Traduit de l’espagnol par Maria Dave.
J’écris ces quelques mots en souvenir de Marion Pinot, décédée il y a un peu plus d’un an. Ce mois de mars 2023, mois de la Femme, est une célébration qui permet de rappeler la participation des femmes à la société et de rendre visible ce que les femmes qui font la différence laissent en héritage. Il n’y a pas de meilleure opportunité, car Marion a su surmonter tous les « plafonds de verre » auxquels elle a été confrontée, devenant ainsi la référence intellectuelle pour plusieurs générations d’experts en compatibilité nationale en Amérique Latine et une formidable précurseure des comptes satellites du Tourisme et de la Culture dans de multiples pays.
Mathématicienne diplômée de l’Université de Paris, spécialisée en statistiques à l’ENSAE et titulaire d’un Master de l’Université de Stanford, Marion a, dès les années 60, bouleversé le statu quo et intégré dès sa jeunesse un monde essentiellement masculin.
À son arrivée en Colombie dans les années 70, son parcours académique et sa rigueur exemplaire la convertirent en un personnage clef pour la mise en place du système de comptabilité nationale du pays. En à peine quelques années, elle devint la référente pour résoudre tous les défis rencontrés par l’office statistique colombien, le DANE (Departamento Administrativo Nacional de Estatistica). Il n’était pas rare de la voir entrer dans le bureau du directeur pour offrir des solutions efficaces aux nombreuses crises en relation avec les recensements, enquêtes, études ou modifications qui devaient toutes être résolues en un temps record.
Cette passion pour assurer la comparabilité et la cohérence des données l’amena à intervenir dans plusieurs pays du continent américain. Durant de nombreuses années, elle fut missionnée pour le compte de divers organismes de coopération dans le but de structurer les comptes nationaux dans la région. Il n’est pas exagéré de dire qu’il existe toute une génération de comptables nationaux, qu’ils soient en particulier d’Équateur, de Bolivie, en Haïti ou de la République Dominicaine, qui l’a érigée au statut de référente.
Son nom a laissé une trace encore plus marquante dans le monde du Tourisme et de la Culture. Dans les années 90, Marion se chargea de formuler les bases conceptuelles des comptes satellites du Tourisme comme experte auprès de l’Organisation Mondiale du Tourisme. Elle fut ainsi responsable de proposer les standards, tableaux et indicateurs qui sont utilisés encore de nos jours pour évaluer les apports de ce secteur aux économies nationales dans le monde entier.
Durant la première décennie du XXIème siècle, sa réputation en tant que pionnière de la mesure économique du tourisme motiva un groupe d’intellectuels et d’organisations ibéro-américaines à l’inviter à créer la première méthodologie pour les comptes satellites de la Culture. Entre 2006 et 2009, Marion prêta son attention au monde des arts et du patrimoine de cette région dans le but d’illustrer leurs effets en termes d’apports au PIB, à l’emploi, à la balance des paiements et aux dépenses publiques. En 2015, Marion fut la cheville ouvrière de l’actualisation de cette méthodologie et, en 2019, elle entreprit la traduction en anglais de ce nouveau standard pour le Convenio Andres Bello et la Organización de Estados Americanos.[1]
Grace à sa créativité, les fondements de la mesure sociale et économique des expressions culturelles changèrent à jamais : elles devinrent plus précises et plus riches. Aujourd’hui, 17 des 19 pays qui forment l’Amérique Latine mesurent selon ces standards (ou sont en cours de le faire) leurs comptes satellites de la Culture. De même, plus de 15 autres pays à travers le monde se basent sur les documents techniques que Marion a élaborés dans ce domaine.
Sa vaste expérience en comptabilité nationale et en comptes satellites a fait d’elle l’une des premières femmes à faire partie de l’élite statistique multilatérale. Elle a traduit en anglais le livre majeur d’André Vanoli[2], Une Histoire de la Comptabilité Nationale. Elle a participé à la traduction en espagnol du livre pédagogique de l’OCDE, Understanding National Accounts. Son nom est ainsi reconnu par tous ceux qui se chargent de réfléchir à l’évolution de ces thématiques. Ainsi, lorsque j’ai eu la chance de l’accompagner durant ces vingt dernières années, d’anciens collègues de travail devenus membres de la division de statistiques des Nations Unies, de l’OCDE ou de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) mettaient en œuvre ses suggestions dans de nombreux domaines avec la tranquillité de suivre un conseil avisé et précis.
Ce qui est incroyable, c’est que Marion devint un modèle bien au-delà du monde professionnel. Sa vie fut une claire démonstration de l’équilibre harmonieux entre les sphères personnelles, de travail et de la famille. Son calendrier de travail importait peu, son esprit et ses activités faisaient la part belle au quotidien de son mari, de ses quatre enfants et ses neuf petits-enfants. Elle planifiait avec dévouement et amour les retrouvailles de sa famille répandue à travers le monde. Elle appréciait les étés en compagnie de sa famille en France et entretint durant de nombreuses années le goût des puzzles de Sudoku.
Pour moi, l’apprentie à qui elle a généreusement enseigné à mesurer la Culture, Marion fut ma professeure, mon amie et même, ces dernières années, la « grand-mère adoptive » de mes enfants, comme elle aimait s’appeler. Pour mes collègues du monde de la Culture, Marion fut une femme d’exception qui nous a permis de mettre en valeur ce que nous faisons, d’avoir une voix face aux décideurs, et aussi, l’ouverture intellectuelle nécessaire pour comprendre le symbolique, le mesurable et le non-mesurable de nos expressions créatives.
Pour elle, je demande tout notre respect et notre reconnaissance pour son héritage, sa vie et ses qualités humaines exceptionnelles.
Cet article a été initialement publié le 16 mars.
[1] La OEA (Organización de Estados Americanos) est la plus ancienne organisation de coopération du continent américain crée à Washington en 1889.
[2] Variances a publié récemment une nécrologie d’André Vanoli.
Le Convenio Andrés Bello (CAB) est une organisation intergouvernementale d’intégration éducative, scientifique, culturelle et technologique dans le cadre des pays ibéro-américains.
- Portrait de Marion Pinot, 1946 – 2022, ENSAE 69 - 3 août 2023
Bonjour,
Je suis très triste d’apprendre le décès de Marion que j’ai connue à l’ENSAE dans la période (1967-69) très agitée en France; je me souviens de son patronyme complet Pinot Périgord de Villechenon.
J’ai le souvenir d’une jeune femme aux joues roses, vive, curieuse, qui parlait très volontiers et était toujours prête à venir en aide. J’avais appris qu’elle avait choisi par amour de quitter la France pour l’Amérique du Sud, et je lis avec plaisir ses louanges pour avoir répandu la technique de Comptabilité Nationale, outil de base de la cohésion d’un pays.
Sa réussite dans les activités professionnelles ne me surprend pas, et la richesse de sa vie personnelle encore moins : ses nombreux enfants et petits-enfants, qu’elle a dû choyer avec amour.
Comme on dit chez les Arméniens : Que Dieu illumine son âme! et Que la terre lui soit légère !
Merci à Diana pour cet émouvant portrait de Marion. Je partage l’évocation de Jacques à propos de notre amie rencontrée à l’ENSAE en 1967-69. Son implication dans la comptabilité nationale dans les pays d’Amérique Latine a fait que ce sont d’anciens collègues d’Equateur qui m’ont informé de son décès il y a un an. Lors de missions qui m’ont conduit en Equateur à la fin des années 70 et début 80, je faisait toujours une halte à Bogota pour rencontrer Marion et sa famille dans leur résidence au nom charmant de « la Cansioneta ». A cette époque elle était en charge du TOF au département des comptes nationaux de la Banque Centrale et m’expliquait qu’elle avait beaucoup de mal à faire remonter auprès de ses autorités le problème de cohérence entre les soldes des comptes réels et ceux des comptes financiers, surtout s’il était interdit d’évoquer les rentrées de devises liées au trafic de drogue!! Pour le reste le texte de Diana montre bien à quel point Marion était une experte connue et appréciée en Amérique latine et Caraïbes. C’était une amie
J’ai également connu Marion qui était dans ma promotion 69 mais, comme elle avait quitté la France, je l’avais perdue de vue et j’ignorais son parcours exemplaire
Bravo et respect !
A la suite du beau témoignage de Jacques, auquel je souhaite m’associer, j’ajoute l’envie d’amitié que Marion suscitait. De ces années partagées à l’ENSAE, elle occupe dans mes souvenirs et j’imagine pour beaucoup une place importante,