions contemporaines sur les sociétés contemporaines en utilisant comme instrument la mortalité parmi les colons nécessite des hypothèses fortes dites de « restrictions d’exclusion », qui nécessitent notamment le fait que le seul canal par lequel la mortalité des colons européens il y a des siècles affectent le PIB par habitant aujourd’hui est au travers son effet sur la qualité institutionnelle contemporaine.
D’autres auteurs ont souligné que les migrants n’ont pas seulement apporté des institutions ; ils ont également amené avec eux leurs croyances et leurs valeurs concernant la liberté, l’égalité et le rôle approprié du gouvernement. Aussi comme l’avancent Glaeser et coll. (2004), les colons peuvent avoir apporté avec eux leur savoir-faire et leur capital humain, et ces facteurs ont pu avoir un impact direct sur la prospérité à long terme pour un ensemble donné d’institutions coloniales. En réponse à ces critiques, d’autres travaux des lauréats (Acemoglu, Gallego et Robinson, 2014) ont conclu qu’il existe davantage de preuves en faveur de l’argument selon lequel, là où les Européens se sont installés, ils ont également mis en place des institutions qui ont favorisé l’éducation pour de larges segments de la population. Comme le capital humain et les institutions sont tous deux des déterminants importants de la croissance, on peut cependant conclure qu’il est difficile de distinguer l’argument institutionnel de l’éducation de l’effet direct du capital humain sur la croissance.
Au-delà de ces discussions autour de ces articles fondateurs, l’analyse présentée par Acemoglu, Johnson et Robinson suggère fortement que le type d’institutions mises en place par les colonisateurs sont un mécanisme clé qui anime la relation entre le PIB contemporain et les conditions de la colonisation. Ces travaux ont lancé une littérature dynamique sur l’importance des institutions, et les déterminants historiques des économies contemporaines. Ces études sur la persistance historique ont ouvert une nouvelle arène d’échange entre économistes et historiens spécialistes des questions économiques.
Comment changer de systèmes quand les intérêts diffèrent
Dans une autre série d’articles des années 2000,[2] Acemoglu et Robinson ont également développé un cadre théorique innovant expliquant pourquoi certaines sociétés se trouvent coincées dans le piège d’institutions extractives, et comment il est parfois possible de se libérer de ses institutions héritées du passé pour établir la démocratie et l’État de droit.
Utilisant la théorie de jeux dynamiques, l’explication des lauréats se concentre sur les conflits autour du pouvoir politique et le problème de crédibilité entre l’élite dirigeante et la population. Tant que le système politique profitera aux élites, la population ne pourra pas croire que les promesses d’un système économique réformé seront tenues. À l’inverse, un nouveau système politique, donnant à la population l’opportunité de remplacer les dirigeants qui ne tiennent pas leurs promesses, permettrait de réformer le système économique.
Cependant, les élites dirigeantes ne croient pas que la population les compensera pour la perte d’avantages économiques une fois le nouveau système en place. Ce problème dit « d’engagement » à ne pas utiliser le pouvoir politique une fois qu’on le possède est difficile à surmonter. Il explique pourquoi certaines nations restent piégées dans des structures d’institutions extractives, avec une pauvreté de masse et une grande inégalité entre élites dirigeantes et autres membres de la société.
Une autre implication de ce problème d’engagement concerne aussi les implications politiques du changement technologique. Ce qu’Acemoglu et Robinson appellent « l’effet de remplacement politique ». L’idée générale est que les innovations et les changements technologiques peuvent éroder les avantages dont disposent les élites parce que cela mine leur position. Ils craignent d’être remplacés et peuvent donc ne pas être disposés à initier un tel changement. Acemoglu et Robinson ont démontré que de telles « menaces » peuvent même inciter les élites dirigeantes à bloquer de manière rationnelle l’adoption d’une nouvelle technologie pour maintenir le contrôle des institutions économiques et politiques. Ceci peut expliquer par exemple pourquoi à la fin du XIXieme siècle la Grande-Bretagne et les États-Unis ont rapidement adopté les nouvelles technologies et se sont industrialisés, alors que la Russie et l’Autriche-Hongrie, sont restées à la traîne et ont hésité à adopter des innovations qui auraient pu améliorer leur situation économique.
La démocratie par manque de confiance ?
De façon intéressante, cette même incapacité à faire des promesses crédibles peut aussi expliquer pourquoi des transitions vers la démocratie se produisent parfois. En effet, même si la population d’une nation non démocratique manque de pouvoir politique formel, elle dispose d’une arme redoutée par les élites dirigeantes : son nombre. Une mobilisation des masses peut en effet se matérialiser en menace révolutionnaire pour les élites.
Ces élites sont alors confrontées au dilemme suivant : elles préféreraient rester au pouvoir et tenter simplement d’apaiser les masses en promettant des réformes économiques. Mais une telle promesse n’est pas crédible car les masses savent que les élites peuvent rapidement revenir à l’ancien système une fois la situation calmée. Dans ce cas, la seule option pour l’élite pourrait alors être de céder le pouvoir et d’introduire la démocratie. Ceci permettrait la mise en place de politiques économiques plus favorable à la croissance et à la redistribution vers les masses, tout en évitant les conséquences plus coûteuses de la violence et la révolution.
Conclusion
En résumé, Acemoglu, Johnson et Robinson ont façonné notre compréhension de la persistance des institutions politiques et de leurs implications profondes pour l’échec des pays. Ils ont aussi mis en lumière par leur approche théorique et empirique comment des gouvernements plus inclusifs peuvent favoriser le développement économique. Et bien que nous n’ayons pas encore de réponse définitive à la question du piège de la pauvreté des nations, ces travaux à la rencontre de l’Analyse économique, de l’Histoire et du Politique représentent une avancée majeure dans ce domaine.
Références:
Acemoglu, D., S. Johnson, and J.A. Robinson (2001), “The Colonial Origins of Comparative Development: An Empirical Investigation”, American Economic Review 91, 1369–1401.
Acemoglu, D., S. Johnson, and J.A. Robinson (2002), “Reversal of Fortune: Geography and Institutions in the Making of the Modern World Income Distribution”, Quarterly Journal of Economics 117, 1231–1294.
Acemoglu, D., S. Johnson, and J.A. Robinson (2012), “The Colonial Origins of Comparative Development: An Empirical Investigation: Reply”, American Economic Review 102, 895– 946.
Acemoglu, D. and J. A. Robinson (2006), Economic Origins of Dictatorship and Democracy, New York, NY: Cambridge University Press.
Acemoglu, D., F. A. Gallego, and J. A. Robinson (2014), “Institutions, Human Capital, and Development”, Annual Review of Economics, 6:875–912.
Albouy, D. (2012), “The Colonial Origins of Comparative Development: An Empirical Investigation: Comment”, American Economic Review 102, 3059–3076.
Banfield, E. C. (1958), The Moral Basis of a Backward Society, University of Chicago Press, Chicago.
Engerman, S. and K. Sokoloff (1997), “Factor Endowments: Institutions and Differential Paths of Growth among New World Economics: A View from Economic Historians of the United States”, in Haber, S. (ed.), How Latin America Fell Behind, Stanford, CA: Stanford University Press.
Glaeser, E., R. La Porta, F. Lopez-de-Silanes, and A. Shleifer (2004), “Do Institutions Cause Growth?”, Journal of Economic Growth 9, 271–303.
North, D. (1990), Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge, UK: Cambridge University Press.
Weber, M. (1930), The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism, Allen and Unwin, London.
Commentaires récents