Il est toujours tentant lorsqu’on observe une crise en temps réel de la mettre en perspective avec des crises plus anciennes présentant des caractéristiques comparables : les conséquences à en attendre seront-elles similaires ? Emmanuel Macron a réussi à faire passer une réforme des retraites contestée ; elle aura mobilisé contre lui une partie de ses électeurs et fragilisé sa majorité relative. Sa réforme des retraites sera-t-elle ce que des historiens appellent : « une réforme à la Turgot » ?

Travailler plus

…Août 1774. Turgot, représentant parmi les plus brillants du « parti des Philosophes » alors à son apogée, est nommé contrôleur général des finances par Louis XVI, poste clef comparable aujourd’hui à celui de chef de gouvernement. Il accède au pouvoir avec un programme simple : assurer la prospérité du pays et réduire la dette de l’État. Le moyen ? produire plus et surtout travailler plus. Dès sa nomination, Turgot s’engage dans une réforme qui, pour lui, conditionne toutes les autres : la libéralisation du commerce du grain. Pour arriver à ses fins, il ne tiendra compte ni des débats que suscite son projet, ni de la violence des réactions des populations concernées…

Le pain représente alors la principale dépense de la majorité des Français. Le commerce des céréales est soumis à de multiples réglementations, prix encadrés et droits de douanes, variables selon les communes ou les régions. En cas de disette, des « bureaux de charité », financés en partie par l’État, sont chargés, dans chaque paroisse, d‘apporter l’assistance nécessaire aux pauvres et aux nécessiteux. Cette organisation du marché permet de limiter l’impact des mauvaises récoltes, mais elle n’incite pas à accroître la production et – en cas de bonne récolte – elle ne permet pas de faire baisser le prix du pain pour dégager les ressources nécessaires au développement de la consommation dans d’autres secteurs.

Pour les tenants de l’économie libérale, il faut supprimer ces contraintes, encourager la libre circulation du blé et laisser jouer le marché, mesure qui a fait ses preuves en Angleterre. C’est la position de Turgot. Pour les tenants de « l’économie morale », il faut prendre en compte les conséquences qu’une telle déréglementation peut avoir sur les plus pauvres : l’État doit donc conserver la possibilité d’intervenir en cas de besoin, notamment pour encadrer les prix. C’est la position défendue par Necker : « le gouvernement, interprète et dépositaire de l’harmonie sociale, doit faire pour cette classe déshéritée tout ce que l’ordre et la justice permettent. ». Turgot n’est pas sur cette ligne. Il est conscient que sa réforme peut entraîner des hausses de prix et donc une baisse du pouvoir d’achat des populations vulnérables, mais il est surtout convaincu qu’«une augmentation du travail est le moyen le plus naturel d’y remédier. En multipliant les salaires, elle multiple les moyens de vivre »[1].

Pas d’aide sociale sans contrepartie

Selon lui, l’aide sociale sans contrepartie telle qu’elle est pratiquée n’incite pas à chercher du travail : les secours apportés par les bureaux de charité ne devraient concerner que les infirmes ou les malades.  Il veut développer un autre dispositif qui existe déjà et a fait ses preuves : les « ateliers de charité ». Ce système assure aux indigents un revenu minimal en échange d’un travail d’intérêt général, comme l’entretien des routes et des chemins de traverse. « La menace de leur retirer les aumônes, la précaution de les leur diminuer quand le travail sera ralenti, l’annonce qu’elles ne continueront que jusqu’à un délai fixé pour donner à leur famille le temps de s’habituer aux ouvrages qui lui auront été indiqués, sont des moyens qui paraissent capables de vaincre la paresse… »2. Bref, il faut que chacun se rende utile pour que le pays soit puissant.

La libéralisation du commerce des grains est établie par un édit de septembre 1774. Turgot en aura modifié trois fois le préambule pour le rendre « si purifié que n’importe quel juge de village pourrait l’expliquer aux paysans ». Mais sa mise en place intervient dans un contexte peu favorable, marqué par des récoltes médiocres. Avant le décret de Turgot, chaque région aurait fait face à sa propre pénurie. Avec la libéralisation, les céréales peuvent sortir des régions épargnées pour aller vers les plus touchées ; la spéculation qui en résulte engendre, partout, une augmentation du prix du pain qui va s’amplifier à mesure que les stocks s’épuisent. Elle va devenir particulièrement forte au printemps suivant, entraînant des manifestations violentes qui marquent le début de ce qu’on appellera « la guerre des farines ».

Ce qui est vécu comme intolérable par les populations les plus modestes, ce ne n’est pas tant la pénurie de céréales, c’est que, grâce à cette pénurie, certains réalisent des profits spectaculaires. Inévitablement, la rumeur se répand : la réforme, censée apporter de la prospérité, est en réalité un pacte passé entre les privilégiés et les accapareurs pour permettre aux uns et aux autres de s’enrichir au détriment du peuple, le fameux « pacte de famine ». Les réactions populaires contre les marchands ou les fermiers étaient une constante des situations de disette. Mais cette fois elles visent aussi les conseillers aux Parlements, représentants du pouvoir. La rumeur qui les accompagne va prendre de plus en plus d’ampleur ; elle s’installera durablement dans l’opinion et elle jouera un rôle déterminant en 1789.

Turgot fait appel à l’armée. Résultat : 550 émeutiers sont arrêtés dont deux, âgés de 16 et 28 ans, sont condamnés à la pendaison pour l’exemple en place de Grève, à Paris… Un approvisionnement direct des provinces en difficulté est finalement organisé par l’État, et obligation est faite aux propriétaires de stocks de vendre leur produit au prix imposé. Mais il faudra cinq mois – et l’arrivée de la nouvelle récolte – pour mettre fin aux troubles.

Au cours de cette période agitée, Turgot poursuit néanmoins ses réformes. Comme la création d’un nouveau type de diligences, plus rapides et plus confortables, « les turgotines », 250 ans avant les « bus Macron »… Il a surtout des projets particulièrement ambitieux concernant la liberté du travail ou la réforme de la fiscalité. Mais il perd peu à peu la majorité de ses appuis. Le camp des réformateurs, déstabilisé par les débats autour de la libéralisation du commerce du grain, est de plus en plus divisé sur les priorités de la politique à mener (y compris sur la question du soutien militaire à la guerre d’indépendance des États-Unis : Turgot est contre, pour des raisons budgétaires). Les alliances de circonstances se multiplient pour s’opposer à tout changement. De plus en plus isolé, confronté à l’impossibilité de faire passer les mesures auxquelles il tient le plus, Turgot démissionne en mai 1776. Son édit sur le commerce des grains est abrogé.

Pourquoi a-t-il échoué ?

Le débat reste ouvert sur les raisons de son échec. Pour Necker qui lui succède à la tête du gouvernement, si une réforme était nécessaire, ce n’était pas celle-ci et encore moins à ce moment-là.  Mais pour nombre de ses contemporains, y compris parmi ses soutiens, cet échec est largement imputable à Turgot lui-même : trop confiant en ses capacités, il fait preuve d’une rigidité dogmatique et d’une absence d’empathie. L’abbé de Véri, qui a pourtant contribué à ce qu’il soit nommé ministre, le lui reproche : « sans égard pour personne, sans considération de l’ignorance dont vous pourriez être de milliers de détails, vous prononcez votre jugement. Jamais un mot qui pourrait montrer la moindre hésitation ».

Un siècle plus tard, à l’occasion du centième anniversaire de la démission de Turgot, la question est à nouveau posée dans le cadre d’un colloque associant des historiens et des hommes politiques : toutes les transformations prônées par Turgot ont fini par être réalisées ; pourquoi a-t-il alors échoué ?[2] . Pour Hyppolite Passy qui fut Ministre des finances sous la deuxième République, comme pour la plupart des intervenants, l’échec de Turgot est d’abord un révélateur de ce qu’était alors l’état de la société : « Turgot a échoué, parce qu’il a voulu aller au-delà de ce qu’autorisaient les circonstances du moment ». Mais Fustel de Coulanges, historien, ne partage pas ce point de vue : « Il était dans la nature de Turgot de dédaigner les difficultés. Il commençait par faire sa réforme et laissait subsister l’obstacle, comme s’il ne pouvait manquer de disparaître de lui-même… Il croyait le succès trop facile. Cette illusion était partagée, exagérée peut-être, par ceux qui travaillaient avec lui. S’ils admettaient que, par impossible, il y eût un désaccord entre le gouvernement et l’Assemblée, ils assuraient que la victoire resterait toujours au gouvernement ».

Autant de critiques entendues ces derniers mois qui, loin de freiner Emmanuel Macron, l’ont poussé à maintenir jusqu’au bout sa réforme des retraites. Pourtant, si des historiens continuent de débattre sur les raisons de l’intransigeance de Turgot, ils sont tous d’accord sur ce qui en aura été la conséquence : face à des oppositions disparates mais devenues majoritaires, la difficulté puis l’impossibilité d’engager de nouvelles réformes, sans autre alternative que s’aligner sur les positions de ses adversaires ou démissionner.

 

Mots-clés : Réforme des retraites – Turgot – Macron – Politique sociale


[1] Instructions pour l’établissement des ateliers de charité » (mai 1775)

[2]https://www.institutcoppet.org/les-reformes-economiques-de-turgot-et-les-causes-de-la-revolution-partie-1/

Michel Fansten