Dans le débat actuel sur la réforme des retraites, ma proposition vise un but limité, et pourtant ambitieux : débloquer la question de l’âge de départ. Alors que sur ce point nodal la confrontation atteint son paroxysme, la proposition explore une voie de compromis qui, replaçant l’espérance de vie au centre de la réflexion, montre comment s’adosser à elle et pour quelles conséquences en terme d’âge de départ. Elle met donc de côté la question de l’équilibre des comptes, quand bien même celle-ci est à la source de la réforme voulue par le gouvernement, ainsi que la question cruciale de la durée de cotisation. Encore que le dispositif décrit pourrait s’appliquer aussi à cette dernière, et surtout bien qu’il fasse une partie du chemin vers l’équilibre des comptes par la mécanique d’ajustement raisonné et graduel de l’âge de départ qui en est la substance.


Le gouvernement a fait du recul de l’âge de départ le pilier indéfectible de sa réforme des retraites; il n’en démord pas. Face à lui les syndicats, historiquement soudés, et une très large et solide majorité de la population s’y opposent, sans fléchir. La situation est bloquée, lourde de frustration sociale et d’hostilité politique.

Dans cette confrontation, deux visions s’arc-boutent, qui ont trait toutes deux à l’usage du temps.

L’affrontement de deux principes

Pour les uns, habituellement de droite, une réalité prévaut : le progrès, dans son long cours, produit une dilatation de l’échelle du temps, tendancielle, graduelle, imparable, qui s’applique à tous âges de la vie – allongement du temps de formation, conduisant au recul de celui de l’entrée dans l’emploi ; allongement du temps de vie, conduisant au recul de celui de l’entrée dans la mort. Dès lors, il paraît logique, pour ne pas dire bio-logique, qu’à cette dilatation du temps n’échappe pas celui dédié, ou bien dû, au travail, et que la durée de vie qui lui est consentie, sinon abandonnée, consacrée, sinon sacrifiée, elle aussi s’allonge, naturellement en somme, sinon fatalement.

Pour les autres, classiquement de gauche, la rétribution du progrès, rudement arrachée à l’histoire, c’est l’échappement toujours plus grand au long joug du labeur – depuis la fin du travail des enfants jusqu’à la réduction de la semaine ouvrée, en passant par les congés payés -, et donc l’élargissement du temps expressément qualifié de libre, et perçu comme celui enfin de la vraie vie.

Chacun des adversaires campe sur son principe, inébranlablement. Pourtant, il existe peut-être une voie de compromis.

Partir de l’espérance de vie

L’idée est simple : elle est de prendre l’espérance de vie comme variable pivot – puisque dans cette bataille c’est bien elle qui humainement compte – ; d’en mesurer la progression par séquences fixes et régulières ; et du gain constaté faire deux parts : l’une convertie en allongement de l’âge de départ en retraite, l’autre conservée en temps supplémentaire passé à la retraite. L’une apportée au travail, l’autre gardée pour soi ; l’une pour son temps d’emploi, l’autre pour son temps libre ; l’une à la collectivité, et l’autre à sa vie propre.

Plus précisément : la bonne variable paraît être l’espérance de vie à 60 ans – c’est à dire non pas au seuil, mais à l’approche de la retraite. À peine quelques semaines après la fin de chaque année l’INSEE en donne la valeur renouvelée, à partir des données indiscutables de l’état-civil, en distinguant les hommes et les femmes (l’INSEE ne fournit pas de chiffres les rassemblant).

Ainsi, on peut envisager que vers la fin janvier une fois tous les trois ans, ou bien tous les quatre ans – ces séquences semblent être la durée pertinente -, syndicats et pouvoirs publics se retrouvent, prennent connaissance du gain de l’espérance de vie à 60 ans constaté sur la période, et actent ensemble la part qui portera sur le recul de l’âge de départ en retraite et ira au travail, et celle qui sera à l’inverse engrangée en supplément de temps à la retraite. Ce partage entériné, le nouveau seuil de départ en retraite prendrait effet au 1er juillet de la même année et pour les trois ou quatre années suivantes. Et ainsi, de période en période ; continûment, automatiquement, sans plus de débat philosophique, de chiffrages d’experts, de scénarios savants, ni de luttes sociales effervescentes et de batailles politiques exacerbées, dans la routine d’une règle établie, enchaînée, permanente ; et lisible, compréhensible pour chacun, vérifiable par tous.

Une application chiffrée

Un exemple chiffré permettra d’offrir une illustration concrète de cette paisible mécanique.

La dernière mesure d’âge (recul de l’âge de départ de 60 à 62 ans) date de 2010 avec prise d’effet au 1er juillet 2011.

Dans le même temps, en douze ans de 2010 à 2022, selon les chiffres fournis par l’INSEE en janvier 2023 et malgré la surmortalité cataclysmique des trois années Covid, l’espérance de vie à 60 ans a crû de neuf mois pour les hommes et de quatre mois pour les femmes (étant noté que l’espérance de vie à 60 ans des femmes dépassait en 2022 de 4 ans un tiers celle des hommes : les femmes bénéficient d’une retraite sensiblement plus longue que celle des hommes ; et par ailleurs leur espérance de vie croît moins vite car elle est déjà haute).

Si le dispositif avait existé, avec pour paramètres un rendez-vous tous les quatre ans et un partage moitié-moitié entre travail et retraite, alors partenaires sociaux et pouvoirs publics se seraient retrouvés en janvier 2023 selon leur rituel quadriennal ; ils auraient pris connaissance des chiffres 2022 publiés par l’INSEE ; et ils auraient décidé de porter l’âge de départ en retraite, à compter par exemple du 1er juillet 2023, à 62 ans et quatre mois et demi pour les hommes et 62 ans et deux mois pour les femmes. Nous en serions là aujourd’hui, et pour les quatre années à venir, c’est-à-dire jusqu’au prochain rendez-vous programmé, en janvier 2027.

En continuant le jeu de la simulation et par application de cette même règle, où se retrouverait-on douze années plus tard ?

Pour l’espérance de vie, on sort du domaine des chiffres établis sur les données avérées de l’état-civil, pour entrer dans celui des prévisions, avec leur lot d’hypothèses et d’incertitudes.

L’INSEE a publié en décembre 2021 ses projections démographiques jusqu’en 2070 (c’est sur elles que se fondent les scénarios du Conseil d’Orientation des Retraites). Selon les hypothèses retenues pour la fécondité, la mortalité et l’immigration, l’INSEE ne propose pas moins de 30 schémas alternatifs. Tous, après l’anomalie des années Covid, prévoient le retour à une progression de l’espérance de vie à 60 ans, mais à un rythme ralenti.

Si de ces 30 scénarios, on retient le scénario central, la poursuite de la règle avec partage moitié-moitié de l’espérance de vie à 60 ans conduirait à un âge de départ de 62 ans et neuf mois et demi en 2030 pour les hommes (soit 5 mois de plus qu’en 2023), et 62 ans et onze mois et demi, dans douze ans, en 2034 (soit 7 mois de plus qu’en 2023) ; pour les femmes, de 62 ans et quatre mois et demi en 2030 (soit 2 mois et demi de plus qu’en 2023), et 62 ans et cinq mois et demi dans douze ans, en 2034 (soit 3 mois et demi de plus qu’en 2023).

Si l’on se place sur le scénario « d’espérance de vie haute » de l’INSEE, les âges de départ deviennent : pour les hommes, légèrement plus de 63 ans en 2030 (soit 8 mois de plus qu’en 2022), et 63 ans et quatre mois en 2034 (soit quasiment un an de plus qu’en 2023) ; et pour les femmes, 62 ans et sept mois et demi en 2030 (soit 5 mois et demi de plus qu’en 2023), et 62 ans et dix mois dans douze ans en 2034 (soit 8 mois de plus qu’en 2023).

On voit que, y compris dans un scénario d’espérance de vie haute, ces résultats, même s’ils s’y dirigent, sont assez éloignés de la cible du gouvernement d’un âge de départ à 64 ans en 2030, pour les hommes aussi bien que pour les femmes ; mais c’est le prix de la concorde et de l’acceptabilité. Et surtout la mécanique est supposée s’enchaîner au-delà de 2030 ou de 2034, sans jamais s’arrêter, par glissements réguliers de quatre ans en quatre ans, et en faisant échapper la société française à la fatalité de devoir revivre à chaque franchissement de palier le psychodrame des affrontements et du blocage.

Jouer sur le curseur

On s’est placé jusqu’ici dans l’hypothèse d’un partage du gain d’espérance de vie moitié-moitié entre travail et retraite ; mais la clef peut être asymétrique et l’on peut choisir de pousser le curseur plus ou moins en faveur de l’un ou bien de l’autre.

Ainsi, par exemple, une clef depuis 2010 de deux tiers-un tiers en faveur du travail au détriment de la retraite aurait conduit pour les hommes à un départ en 2023 un mois et demi plus tard qu’avec le partage moitié-moitié (62 ans et six mois en 2023), et un départ en 2030 quatre mois plus tard qu’avec le partage moitié-moitié (un peu plus de 63 ans en 2023, en scénario central).

Le choix inverse, d’un tiers pour le travail et deux tiers pour la retraite, aurait conduit, pour les femmes par exemple, à un départ en 2023 un demi-mois plus tôt qu’avec le partage moitié-moitié (62 ans et un mois et demi en 2023) et un départ en 2030 un mois et demi plus tôt qu’avec le partage moitié-moitié (62 ans et trois mois en 2023, en scénario central).

On peut noter au passage qu’atteindre avec ce dispositif la cible du gouvernement de 64 ans en 2030 supposerait pour les hommes de cumuler deux hypothèses extrêmes : avoir poussé depuis 2010, c’est à dire sur 20 ans, le curseur à 100 % du côté du travail en ne laissant rien pour le temps de retraite, et se trouver en sus dans une espérance de vie haute. Et même sous de telles hypothèses, pour les femmes l’objectif est hors d’atteinte en raison de la faible vitesse de progression, même en scénario haut, de leur espérance de vie à 60 ans.

Ainsi la clef de partage – gain partant au travail, part gardée en retraite – peut-elle être diverse, selon l’accord trouvé entre les partenaires. Mais elle peut être révisable aussi à chaque rendez-vous : c’est là une variable de négociation propre à nourrir et animer tous les quatre ans le dialogue social, étant acquis que ce dernier reste inscrit dans le cadre de principe du partage du gain en espérance de vie.

Atténuation des inégalités et pénibilité

Mais l’on peut jouer plus finement de ce curseur, en s’en servant pour atténuer, sinon corriger, les inégalités de retraite.

Les espérances de vie à tous âges, et donc à 60 ans, diffèrent fortement selon le niveau de revenu et même selon le niveau de vie (ce dernier, en sus des revenus, comprend les prestations).

L’INSEE publie des espérances de vie à tous âges selon vingt tranches de niveau de vie, de 5 % en 5 %. L’espérance de vie à 60 ans grimpe de tranche en tranche, la vitesse de progression étant la plus rapide dans les tranches extrêmes, aussi bien les plus basses que les plus hautes ; au bout du processus, à 60 ans l’écart d’espérance de vie entre les 5 % les moins riches et les 5 % les plus riches est de 7 ans et demi pour les hommes et de 5 ans et demi pour les femmes : l’inégalité de temps passé à la retraite selon la richesse est frappante.

L’idée est alors de répondre à cette disparité par une différenciation de la clef de partage selon le niveau de vie : en convertissant plus de gain d’espérance de vie en temps de retraite pour ceux au bas de l’échelle, et en imposant à l’inverse un recul de l’âge de départ d’autant plus grand que le niveau de vie est lui-même élevé.

Ainsi on pourrait, pour fixer les idées, imaginer un partage 10-90 (10 % seulement en recul d’âge de départ et donc 90 % en supplément de retraite) pour les travailleurs de la tranche la plus basse, et le partage inverse (90 % du gain d’espérance de vie affecté au recul de l’âge de départ) pour ceux de la tranche la plus haute ; avec, par exemple, un partage moitié-moitié pour les tranches centrales ; et un quart-trois quarts et trois-quarts-un quart (trois-quarts en recul d’âge, un quart en temps de retraite) pour les tranches intermédiaires inférieures et supérieures.

Mais toutes les variantes sont évidemment envisageables. Et là encore la détermination des tranches et des partages laisse toute sa place au dialogue social.

Mais, dans ce jeu d’atténuation de l’inégalité, on peut choisir une voie à la fois bien plus simple et bien plus radicale.

Elle consiste à faire dans un premier temps un calcul global sans distinction de niveau de vie, selon une clef de partage d’ensemble – par exemple moitié-moitié du gain d’espérance de vie, comme effectué plus haut, aboutissant aux âges déjà mentionnés : 62 ans et quatre mois et demi pour les hommes en 2023, 62 ans et deux mois pour les femmes.

Puis, ce calcul fait, dans un second temps imputer à ces âges, tranche de revenu par tranche de revenu, et tel qu’établi dans les données collectées par l’INSEE, l’écart observé avec l’espérance de vie d’ensemble.

Ainsi, pour les femmes, l’espérance de vie à 60 ans de la tranche de niveau de vie la plus basse est inférieure de 3 ans à celle de l’ensemble des femmes de 60 ans, et elle est de 2 ans et quatre mois plus grande pour les 5 % de niveau de vie les plus hauts. Partant d’un âge de départ d’ensemble calculé à 62 ans et deux mois en 2023, celui-ci serait corrigé à la baisse (moins trois ans) et donc descendu à 59 ans et deux mois pour les femmes de la tranche la plus basse, et corrigé à la hausse (plus 2 ans et quatre mois) et donc remonté à 64 ans et six mois pour les femmes de la tranche de revenu la plus haute ; la même correction apportée pour les hommes donnerait un âge de départ de 58 ans et trois mois en 2023 pour ceux situés dans la tranche des 5 % les moins riches, et 65 ans et dix mois en 2023 pour les 5 % les plus riches. Et ainsi de tranche de niveau de vie en tranche de niveau de vie, par années en moins ou par années en plus selon l’écart d’espérance de vie, tout au long de l’échelle.

Ce n’est pas tout. Sachant qu’il existe une corrélation forte entre niveau de revenu et pénibilité, on voit qu’en opérant par ces biais-là (asymétrie de la clef de partage, imputation des écarts d’espérance de vie), on attaquerait, en partie et de façon globale, mais sensiblement, la question de la pénibilité, avec l’avantage de s’exempter, du moins à ce stade, de l’élaboration de tout un appareil de critères et de nomenclatures, dénoncé par plus d’un employeur comme trop complexe et trop paperassier.

Des quelques vertus de ce dispositif

Partager de période en période le gain d’espérance de vie entre âge de départ et temps à la retraite : ce dispositif présente quelques vertus.

En premier lieu, il concilie les deux principes antagonistes, exposés en début d’article, qui sont au noeud du blocage actuel : celui de l’allongement du temps de travail inhérent à l’allongement du temps de vie, celui de la jouissance d’un supplément de temps à la retraite comme rétribution méritée du progrès humain.

Puis il a la vertu de la simplicité. La majorité des Français s’accorde à dire que la réforme est incompréhensible, noyée dans les calculs experts et dans les cas d’espèce. Du fouillis des affrontements, une seule idée surnage, écrasant tout le reste : vieillissant, il faudra travailler deux ans de plus. Il est vrai que la matière est rude, et tout le monde n’aura pas eu le cœur de se colleter avec le demi-millier de pages des travaux du COR et de l’étude d’impact, aux savantes complexités.

Tandis que l’espérance de vie, tout le monde comprend. Et tout le monde comprend ce qu’est en faire deux parts.

Ensuite vient la solidité, car on se fonde sur des chiffres constatés, incontestables, tirés de l’état-civil. Loin de l’écheveau des prévisions et des incertitudes, ces chiffres on peut les entendre et reprendre en confiance.

De là naît l’acceptabilité : le recul de l’âge de départ se fait sur une base claire, comprise, vérifiable par tous, au lieu d’être le jeu de décisions épisodiques et brusques, à relent technocratique.

Il y a encore la fluidité : les changements sont périodiques, réguliers et graduels ; et la flexibilité : les paramètres du partage, entre travail et retraite ou entre niveaux de revenus, peuvent être révisés à chaque rendez-vous.

Car une autre de ses vertus est qu’il laisse toute sa place au dialogue social, aussi bien sur la clef de partage du gain de l’espérance de vie que sur les seuils éventuellement choisis pour moduler les âges de départ selon les niveaux de vie.

Enfin, et ce n’est pas le moins, Il peut être porteur du sentiment d’une certaine équité : non content d’assurer un partage entre retraite et travail, temps contraint et temps libre, vie propre et collectivité, il peut, bien utilisé, s’attaquer, en partie et de façon globale, à la question des inégalités face à la retraite, et par ce biais, jusqu’à un certain point, à celle de la pénibilité.

Il est donc aussi porteur d’apaisement.

Mais surtout, et c’est peut-être sa vertu principale, il permet de sortir la question de l’âge de départ de l’impasse dans laquelle elle se trouve enfermée. Alors, en levant ce blocage, ce dispositif dégage la voie pour s’occuper des autres aspects et enjeux d’une réforme des retraites dont le débat actuel a mis en évidence la complexité, la multiplicité – et la nécessité.

RELEVES

Un nom pour ce dispositif ? RELEVES, pour : Redistribution Equilibrée de la Longueur d’Espérance de Vie Effective Supplémentaire.

 

Cet article a été initialement publié le 23 mars.

 

Mots-clés : Retraite – Âge de départ – Dialogue social – Démocratie sociale


Une version synthétique de cet article a été publiée sur le site de l’Express. Nous le publions avec due autorisation

Guy Abeille
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