Cet article est une version traduite de l’anglais et abrégée d’une publication du MIT Center for Energy and Environmental Policy Research, disponible en ligne :

Long-term Equilibrium in Electricity Markets with Renewables and Energy Storage Only – https://ceepr.mit.edu/wp-content/uploads/2022/09/2022-012.pdf

Pour une introduction au thème abordé, on peut se référer à l’article de Pierre Gruet, « Enjeux de la gestion des risques sur les marchés d’électricité », publié dans Variances le 4 janvier 2022 https://variances.eu/?p=6923.

Le présent article examine la situation simplifiée où le système énergétique est uniquement composé de moyens renouvelables, à coût variable nul, et établit dans quelle mesure la notion de prix de marché subsiste néanmoins.

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Depuis des années, les marchés spot d’électricité contribuent au développement et à la gestion des systèmes de production et de distribution dans de nombreuses parties du monde. Ces marchés soulèvent cependant différents défis désormais bien identifiés, mais que le déploiement des dispositifs de production éolienne et solaire va certainement amplifier davantage. Une des difficultés majeures provient du coût variable pratiquement nul de ces moyens de production, alors que c’est le principal déterminant des prix de marché. On considère dans cet article un modèle simplifié de système 100% renouvelable, à coût variable nul, en vue d’appréhender de façon analytique comment la notion de prix de marché peut garder un sens.

Introduction

Dans de nombreuses régions du monde, la fourniture d’électricité s’appuie d’un point de vue économique sur l’utilisation de contrats financiers et l’existence de marchés spot organisés. Tel est le cas par exemple dans la plupart des pays européens, ainsi qu’en Amérique du Nord. Dans la forme la plus simple du marché, le prix de gros de l’électricité est déterminé à chaque pas de temps (typiquement d’une heure) par l’alignement sur le coût variable associé à l’unité de production marginale.

Le recours au marché spot est souvent combiné avec d’autres mécanismes, en vue de garantir à chaque producteur un minimum de revenus financiers. Différents types, plus ou moins établis, de contrats d’approvisionnement à long terme, la rémunération des réserves de production et d’équilibrage offre-demande, ainsi que divers mécanismes d’incitation environnementale (comme les crédits zéro-émission) sont autant de sources de recettes supplémentaires. Le coût variable des différentes technologies de production n’en reste pas moins l’un des piliers de la formation du prix de l’électricité sur les marchés d’aujourd’hui. Ce coût s’exprime basiquement comme le produit du rendement énergétique de chaque technologie par le prix du combustible utilisé : gaz naturel, charbon, pétrole, uranium, etc.

Dans l’ensemble, les marchés spot ont montré une grande efficacité dans l’échange d’importants volumes d’électricité, en dépit de certaines faiblesses comme la difficulté à correctement valoriser la production en période de pointe ou un pouvoir de marché potentiellement préoccupant concédé aux plus gros producteurs. Par ailleurs, l’adéquation de leur fonctionnement actuel à la bonne intégration de sources d’énergie renouvelable (EnR), à coût variable nul (comme l’éolien ou le solaire), fait encore débat. Pour résumer ce point, selon la logique de merit order d’activation par coût croissant des unités de production, les EnR tirent le prix spot vers le bas, accentuant pour les autres filières de production le problème dit de missing money[1].

Les EnR vont sans aucun doute jouer un rôle clé dans les futurs systèmes énergétiques, dans la mesure où elles sont susceptibles de répondre à trois préoccupations majeures. Elles sont tout d’abord économiquement avantageuses, grâce à des coûts de production au MWh en baisse depuis plusieurs décennies. Pour de nombreux pays, elles contribuent également à assurer la sécurité d’approvisionnement en amont de la production, en réduisant la dépendance à l’import d’énergie primaire, typiquement sous forme de combustibles fossiles. Elles contribuent enfin à l’atteinte d’objectifs de lutte contre les changements climatiques, avec de faibles émissions de gaz à effet de serre, tant en absolu qu’en termes d’analyse du cycle de vie. Cet ensemble d’atouts explique l’augmentation massive des capacités d’EnR programmée dans de nombreuses régions.

Objectifs

Alors qu’on dispose déjà d’un nombre conséquent de publications sur l’organisation du marché avec des niveaux intermédiaires d’intégration des EnR (Ketterer 2014, Grubb 2018), la littérature est plus rare s’agissant d’une situation où elles représentent une part importante de la production. Différentes pistes ont été explorées, de l’intégration verticale complète à un système purement concurrentiel (Joskow 2021, Roques 2017). Entre ces deux extrêmes figure une possible solution basée sur deux structures de marché gérant distinctement à court et long terme les systèmes de production électrique. Dans cet article, nous souhaitons néanmoins promouvoir la logique de concurrence et de marchés spot au-delà d’un système à forte proportion d’EnR, c’est-à-dire constitué seulement d’EnR et de moyens de stockage, à l’exclusion des générateurs conventionnels déterminant habituellement les prix de marché.

La prise en compte de la production des EnR dans les marchés spot, où les prix résultent traditionnellement des coûts variables des générateurs, conduit à une forme de paradoxe qui motive notre recherche. Plus précisément, nous étudions la question de la formation du prix dans un marché de l’électricité reposant uniquement sur des EnR et des stockages, et donc sans coûts variables, exceptés ceux associés aux mécanismes d’effacement forcés ou non (délestages cycliques ou effacements)[2].

Nous retenons la même formulation analytique que celle développée dans nos travaux précédents (Korpås & Botterud 2020), à savoir un simple programme d’optimisation dont la résolution fournit les capacités optimales des installations éoliennes et de stockage correspondant au coût de production minimal. Dans cette tentative d’analyse quantitative de l’équilibre à long terme du marché et de ses implications en termes de recouvrement des coûts, les capacités de production EnR et de stockage sont optimisées, plutôt que fixées de façon exogène. L’objectif est d’étudier les propriétés du marché dans une configuration « extrême », sans négliger le fait que la logique actuelle des marchés ne s’y applique pas directement et que nos hypothèses sous-jacentes sont manifestement simplistes.

Démarche

Dans le modèle classique avec uniquement des centrales conventionnelles, la solution du problème de planification centralisée de la production conduit à des prix de marché dépendant du temps et égaux au coût variable du générateur marginal (dernière unité de production sollicitée pour satisfaire la consommation électrique courante). On peut montrer que cette structure de prix correspond à une incitation optimale à l’investissement en moyens de production, dans la mesure où les coûts fixes sont amortis et le profit moyen est nul (Stoft 2002, Green 2000).

L’ajout à des moyens conventionnels d’EnR et de stockages sans coûts marginaux directs rend la formulation plus complexe (voir Korpås & Botterud 2020), mais elle permet de constater que la structure des prix basée sur les coûts marginaux est conservée tant que des moyens conventionnels restent présents. En d’autres termes, ce sont toujours les dispositifs classiques de production qui déterminent les prix et ils ont également un impact sur le prix optimal lors des périodes de charge ou décharge des stockages, en vertu du principe de coût d’opportunité. Cependant, plus la part des EnR augmente, plus l’occurrence de prix nuls ou négatifs est fréquente (Schmalensee 2019, Joskow 2021) et met en péril la rentabilité, principalement pour les équipements de pointe.

L’objet du présent travail est l’examen des résultats d’un modèle analogue, mais cette fois sans générateurs thermiques conventionnels, ni coûts marginaux. Cette situation 100% EnR présente un double intérêt : d’une part en raison du rapide développement des sources renouvelables qui la rend plus plausible, d’autre part en écartant la question de leur éventuelle absence de viabilité économique sans mécanismes d’aide, face à la concurrence des centrales thermiques (Roques 2017, Karaduman 2021, Schmalensee 2019).

La situation sans mécanismes d’effacement

Pour commencer à explorer les implications sur le recouvrement des coûts, on simplifie le contexte en excluant dans un premier temps la possibilité d’effacement de consommation. Cette hypothèse rend plus simple l’analyse du modèle et sert de référence pour l’étude menée dans la section suivante, où l’effacement est réintroduit. L’analyse en l’absence d’effacement se concentre sur l’équilibre du système entre production EnR et gestion du stockage. Elle correspond à une situation où des prix élevés (contexte généralement synonyme d’effacement ou de plafonnement du prix) sont évités par des dispositions réglementaires. Il s’agit en fait d’une « solution par régulation » (Stoft 2002).

Si nous appliquons le paradigme prévalent des marchés spot (tarification au coût marginal) à un tel système, en l’absence d’effacement ou de coûts variables, le prix de marché doit être constamment nul. L’activité de marché ne procure aucun revenu pour les systèmes de production et de stockage, qui enregistrent en conséquence des profits globalement négatifs : le marché ne permet pas d’amortir les coûts d’investissement de ces deux types d’infrastructures. De plus, le prix moyen pondéré de l’électricité (WAPE – Weighted Average Price of Electricity) reste également nul. Il y a désaccord avec le coût moyen de l’électricité (ACE – Average Cost of Electricity), qui doit refléter des coûts d’investissement nécessairement non nuls et être répercuté d’une façon ou d’une autre sur le client final.

Si maintenant on considère dans notre modèle d’optimisation le multiplicateur de Lagrange λ associé à la contrainte d’équilibre entre offre et demande, cette quantité correspond économiquement au coût marginal d’augmentation de la capacité de fourniture d’électricité pour satisfaire une demande excédentaire, c’est-à-dire un prix qui reflète les coûts d’investissement dans le système. Lorsque la « consommation marginale » correspond à la recharge des stockages, le coût marginal de l’électricité sera λ fois l’efficacité de stockage[3] \eta _{e}.  Sur la base de cette approche, nous pouvons définir la structure de tarification suivante en fonction du temps :

Structure de prix proposée en l’absence d’effacement

Nous montrons que l’utilisation de cette structure de prix conduit à un profit nul pour les systèmes de production et de stockage – qui ainsi récupèrent exactement leurs coûts totaux – et que le prix moyen pondéré de l’électricité est égal au coût moyen, c’est-à-dire qu’on a : WAPE = ACE.

Cette structure de prix constitue donc une solution mathématiquement acceptable du problème de planification d’un système sans effacement. Autrement dit, si les moyens de production et de stockage sont rémunérés selon ce schéma pour chaque heure de l’année, leurs coûts finiront par être amortis. Il convient de noter que nous n’abordons pas l’unicité de cette solution, qui est reportée à des travaux ultérieurs. Nous avons par ailleurs vérifié que cette solution analytique coïncide avec le multiplicateur trouvé par un modèle numérique, avec une précision de 99,8 %.

Ajout de la possibilité d’effacement

Dans le cadre retenu ici (EnR et stockage uniquement), il faut d’abord remarquer que l’effacement peut se produire de différentes manières. Dans le contexte typique d’un système à base de combustibles fossiles, l’effacement intervient lorsque la charge demandée excède la capacité totale de production disponible – en laissant de côté les problèmes d’approvisionnement, comme une fourniture de gaz limitée, les arrêts forcés ou planifiés de centrales ou l’épuisement des réservoirs hydrauliques. Dans le cas 100 % EnR, l’effacement peut également se produire en raison d’un remplissage du stockage insuffisant au moment d’une pointe de charge, et non pas seulement parce que sa capacité totale est dépassée. Dans cette analyse, le dimensionnement de capacité des stockages n’est pas traité explicitement. Nous nous intéressons plutôt à l’effacement traditionnel à capacité limitée, avec des résultats détaillés sur la façon dont le type d’effacement est influencé par les coûts relatifs des EnR et du stockage. Ce choix s’applique au moins dans le cas où les coûts d’investissement des EnR sont faibles par rapport à ceux du stockage et où le niveau courant d’énergie stockée n’est pas la source d’effacement.

Dans ce cadre avec possibilité d’effacement, nous obtenons une structure de prix basée sur la value-of-lost-load \nu _{s} (cf. note 2) et, comme dans la section précédente, sur l’efficacité de stockage \eta _{e} et le multiplicateur de Lagrange λ associé à la contrainte d’équilibre offre-demande. Cela conduit à l’égalité WAPE = ACE et à un recouvrement des coûts pour les systèmes de production et de stockage.

Structure de prix proposée en présence d’effacement

La structure proposée se distingue de la tarification de l’électricité de manière uniforme avec soit 0 $/MWh, soit l’ACE. Au contraire, elle dépend du temps avec des valeurs plus importantes pour les périodes de demandes les plus élevées et zéro lorsque la production est réduite en périodes creuses. Comme dans la section précédente, la principale constatation ici est que, contrairement au cas des générateurs conventionnels, nous ne pouvons plus séparer les questions de planification et d’exploitation opérationnelle.

Résultats et perspectives

Nous avons analysé un cas stylisé avec 100% d’énergie renouvelable et des capacités de stockage, dans lequel toutes les incitations à la construction du système électrique proviennent des prix à court terme. Nous montrons qu’une solution pour minimiser les coûts d’investissement et d’effacement est donnée par les moyens de production et de stockage qui remplissent deux conditions d’équilibre, à savoir la conservation du stockage d’énergie et celle déduite de la valeur duale de l’équilibre offre-demande. Ces conditions conduisent elles-mêmes à des prix à court terme qui intègrent des coûts fixes, qui à leur tour garantissent que les coûts d’investissement sont recouvrés par les systèmes. Ces conditions d’équilibre diffèrent des situations avec présence de générateurs conventionnels, dans lesquelles les aspects opérationnels et les prix à court terme correspondants peuvent être dissociés des coûts fixes des technologies de production.

Nos résultats peuvent être interprétés de différentes manières, en gardant à l’esprit qu’ils sont issus d’un modèle simplifié. D’une part, on pourrait les considérer comme la preuve que les marchés spot ne peuvent pas fonctionner uniquement avec des EnR, puisque les opérateurs de marché ne sont pas en mesure de s’assurer que les producteurs et gestionnaires de stockage offrent leur juste prix. On peut d’autre part y voir la nécessité d’une modification des marchés existants, dans lesquels de nouvelles règles de surveillance doivent être introduites pour permettre aux acteurs du marché de refléter les coûts du capital dans leurs offres. C’est donc un élément supplémentaire indiquant que les futurs marchés spot basés sur les EnR seront probablement plus complexes à surveiller et à exploiter.

Globalement, nous ne prétendons pas proposer une véritable organisation du marché basée sur notre modèle simplifié et cette étude de cas. Nos résultats illustrent néanmoins le besoin de prolonger les recherches pour mieux comprendre la formation des prix sur les futurs marchés de l’électricité à faible émission de carbone. Cela suppose notamment de s’intéresser à l’impact d’un plus grand nombre de participants sur le marché, la gestion de la demande, les contraintes de capacité, l’incertitude, etc. Diverses pistes d’études complémentaires restent donc à explorer dans des travaux futurs. Premièrement, la concurrence entre un ensemble de différents générateurs EnR et technologies de stockage, et pas seulement avec un de chaque type, doit être analysée. Par ailleurs, l’ajout de coûts d’investissement explicites pour les capacités de stockage d’énergie est un domaine qui doit être approfondi. L’analyse est rendue plus complexe, les coûts fixes d’un système de stockage étant influencés par la façon dont il est exploité. Enfin, la prise en compte d’une demande sensible aux prix (Roques 2017) est essentielle, car une demande inélastique est souvent considérée comme un obstacle au déploiement plus large des EnR et une demande sensible aux prix peut influencer à la fois la formation des prix et le besoin de stockage dans le système.

 

Mots-clés : Marchés de l’électricité – Conditions d’optimalité – Équilibre de marché – Énergies renouvelables – Systèmes de stockage d’énergie – Courbes de charge.


REFERENCES

Green (2000), Competition in Generation: The Economic Foundations, Proceedings of the IEEE, 88 (2): 128–39. Retrieved from https://doi.org/10.1109/5.823994

Grubb (2018), UK Electricity Market Reform and the Energy Transition: Emerging Lessons, The Energy Journal 39, no. 6, 1–26. Retrieved from https://www.jstor.org/stable/26606242

Joskow (2021), From Hierarchies to Markets and Partially Back Again in Electricity: Responding to Deep Decarbonization Commitments and Security of Supply Criteria, MIT CEEPR Working Paper Series.

Karaduman (2021), Large Scale Wind Power Investment’s Impact on Wholesale Electricity Markets, MIT CEEPR Working Paper Series.

Ketterer (2014), The impact of wind power generation on the electricity price in Germany, Energy Economics.

Korpås & Botterud (2020), Optimality Conditions and Cost Recovery in Electricity Markets with Variable Renewable Energy and Energy Storage, MIT CEEPR Working Paper.

Roques (2017), Adapting electricity markets to decarbonisation and security of supply objectives: Toward a hybrid regime? Energy Policy, 584-596.

Retrieved from https://doi.org/10.1016/j.enpol.2017.02.035

Schmalensee (2019), On the Efficiency of Competitive Energy Storage, MIT CEEPR working paper series.

Stoft (2002), Power system economics: designing markets for electricity, IEEE Press.


[1] NDLR : Référence à une critique courante du marché de gros selon laquelle le prix ne reflète pas correctement les coûts d’investissement, notamment ceux correspondant aux infrastructures qui assurent la fiabilité du système électrique.

[2] NDLR : Les mécanismes dit d’effacement (load shedding) contribuent à maîtriser la demande et à lisser les pointes de consommation. Par exemple, pour un consommateur, ce dispositif conduit à des effacements ou déplacements de consommation des heures « pleines » vers des heures « creuses », en contrepartie d’une compensation financière. Lorsque l’effacement est « subi » en temps réel parce que la puissance de production disponible n’est pas suffisante, on parle plutôt de délestage, dont la valeur est appelée usuellement VOLL (value-of-lost-load en $/MWh).

[3] NDLR : ratio entre énergie injectée et énergie restituable ensuite, quantifiant le niveau de pertes.

Guillaume Tarel, Magnus Korpås & Audun Botterud
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