Dans un numéro récent de Variances, Henri Sterdyniak présente ce qu’il entend être une synthèse s’agissant de la classe des revenus garantis, dont le revenu de base universel (RBU) ou le revenu garanti universel (RGU). Il en arrive à rejeter le RBU parce que trop coûteux et préconiser plutôt une variante amendée du RGU. Cet article montre qu’il faut aussi s’interroger sur le mode de versement de ces revenus de base : sous forme de revenus, c’est-à-dire d’unités monétaires, ou sous forme de produits de base universels ? Les grands pays d’État providence fournissent déjà en grande partie une variante du RBU sous forme de biens de consommation, en quelque sorte une « consommation de base universelle ». Le calibrage des revenus garantis ne peut pas oublier ce fait social de base, dont on montre les bonnes propriétés.

Le dilemme du financement

Raisonnant en ordre de grandeur, Sterdyniak relève que le RBU n’est finançable (en le paramétrant à 950€ pour une personne adulte seule) qu’à la condition de lever 555 Md€, en gros un cinquième du PIB. Si on retient comme il le fait la CSG comme instrument fiscal, il faudrait relever cette dernière de 35 points du revenu brut de la personne. Ceci même en interrompant certains revenus que le RBU viendrait plus ou moins remplacer, tels les prestations familiales, les minima sociaux ou le quotient familial.

Conclusion, c’est irréalisable.

Il se tourne alors vers le revenu garanti universel (RGU) qui ne diffère du RBU que parce qu’y est attachée une condition de revenu. Mais il montre justement que RGU et RBU sont identiques quand on considère le revenu net de la personne, après l’impôt pour le financer, ceci pour effacer beaucoup de confusion à son propos. Irréalisable donc tout autant.

Préférence toutefois pour le RGU, écrit-il, si on y introduit deux limitations : un élément réducteur pour les personnes en couple et surtout l’introduction d’une seconde conditionnalité, à savoir la recherche effective d’un travail par la personne. La personne active n’a pas à financer la personne qui fait le choix volontaire de ne pas travailler, celle que l’abondante littérature sur le RBU désigne par le « surfeur de Malibu ». Mais cette restriction est peu satisfaisante, on le sait, par difficulté à déterminer, d’un point de vue éthique et même économique, ce que veut réellement dire le refus volontaire de travailler. Les tenants du RBU y voient le retour, certes adouci, certes intermédié par une carotte financière plutôt qu’une contrainte physique, des workhouses d’antan. Le très libéral sinon libertarien Milton Friedman, un grand défenseur du RBU, répondait simplement : « On se moque et on doit se moquer de savoir pourquoi quelqu’un tombe au-dessous du niveau du jeu social ». Le RBU est de l’ordre du droit de la personne, et non d’une générosité soumise aux contreparties du bénéficiaire.

Et de toute façon, l’on reste à des niveaux budgétaires considérables, même si Sterdyniak ne les chiffre pas.

Pourquoi le RBU serait-il versé sous forme pécuniaire ?

Le RBU et ses variantes sont distribués, par définition même de ce qu’est un revenu, sous forme pécuniaire, c’est-à-dire en cash. Or, on pourrait imaginer qu’il soit versé d’une autre façon, par exemple sous forme d’un panier de biens de base, c’est-à-dire en nature. Pourquoi ne s’agirait-il pas d’une « consommation de base universelle », d’une CBU, gardant la propriété de base du RBU qui est de ne pas poser de conditions préalables sur la personne qui le reçoit ?

La surprise, quand on pose cette question, est de s’apercevoir immédiatement qu’un tel panier existe déjà, et qu’il représente d’ailleurs une proportion très importante du revenu national dans les grands pays développés. Par exemple, riches comme pauvres ont accès à l’école publique gratuite pour leurs enfants. De même, dans certains pays, dont la France, l’accès à la santé est « universel ». Voici, rien qu’avec l’éducation, 10 % du revenu des ménages préempté pour une distribution « universelle ». En quelque sorte, le RBU existe déjà, mais il est payé en nature.

Il faut ajouter à cela les biens qui ne sont pas gratuits, mais subventionnés, de sorte que leur répartition est moins inégalitaire que le voudrait la capacité à les payer ou, plus précisément, telle que le marché les distribuerait sur la base de revenus inégaux. On trouve parmi eux le logement, le transport, certains loisirs, les cantines scolaires, etc., certes souvent sous condition de ressources. La TVA joue également ce rôle, quand elle est à taux réduit sur certains biens jugés nécessaires, sans conditionnalité sur la personne qui les consomme. L’assurance santé elle-même, pour sa partie non « universelle », perçoit des cotisations sur la base du revenu et verse des prestations sur la base… de la santé, avec un fort effet redistributif.

C’est donc tout un continent qu’explorent insuffisamment les tenants d’une redistribution par des variantes de revenus garantis. Les deux canaux, revenu et consommation, doivent être vus en parallèle, tant du point de vue de la justice distributive que d’une approche par les droits. À oublier l’importance de ce socle redistributif, on en est conduit, comme Sterdyniak, à la difficile tâche d’étalonner son niveau et son champ d’application. Sauf à le limiter à un filet d’eau ou à cumuler des couches de conditionnalité, ajouter sans réflexion un RBU à l’existant implique des masses budgétaires considérables, avec les questions d’acceptabilité sociale et d’incitations adverses qui s’ensuivent. D’autant plus qu’il faudra toujours, RBU ou pas, une couche supplémentaire de solidarité pour protéger des situations de détresse. Qui refusera d’aider la personne démunie qui aurait dilapidé son RBU dès le début du mois ?

La redistribution passe-t-elle par les biens ou par le revenu ?

Cette question taraude depuis longtemps les économistes et les philosophes. Sous plusieurs angles. L’accès, gratuit ou payant, à l’enseignement supérieur est une bonne façon d’illustrer le dilemme, en supposant que le choix politique du pays est de favoriser une large ouverture. Les opposants à la gratuité usent d’un argument qui se veut de bon sens : la gratuité est injuste parce qu’elle consiste, dans son universalité, à subventionner les études des enfants des gens riches, qui n’en ont pas besoin (puisqu’ils s’accommodent souvent du paiement privé) alors qu’ils sont de loin les plus nombreux en proportion à suivre des études universitaires. Voici un système de redistribution régressif, et donc à condamner.

L’argument est incomplet et donc hypocrite. On ne l’entend pas par exemple à propos de l’enseignement secondaire, certes rendu obligatoire par la loi. Parce que si redistribution il y a, c’est aussi et surtout par le système fiscal qu’elle s’opère. Ceci permet de voir un premier parallélisme frappant, tant économique qu’éthique, entre le RBU et la CBU : riches et pauvres en bénéficient, mais le riche finance plus fortement. La fiscalité n’a même pas à être progressive pour cela : l’enfant de pauvre vaut l’enfant de riche à la porte de son université, alors que le revenu du riche – et donc normalement son impôt – est bien supérieur à celui du pauvre. Le problème vient plutôt de l’incapacité politique de l’État à faire accepter la redistribution par l’impôt et d’une certaine trahison des élites à cet endroit. Si les niveaux de revenu étaient moins inégaux dans la population, alors oui, il serait envisageable de ne faire payer que ceux (ou leurs parents) qui choisissent de faire des études supérieures. Mais voici qui rendrait inutile tant le RBU que la CBU.

Le débat se déploie différemment chez les économistes. Fidèles à leur tradition utilitariste, ils disent en général qu’il est préférable de distribuer sous forme de revenu que de consommation fléchée : les échanges libres à partir d’un revenu donné permettent à chacun d’améliorer sa position, ou du moins de ne pas la dégrader. Ne pas toucher au système des prix permet aussi une meilleure prise en compte du coût économique des biens. Et dans sa fibre morale, l’économiste ajoute parfois l’argument du paternalisme : les gens peuvent préférer disposer de l’argent et le dépenser selon leurs choix.

On sait ces arguments fragiles. Côté économique, distribuer du revenu sans contrepartie interfère inévitablement avec le système des prix, et même sur un des prix les plus importants dans une économie, à savoir celui du travail par rapport à celui du loisir (ou des biens permis par le loisir). Ce point rejoint une critique habituelle faite au RBU – que recevrait peut-être moins la CBU –, celle d’avoir un effet désincitatif sur le travail, sujet qui relève d’un examen empirique et sort du cadre de cet article.

James Tobin et James Meade, deux prix Nobel d’économie, avaient remis en cause le dogme de la redistribution par l’unique canal du revenu. Tobin, dans un article célèbre, mesure les avantages de ce qu’il appelle l’égalitarisme spécifique, sous la forme d’une consommation subventionnée ou gratuite. Il y voit tout d’abord un avantage de coût d’information et de surveillance. L’aide parvient de façon moins visible, plus cachée, à celui qui en a besoin, parce que tous en profitent. Elle est par là moins stigmatisante et mieux tolérée par le corps social. Le citoyen sera davantage choqué par une distribution inégale des services de santé ou d’éducation qu’il le serait des voyages en avion ou des loisirs… Voici deux avantages que revendique aussi le RBU, mais à titre de projet quand la CBU le fait tous les jours.

John Rawls s’inscrit dans cette perspective et affiche d’ailleurs sa méfiance face au RBU. S’il donne la priorité au principe de liberté, c’est-à-dire à l’accès de tous aux droits de base (dans la limite des mêmes droits pour les autres), il donne clairement la seconde place au principe de réciprocité qu’il exprime sous la forme d’un accès égal à ce qu’il appelle les biens de base, une notion certes quelque peu différente de celle qu’on évoque ici. Il exprime une méfiance pour un État qui ne conduirait sa politique de redistribution que pour éviter d’avoir à poser la question plus ardue des droits politiques au sens d’un accès de tous à des libertés et à des biens de base.

Le philosophe Thomas Nagel et l’économiste Liam Murphy, lors de leur réflexion conjointe sur le système fiscal du point de vue de la justice, relèvent les avantages éthiques de la taxation sur la consommation par rapport à la taxation sur le revenu. Cela permet d’établir un second parallèle important entre RBU et CBU : le RBU est cohérent avec un impôt sur le revenu, ne serait-ce que pour le financer. De la même façon, la consommation universelle serait en cohérence avec une fiscalité sur la consommation ou sur la dépense. Un grand économiste (de gauche) comme Nicholas Kaldor proposait dans les années 50 de ne taxer que la consommation, une réflexion redevenue d’actualité sachant la porosité croissante des impôts sur le revenu dans un contexte d’ouverture des frontières et d’inventivité financière.

Puisqu’il y a des impôts différenciés selon la nature du revenu, pourquoi n’y aurait-il pas – et il y a déjà – des taux d’impôt différenciés sur la dépense, voire négatifs dans certains cas, dans un objectif de redistribution sociale ou pour dissuader les consommations dites toxiques ou destructrices de l’environnement ?  Pour prendre un exemple, les dégâts sur la santé humaine d’une nourriture peu diversifiée et trop riche en glucides sont désormais bien identifiés. Y échapper suppose que les ménages à bas revenu consacrent un budget hors de leur portée à la seule alimentation, un manque qu’ils paient de leur santé et avec un coût collectif assumé par tous. Est-ce par force ? par libre choix ? On sent le ridicule de la question, de sorte qu’il est fondé, économiquement et éthiquement, que la politique publique intervienne sur le système des prix, par exemple par une modulation de la TVA ou par des taxes spécifiques, comme on le fait sur les boissons alcoolisées ou sur le tabac. On a ainsi les mérites de l’universalité qui satisfait le philosophe et un ciblage plus étroit de la solidarité sociale.

Une société démocratique a toute légitimité pour utiliser, aux côtés des aides pécuniaires, le système des prix et de la taxation sur les biens et services pour atteindre un objectif donné en matière d’aide sociale. Le tabou traditionnel que posent certains économistes sur la redistribution par les biens plutôt que par les revenus ne tient pas quand on met dans la balance les coûts associés à la prestation pécuniaire et le ciblage plus fin que permet l’instrument prix. Une réflexion plus poussée sur la redistribution par la consommation rend beaucoup moins urgente sinon inutile la mise en place d’un RBU.

François Meunier