Philippe Zaouati, fondateur et Directeur Général de Mirova, société d’investissement dédiée à l’investissement durable, ancien membre du Groupe d’experts de la Commission européenne sur la finance durable, administrateur de WWF France, de la Communauté des entreprises à mission et du Mouvement Impact France, auteur de nombreux essais dont « La Finance verte commence à Paris », nous propose de réfléchir à la question récurrente : « changer le système de l’intérieur ou créer une alternative à l’extérieur ? », un choix auquel nous sommes de plus en plus souvent confrontés.
La vidéo d’un groupe d’étudiants d’Agro Paris Tech appelant à la « désertion » lors de leur cérémonie de remise de diplôme est devenue virale. Naturellement, la radicalité de la part de la jeunesse entraîne des réactions diverses. Si la grande majorité des « adultes » a salué le courage de ces étudiants dans leur dénonciation d’un « système » révolu, du contenu de leurs études qui est de plus en plus déconnecté de la réalité et des enjeux de la planète, d’une carrière à venir qui ne répond plus à leur besoin de sens, d’autres ont au contraire critiqué une position extrême et fustigé l’abandon de leurs responsabilités.
La question sous-jacente à ce débat n’est pas nouvelle : peut-on changer les institutions de l’intérieur ? Ou mieux vaut-il s’en extraire, déserter, « disrupter » et créer une alternative à l’extérieur ?
Confrontés à la déconnexion entre l’avenir qu’on leur propose et leurs convictions, de plus en plus de jeunes, y compris après avoir terminé de longues études, préfèrent abandonner, démissionner, déserter ! Ils ne sont pas les seuls : leurs aînés déjà bien installés se posent les mêmes questions. Selon une étude de Microsoft au niveau mondial, 41 % des employés envisageaient de démissionner en 2022. La pandémie a renforcé le besoin de sens. Avoir un boulot qui est en phase avec ses valeurs et qui a un impact positif sur la société devient une exigence.
Faut-il pour autant déserter ? Aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs ? Et pourquoi rejeter ceux qui veulent changer le monde de l’intérieur ?
Mon expérience et mon parcours personnel me conduisent naturellement à penser que le changement de l’intérieur est possible avec de la conviction, de l’initiative, autrement dit une dose de prise de risque. La transformation – ou pour reprendre les termes de Bruno Latour, la « métamorphose » – n’exige-t-elle pas de partir d’un existant, d’un intérieur, d’un écosystème, que celui-ci soit un pays, un territoire, une communauté, une entreprise ?
J’ai eu envie de dire à ces jeunes : ne désertez pas ! Vous avez un rôle important à jouer. Vous avez compris qu’il fallait une cohérence entre vos identités, vos vies, votre travail et vos convictions. Plusieurs voies sont possibles. Certains d’entre vous iront chercher cette cohérence à la marge ou à l’extérieur du système, d’autres essaieront d’entreprendre ou de changer les entreprises de l’intérieur. Ne vous combattez pas, travaillez ensemble, c’est la seule façon de faire advenir cette économie compatible avec l’intérêt général. Le philosophe Bernard Stiegler espérait créer « une coalition des zadistes aux banquiers ». C’était très ambitieux, mais nous avons besoin de créer des ponts. Ceux qui essaient de changer le système de l’intérieur ne sont-ils pas les meilleurs alliés de ceux qui veulent faire la révolution de l’extérieur ?
Et puis le doute m’a envahi. Quelles sont les raisons qui poussent ces jeunes à la désertion du monde économique et à l’abstention dans la vie démocratique ? D’où vient l’effet repoussoir que, dans une forme d’aveuglement, nous ne voyons plus ? Deux événements récents sont symptomatiques, me semble-t-il, de ce que les nouvelles générations rejettent. Deux événements qui montrent que le système se raidit parfois à l’excès et tend à perpétuer un « business as usual ».
Le premier est la polémique relative au sujet d’économie du BAC SES. Voici les trois questions de « contrôle des connaissances » auxquelles devaient répondre les candidats :
▫️Montrez que le travail est source d’intégration sociale.
▫️A partir d’un exemple, vous montrerez que l’innovation peut aider à reculer les limites écologiques de la croissance.
▫️Vous montrerez que l’action des pouvoirs publics en faveur de la justice sociale peut produire des effets pervers.
Si on les analyse une par une, rien dans ces questions n’est vraiment scandaleux. Elles correspondent sans aucun doute au corpus du cours de terminale. Le lien entre travail et intégration sociale ne fait guère débat. L’innovation peut permettre en effet de combiner dans une certaine mesure la croissance et le respect des limites écologiques. Enfin, il est admis que l’Etat-providence peut avoir des effets pervers.
Pour autant, ce sujet semble tellement déconnecté des préoccupations actuelles de la jeunesse qu’il laisse perplexe. Au moment où des étudiants appellent à la « désertion » des futurs métiers qu’on leur propose, que d’autres militent au sein d’une association comme « Pour un Réveil écologique », la relation au travail pourrait donner lieu à d’autres interrogations, sur la notion de sens par exemple. Si l’innovation est l’une des clés de la transition écologique, se focaliser sur l’objectif de poursuivre à tout prix la croissance est loin de l’exigence de sobriété que le GIEC considère comme indispensable dans les pays développés. Enfin, dans une société éclatée et de plus en plus inégalitaire, dans laquelle le besoin de solidarité est immense, demander aux élèves de réfléchir aux effets pervers de l’Etat-providence est assez cynique.
Globalement, c’est une vision peu nuancée que traduisent ces trois questions. Celle d’une société obsédée par la croissance et prête pour cela à ériger le travail en valeur ultime, l’assistanat en repoussoir et les limites écologiques en simple contrainte à dépasser. Nul doute que cela entraînera d’autres envies de désertion.
Le deuxième événement est la prise de position surprenante de Stuart Kirk, désormais ancien directeur de l’investissement responsable de HSBC.
Depuis quelques années, la vague de la finance responsable et de la gestion ESG est incontestable. La généralisation que les pionniers espèrent depuis longtemps est enfin là. Aucun investisseur ne peut désormais s’affranchir d’un minimum de prise en compte des impacts environnementaux et sociaux. La plupart des grands acteurs prétendent même en faire le cœur de leur démarche. Et puis tout à coup, patatras ! La guerre en Ukraine, la crise de l’énergie en Europe, la hausse du prix des matières premières, le retour de l’inflation, la reprise des investissements publics dans la défense… voilà autant de « bonnes » raisons ou plutôt de « mauvais » prétextes pour donner un coup de frein, quand ce n’est pas un retour en arrière.
Certains grands investisseurs comme BlackRock reviennent ainsi sur leur politique de vote et annoncent qu’ils ne soutiendront plus toutes les résolutions sur le climat. Pire, ceux qui se sentaient forcés de céder à la tendance ESG retrouvent des raisons d’attaquer les fondamentaux de la finance durable. Allons, nous disent-ils, ne faudrait-il pas réinvestir dans les énergies fossiles si on veut se chauffer l’hiver prochain en Europe, et aussi dans l’armement pour se défendre face aux velléités belliqueuses de la Russie ?
Les déclarations sans filtre de Stuart Kirk sont la caricature de ces positions « réactionnaires ». Selon lui, les investisseurs ne doivent pas s’inquiéter du risque climatique, les banques centrales et les régulateurs exagèrent les effets du climat dans leurs « stress tests » et finalement « quelle importance si Miami est sous six mètres d’eau en 2100 ? ». Ces outrances ne sont pourtant que la partie visible de l’iceberg. Si la tendance vers plus de durabilité dans la finance reste forte, le regain d’une forme de climato-scepticisme est évident. Il s’ajoute à ceux qui, comme Nicolas Dufourcq, le Directeur général de Bpifrance, affichent ouvertement que les objectifs de l’accord de Paris ne peuvent plus être atteints et s’en remettent à un miracle technologique pour nous sauver de la catastrophe. Comment prétendre que le changement de l’intérieur est possible si les maigres avancées sont remises en cause en permanence ?
Ces deux exemples expliquent pourquoi une partie de la jeunesse ne croit plus à la capacité du système à se réformer. Nous pouvons (nous devons) encore essayer de l’en convaincre. Dans le mode éducatif, en répondant à la demande de prise en compte de la crise climatique dans les enseignements. Dans celui de la finance, en faisant le tri entre les financiers sincères qui font de vrais efforts et les « greenwashers ».
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Bonjour monsieur,
Merci pour cet article, il est enrichissant.
Bonne journée