Le 24 février dernier, Michel Fansten était invité à faire un exposé dans le cadre du séminaire « Modélisation en sciences sociales et en sciences du vivant » de l’EHESS. Son intervention a été présentée de la manière suivante : « En 2009, Michel Fansten, administrateur de lINSEE, spécialiste des études dopinion, publiait dans la revue « Mathématiques et Sciences humaines »[1] une étude sur la formalisation des comportements électoraux, sous le titre « l’échec électoral est une science exacte ». Qu’en est-il treize ans plus tard, avec en perspective la prochaine élection présidentielle ? »

Variances : Quelle est l’origine de ton intervention du 24 février 2022 ?

Michel Fansten : Il y a quelques mois, j’avais publié une tribune dans le Monde, sous le tire « Labstention, signe de déclin démocratique ou de maturité politique ?». J’y écrivais notamment : Près des 2/3 des électeurs nont pas voté aux élections régionales. On pourrait parler de crise de la démocratie, si cette abstention ne faisait que traduire lindifférence des électeurs. Mais on peut aussi y voir autre chose : la réaction d’électeurs politisés qui manifestent ainsi leur désaccord vis-à-vis du candidat ou des prises de position de la mouvance politique dont ils se sentent proches. On observe en effet depuis plusieurs années une progression de cette abstention active, identifiable via une caractéristique apparemment paradoxale : ce sont les abstentionnistes, plus nombreux dans un camp que dans lautre, qui déterminent le résultat du scrutin. Après avoir donné quelques exemples, je terminais mon article en écrivant : Labstention est devenue le marqueur dun processus de recomposition du paysage politique.

Cet article avait entraîné un certain nombre de réactions, notamment de la part de collègues du Centre d’analyse et de mathématiques sociales de l’EHESS. Je reprenais en effet, presque mot pour mot, les conclusions de mon étude de 2009. A l’époque, donner ainsi une couleur politique à ce qui était considéré comme un non vote, avait été considéré comme un exercice théorique, un peu formel, faisant d’autant plus débat qu’il ne s’appuyait pas sur une analyse politique, mais sur une modélisation mathématique des comportements électoraux.

Variances : En quoi consistait cette modélisation ?

MF : Elle prenait pour point de départ un postulat simple, qui n’a rien d’original : un électeur vote pour le candidat dont il est le plus proche. Par rapport à ce qu’on appelle « la théorie du vote spatial », j’introduisais toutefois un paramètre supplémentaire, la représentation des enjeux du scrutin : « Un électeur vote pour le candidat dont il se sent le plus proche, compte tenu de sa lecture des enjeux ». Mon objectif initial était de chercher à analyser ce qui détermine la distance ainsi introduite. Ceux que cela intéresse pourront lire mon étude sur le site de l’EHESS (https://journals.openedition.org/msh/11010). Je m’intéresserai ici plus particulièrement à l’abstention.

La représentation utilisée fait en effet apparaître une forme particulière d’abstention : celle définie par un électeur qui ne vote pas ou vote blanc, soit parce quil perçoit mal les enjeux du scrutin, soit parce quil a du mal à se situer par rapport aux options en présence. Ce que j’appelle « le manque de lisibilité du choix proposé ».

Le terme de lisibilité est un peu réducteur, mais il permet de caractériser cette forme d’abstention, conjoncturelle, liée à un scrutin particulier, et de la distinguer des autres formes d’abstention : l’abstention de ceux que les élections n’intéressent pas, ou l’abstention de ceux qui sont matériellement empêchés.

On perçoit une première propriété de cette abstention conjoncturelle : moins les choix sont lisibles, plus labstention est forte. Et son corollaire : tout ce qui réduit la lisibilité du choix proposé accroit labstention.

On en déduit une deuxième propriété qui, pour moi, était la plus intéressante : si les différentes sensibilités politiques ont des lectures différentes des enjeux, leur tendance à sabstenir ne sera pas la même. Ou encore, si un candidat, au cours de la campagne électorale, par ses prises de position, réduit la lisibilité du scrutin, cela aura pour effet de pousser à l’abstention une partie de ses électeurs potentiels. Et inversement : les électeurs seront dautant plus incités à aller voter quils ont une lecture simple, voire simpliste, des enjeux du scrutin.

Variances : Cette forme d’abstention peut-elle avoir un impact sur le résultat ?

MF : C’est naturellement la question qu’on se pose. D’emblée, on peut objecter que la notion de lisibilité des choix proposés, s’appuie sur une modélisation mathématique des comportements électoraux qui peut être considérée comme trop simplificatrice, et dont le principe même peut être contesté. D’autre part, même si on en accepte l’idée, l’abstention conjoncturelle n’est qu’une des composantes de l’abstention, a priori difficilement dissociable des autres formes d’abstention. Enfin, les différences dans le taux d’abstention, selon les sensibilités politiques ne devraient être que marginales, donc sans effet notable sur les résultats du scrutin.

Sauf au moins une fois : l’échec de L. Jospin au premier tour de l’élection présidentielle de 2002 au profit de J-M Le Pen.

Petit rappel chiffré : en 1995, seul candidat socialiste à l’élection présidentielle, L. Jospin avait recueilli les voix de 18% des électeurs inscrits. En 2002, il était confronté aux candidatures concurrentes de C. Taubira et J-P. Chevènement. Au premier tour, à eux trois, ils n’obtenaient les voix que de 16,5% des électeurs inscrits, soit environ 500 000 électeurs de gauche de moins. L. Jospin n’avait obtenu les voix que 11,2% des électeurs. Il était devancé par J-M Le Pen qui, lui, en avait obtenu 11,7%.  Soit un écart de 200 000 voix.

L’échec de Jospin en 2002 était un cas d’école. Il était, certes, dû à la dispersion des voix de gauche entre plusieurs candidats. Il était dû aussi – je dirais même surtout – à l’abstention d’une partie des électeurs de gauche qui, persuadés que L. Jospin serait présent au second tour, avaient choisi de s’abstenir au premier tour.

Une fois que lon commence à analyser les résultats sous cet angle, on saperçoit que l’échec de Jospin nest pas la seule élection dont le résultat a été déterminé par une abstention plus forte dans un camp que dans lautre.

J’en donne plusieurs exemples dans ma publication de 2009. Notamment le référendum de 2005 sur la constitution européenne ou les élections régionales de 2005. Dans les deux cas, je montre qu’il y avait au moins deux électorats différents avec des perceptions différentes des enjeux, et donc des taux de participation différents.

Dans le cas du référendum sur la constitution européenne, il y avait ceux qui votaient « pour ou contre le projet de constitution », et ceux qui se prononçaient « pour ou contre l’Union européenne telle qu’elle est ». Les seconds se sont mobilisés plus que les autres. Et le non l’a emporté.

Quant aux élections régionales, il s’agit d’élections à mi-mandat dont l’enjeu spécifique est toujours un peu flou. Il y a ceux qui n’y voient qu’un enjeu local, et ceux qui à cette occasion veulent exprimer leur insatisfaction vis-à-vis de l’action du gouvernement. Les seconds se sont mobilisés plus que les autres, conduisant à une victoire de l’opposition.

Aujourd’hui, j’aurais tendance à donner deux autres exemples, postérieurs à 2009, encore plus emblématiques.

Le premier est celui de l’échec de N. Sarkozy face à F. Hollande à la présidentielle de 2012. En 2007, il avait recueilli les voix de 42,7% des inscrits. Il n’en a obtenu que 36,6% en 2012. F. Hollande n’a que légèrement progressé par rapport au score de S. Royal en 2007 (39,1% contre 37,8%). Mais la part des « abstentions, blancs ou nuls » est passée de 19,5% à 24,3% des inscrits : une progression composée très majoritairement d’électeurs qui avaient voté N. Sarkozy en 2007, et dont l’abstention en 2012 a fait basculer le résultat au profit du candidat socialiste.

Le second exemple est la victoire de D. Trump en 2016. Il a été élu, non à la suite d’un mouvement de l’électorat américain en sa faveur, mais grâce à l’abstention d’une partie de l’électorat démocrate, persuadé par les sondages qu’Hillary Clinton serait élue, Ces abstentionnistes ont pensé pouvoir ainsi manifester à peu de frais leurs réticences pour ce qu’elle représentait. Elle a d’ailleurs été battue avec, tout de même, 3 millions de voix de plus que son adversaire.

Variances : Que peut-on en déduire aujourd’hui ?

MF : Pour mettre en perspective ce qui vient d’être dit avec la situation actuelle, je partirai de la conclusion de mon article de 2009.

Un candidat nest jamais tout à fait sûr de gagner une élection, mais il existe un certain nombre de configurations, repérables à lavance, dans lesquelles il peut être sûr de perdre.

La première dentre elles, la plus fréquente, consiste à diviser son camp, – ou sa variante : avoir été désigné à lissue dun processus qui a profondément divisé son camp. Puis afficher une unité de façade, dans lopposition à ses adversaires. Léchec résulte ici de la défection dune partie de ses électeurs habituels, déconcertés par les débats quils ont pu observer.

La deuxième manière de perdre une élection consiste pour un candidat à en rendre les enjeux peu lisibles. Par exemple en mobilisant le débat sur des questions qui nont rien à voir avec lobjet de l’élection, ou encore en affichant des ambitions telles que son projet apparait peu crédible. Les électeurs ont donc moins à choisir un candidat qu’à choisir le sens à donner à leur vote. Dans ce cas, le plus facile est de sabstenir.

Enfin il existe, pour un parti ou un candidat, une troisième manière de perdre une élection : chercher à élargir son électorat, en reprenant à son compte quelques-uns des thèmes de ses adversaires. Par exemple, la lutte contre linsécurité pour un candidat de gauche. Ou la défense du pouvoir d’achat pour un candidat de droite. La plupart des candidats sont persuadés quils peuvent gagner des voix en ajustant ainsi leur positionnement. Lobservation montre que ce nest généralement pas le cas, Pour au moins deux raisons. La première raison est qu’un homme politique mobilise dautant plus ses partisans, quil correspond à leur attente : en modifiant son discours, il prend le risque de ne pas être compris, cest- à-dire de ne pas être suivi.

Mais il y a une deuxième raison. Elle tient à la manière dont sorganise la bipolarisation dun paysage politique. Cette bipolarisation prend généralement la forme de vastes coalitions de dirigeants et d’élus se réclamant de sensibilités différentes, organisées ou non en partis, mais affichant un positionnement commun sur les sujets censés déterminer les choix électoraux.

Si l’évolution du contexte politique est telle que le vote dune partie des électeurs tend à seffectuer en fonction dautres enjeux que ceux autour desquels se sont organisées ces coalitions, ce qui oppose leurs différentes composantes peut devenir plus déterminant que ce qui les réunit. Les débats qui en résultent débouchent, sils prennent de lampleur, sur la rupture des coalitions en question.

En 2009, une telle conclusion apparaissait comme un peu théorique. Les deux blocs semblaient solides. La droite était au pouvoir, et la gauche en position d’y accéder. Des variations dans le paysage politique étaient certes inévitables. Mais, en principe, celles-ci tendent à rapprocher l’offre politique des attentes des électeurs, et donc à diminuer l’abstention. Or c’est l’inverse qui s’est produit. Le nombre d’abstentions n’a jamais été aussi élevé.

Que s’est-il donc passé ? La droite, puis la gauche ont d’abord été fragilisées par l’exercice du pouvoir. La difficulté de concilier positionnement idéologique et réalisme politique a eu pour effet de démobiliser une partie de leurs électeurs. Ce phénomène s’est amplifié, quand de nouveaux sujets sont apparus dans le débat public : le mariage pour tous, l’écologie, l’identité nationale, la laïcité….

Dans chaque camp, les responsables politiques se sont trouvés écartelés entre des exigences contradictoires : l’obligation de répondre aux attentes de leurs militants et la nécessité d’élargir leur électorat ; mettre en avant ce qui les distingue, voire les oppose à leurs alliés potentiels, tout en affirmant leur volonté de s’unir. Ce grand écart ne pouvait que les enfermer dans des stratégies qui incitent à l’abstention : oppositions artificielles, alliances de façade, projets peu lisibles, positionnements flous…

Les scrutins dans lesquels le résultat a été déterminé par les abstentionnistes plus nombreux dans un camp que dans l’autre, se sont multipliés. A la présidentielle de 2017, l’abstention d’électeurs de gauche qui n’ont pas voulu voter Benoit Hamon, et d’électeurs de droite qui n’ont pas voulu voter François Fillon, a abouti à l’élection d’Emmanuel Macron. Aux dernières régionales, la plupart des présidents de région ont été reconduits, grâce à l’abstention massive de ceux qui, à l’élection précédente, avaient voté pour leurs opposants.

On a tendance dans une telle situation à parler de crise de la démocratie, et à rendre la classe politique responsable de ce divorce entre ce qu’elle propose et les attentes des électeurs. Ce n’est pas si simple. En réalité, la multiplication des enjeux complique fortement lorganisation des coalitions nécessaires à lexercice du pouvoir.

Exprimé autrement, cela signifie que dans une démocratie, il arrive inévitablement qu’à un moment ou à un autre, le système se bloque, entrainant une forme de confusion dans le paysage politique. Jusqu’à ce qu’une nouvelle majorité stable accède au pouvoir. Dans ce processus, l’abstention n’est pas seulement la conséquence de la difficulté de l’offre politique à s’adapter, elle en devient le moteur.

En effet, quand l’abstention devient importante, le nombre d’électeurs nécessaires pour faire basculer la majorité se réduit. Confrontés à la double nécessité de garder leurs électeurs et d’en attirer de nouveaux, les responsables politiques sont en concurrence avec d’autres hommes ou femmes politiques, confrontés au même problème. Ils sont amenés à prendre position sur tous les sujets, susceptibles d’intéresser « ceux qui votent ».  Ce qui va rendre leur projet plus confus et les enjeux moins lisibles. C’est-à-dire accroitre encore l’abstention. Un processus s’engage, sans que l’on puisse en prédire l’issue, avec en toile de fond la possibilité d’une mobilisation inattendue de « ceux qui jusque-là ne votaient pas ».

Pour les économistes, il s’agit là d’un mécanisme bien connu auquel on a donné un nom : la loi de Baumol, du nom de l’économiste américain qui l’a décrit dans les années 60. Baumol montre que certaines crises, tout à fait prévisibles, se développent selon une logique singulière : un processus est engagé que personne ne maitrise. Tous l’observent. Et tous y contribuent.

Pour ceux qui s’intéressent aux théories des choix électoraux, il y a eu le paradoxe de Condorcet, selon lequel un candidat préféré à tous les autres peut ne pas être élu. Il y a eu plus récemment le paradoxe d’Arrow selon lequel il n’existe pas de système électoral garantissant que le choix des électeurs soit cohérent avec les exigences de la démocratie. Je vous propose donc ce qui s’appellera peut-être un jour – en toute modestie! – le paradoxe de Fansten : le résultat dune élection peut être déterminé par ceux qui ne votent pas.

Variances : Quel peut être dans ces conditions, le résultat de la prochaine élection ?

MF : Évidemment, avec ce qui se passe en Ukraine, le suspense est assez limité. Il reste que pour beaucoup d’électeurs, à gauche, à droite, à l’extrême droite, l’enjeu du scrutin est flou, en décalage avec leurs inquiétudes ou leurs attentes. Certains vont s’abstenir. D’autres vont finalement apporter leur voix au président sortant en fonction d’un raisonnement du type « je reste critique sur de nombreux points. Mais, compte tenu des incertitudes ou des excès que comportent les projets de ses adversaires, je préfère le statu quo aux risques du changement. Ça pourrait être pire ». Aux votes traditionnels d’adhésion ou de rejet s’ajoute ainsi un vote « faute de mieux ». C’est déjà ce qui s’est passé aux dernières élections régionales, où cette logique a joué, quelle que soit la couleur politique du président sortant : qu’il soit de droite comme X. Bertrand dans les Hauts-de-France, ou de gauche, comme C. Delga en Occitanie.

La configuration aujourd’hui la plus probable à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle, est donc celle d’une progression importante de l’abstention avec, par rapport aux inscrits, une baisse significative du nombre de voix obtenues globalement par l’ensemble des oppositions et une relative stabilité, voire une progression, du nombre de voix obtenues par le Président sortant.

La vraie incertitude est : celui ou celle qui sera présent au second tour face à E. Macron sera-t-il ou non en mesure de représenter un projet alternatif, de nature à stabiliser le processus que je viens de décrire ?

 

Mots-clés : Abstention – Election – lisibilité de l’offre politique


[1] https://journals.openedition.org/msh/11010

Michel Fansten