Ce texte est la version réduite de la conclusion de notre livre paru récemment (Marco, 2022). Il résume la position anticipatrice d’une dizaine de grands gestionnaires dont nous avons étudié la pensée dans les 33 chapitres du livre. Cet ouvrage est une réaction contre la tendance des historiens anglo-saxons du management à passer sous silence la quasi-totalité des penseurs français en la matière. Pour eux (Cummings, 2017) seul Henri Fayol mérite d’être inséré dans une histoire globale de la discipline. Or les premiers textes importants en gestion de notre pays ont été publiés une cinquantaine d’années avant la création des colonies anglaises en Amérique du Nord. Ce qui ne veut pas dire que l’influence anglaise puis américaine n’ait pas influencé la pensée française en gestion : au contraire, elle s’est toujours adaptée aux idées venues d’ailleurs.
Nous devons à Arthur Cecil Pigou et à son maître Alfred Marshall la théorie des sentiments face à l’avenir du capitalisme. En transposant cette analyse au cas des grands gestionnaires de notre pays, on peut établir une petite typopogie des attitudes possibles face à l’avenir des entreprises nationales. Nous verrons d’abord les optimistes, puis les neutres, et enfin les pessimistes. Les premiers croient à l’essor sans fin des entreprises françaises[1] ; les deuxièmes[2] croient à une stagnation relative de ces firmes ; tandis que les troisièmes auteurs s’attendent à un déclin inéluctable de l’industrie française (et même du grand commerce) et donc de ses entreprises les plus dynamiques, en liaison avec le déclin selon eux inéluctable du capitalisme lui-même.
LES GESTIONNAIRES OPTIMISTES
L’optimisme en économie politique ou en gestion des entreprises peut être défini comme la croyance en un avenir meilleur de l’économie nationale ou des firmes autochtones. On considère, dans l’histoire de la pensée économique, que l’école optimiste française remonte à Frédéric Bastiat et à ses confrères libéraux. Cette idée a été contestée par Alain Béraud et François Etner au début des années 1990 dans une grande revue française[3]. Mais la gestion est axée, par définition, sur les anticipations du futur de la firme. Si ces anticipations sont positives, le manager est optimiste[4] ; si elles sont fort négatives, il s’avère pessimiste ; si elles sont trop incertaines, il reste neutre et ne se mouille pas.
En ce sens, le plus optimiste de tous nos auteurs est Le Choyselat : il anticipe des profits extraordinaires, et a une croyance infinie en l’effet de levier de l’enrichissement rapide. Et cela avec un produit alimentaire de base : l’œuf et la poule ! C’est peut-être lui qui a donné à Sully et à Henri IV l’idée d’axer leur communication économique sur la « poule au pot » du dimanche pour tous les sujets de Sa Majesté. Le Vert galant aimait les femmes et la bonne chère.
En général, tous les faiseurs de plans d’affaires sont optimistes, car sinon ils ne lanceraient pas leurs entreprises. André-Martin Labbé et Eugène Sala en sont les témoignages vivants pour la première moitié du dix-neuvième siècle. En dépit de conditions économiques encore incertaines (proximité avec la révolution de 1830, des chemins de fer encore dans l’enfance, une atmosphère politique sensible), ils ont osé lancer un projet d’envergure. Et Eugène Sala, qui avait écrit avec son frère, en 1836, que les bazars n’étaient pas un secteur sûr d’investissement, n’a pas hésité à engager toute sa fortune et son énergie pour reprendre le plus grand bazar parisien de l’époque. Sa formule devait être : « Faites ce que je dis, mais je ne fais pas ce que je conseille ! ». Elle a été mise en application ensuite par la plupart des journaux financiers.
Un économiste pratique optimiste a suivi le même chemin intellectuel : Courcelle-Seneuil. Formé au droit privé et féru d’économie bancaire, il savait les risques qu’il prenait à reprendre une petite usine de fonderie en province. Et comme il était très au courant, par ses lectures de journaux, des problèmes de gestion du personnel que rencontraient les firmes textiles lyonnaises, il a anticipé ces risques en payant bien ses ouvriers et employés. Économiste averti, il a anticipé la crise économique de 1847 et la crise politique de 1848 pour se retirer du jeu entrepreneurial à temps, et passer à autre chose : une courte carrière politique d’abord, une longue carrière journalistique ensuite. La liste de ses articles n’a jamais été dressée : nous pouvons l’évaluer à plusieurs centaines.
De même, un ingénieur issu de province comme Fayol a été un optimiste notoire en osant affronter les Américains sur le terrain assez glissant des idées organisatrices. Alors que les économistes de l’époque l’ont jugé superficiel et d’un style trop parlé, les gestionnaires américains ont vite reconnu sa valeur de précurseur de la discipline. Il a initié une touche française de gestion des firmes qui perdure jusqu’à nos jours, en particulier dans le domaine entrepreneurial[5].
Cette impression est aussi visible dans le cas de Léon Chambonnaud. Voilà un petit professeur d’anglais commercial qui ose lancer une immense encyclopédie de gestion mercatique en 9 tomes. Il faut être optimiste pour cela, car les critiques ne sont pas tendres avec les inconnus qui se lèvent dans un nouveau domaine. En recrutant une équipe compétente, et en modifiant peu à peu sa perspective pour intégrer les nouvelles théories, il a fait œuvre utile, même s’il n’est plus guère cité aujourd’hui dans les principaux livres d’histoire du marketing[6].
C’est aussi le cas des deux disciples universitaires français de Taylor : Jean-Paul Palewski, et André Philip. Ils prônent l’idée taylorienne d’une coopération des salariés et des patrons. Ce faisant ils relaient une vieille idée, qui remonte au moins à Voltaire (1764) qui, dans son Dictionnaire philosophique, pense que les hommes (et les femmes) sont bons par nature. Cette coopération peut aller jusqu’à la fraternité, voire à l’amitié. La littérature sur l’amitié dans les relations de gestion a connu une avancée certaine avec le livre d’Edmond Rovigue (1938) L’amitié d’affaires : essai de sociologie économique (Lausanne, F. Roth et Cie, 251 p.). Les candidats à l’agrégation de sciences économiques pouvaient le consulter car il était disponible dans la bibliothèque de la Salle des études statistiques du centre Panthéon. Les premiers agrégés de l’option gestion des entreprises auraient pu aussi le lire. Ainsi, ces gestionnaires optimistes prônent une troisième voie entre libéralisme et autoritarisme : la coopération à la manière de Charles Gide (Marco et Quinet, 2002). Tous les écrits sur la gestion collective découlent de là.
L’optimisme gestionnaire atteint des sommets avec Bruno Lussato. En comprenant que la cybernétique allait changer les rapports entre l’homme et les machines, il a promu une vision axée sur les micro-ordinateurs, qui rendent les salariés plus autonomes dans leur travail. La coopération peut ainsi s’exercer à distance, ce que les réseaux futurs permettront avec le télétravail. Lussato voit aussi l’avènement des robots qui délivreront l’humain des basses tâches.
Enfin l’optimisme redevient plus raisonnable avec Octave Gélinier. Car le pur libéral voit que la coopération ne peut s’effectuer sans une réflexion sur le partage du profit de l’entreprise. Soit on partage avec l’intéressement, soit on laisse les salariés obtenir des augmentations par les grèves et la négociation. Entre ces deux voies, existe-t-il une troisième position, plus neutre ?
LES GESTIONNAIRES NEUTRES
La neutralité en gestion peut être conçue comme la prudence appliquée à la prévision du futur. Ne sachant s’il sera ensoleillé ou assombri, ces auteurs restent dans l’expectative et ne se mouillent pas. Certains spécialistes de gestion ne croient pas que l’on puisse être neutre en ce domaine, en tous les cas pour les dispositifs instrumentaux que les gestionnaires utilisent[7]. Mais les hommes peuvent s’obliger à la neutralité, par principe ou par conviction. Cotrugli en est le premier exemple parmi les auteurs que nous avons étudiés. Il met la prudence au centre de la réflexion du marchand, qui doit se garder de trop bons espoirs de réussite dans ses entreprises commerciales. Il doit, en particulier, se méfier des « facteurs », ces employés au lointain qui gèrent pour lui de grosses affaires. Car il sait que la politique des États de son époque est très instable et qu’il ne faut compter que sur soi et sur les siens. Il est donc resté neutre vis-à-vis de Byzance et du Liban où il avait des comptoirs. La réputation de Barcelone et de Naples, où il centralisait la gestion de ses navires, était tellement puissante qu’elle valait passeport pour les peuples étrangers même hostiles à priori.
Deux siècles plus tard, Jacques Savary a, lui aussi, fait preuve de grande neutralité et de prudence doctrinale. Partagé entre les intérêts des négociants et ceux du pouvoir royal, il ne pouvait prendre parti pour l’un ou pour l’autre sans avoir des conséquences funestes sur sa situation financière. Il est donc resté assez neutre. Il a alors accordé une place importante au concept de prudence.
Jacques Savary des Bruslons a suivi la filière paternelle. Voulant défendre un patrimoine intellectuel important, il a continué l’accumulation des données sur le monde commercial pour éclairer la gestion du Prince et de son administration. Jean Paganucci est resté un comptable fidèle à ses principes : neutralité et prudence. L’administrateur Lincol a appliqué la neutralité du comptable à l’administration des usines de limes. Adolphe Guilbault, a exhorté à la neutralité du comptable dans tous les autres secteurs industriels et commerciaux. Albert Prouteaux, a confirmé la neutralité comptable dans la gestion des grandes entre-prises manufacturières ou de distribution (grands magasins). Si, à l’époque des frères Sala (vers 1840) les grands bazars étaient considérés comme trop instables quant à leurs vrais résultats financiers, vingt ans plus tard, au temps de Proudhon et Duchêne, les grands magasins paraissent très prometteurs sur ce point : leur rentabilité est supérieure à celle de l’industrie.
Georges Reymondin fait l’histoire de la neutralité du comptable avant que l’expertise soit mieux contrôlée par l’État. Lié professionnellement avec le libre-penseur Louis Rachou, il fait la promotion du Code des comptables qui vient donner un outil aux cabinets d’expertise pour mieux gérer leurs salariés. Mais il reste neutre, ne voulant pas choisir entre le patron et les employés. Son œuvre n’a pas fait l’objet d’une évaluation globale jusqu’à récemment (Andria et Naszalyi, 2013). Nul n’est prophète en son pays.
Raymond Boisdé a montré la neutralité du centriste (politique) quant à la montée des crises d’entreprises face à la mondialisation et la globalisation dont il a vu les prémices à la fin de sa vie. Comme parmi ses étudiants certains seront des patrons et d’autres de simples managers, il n’a pas voulu choisir un camp contre l’autre. Mais il ne verse pas dans le pessimisme idéologique.
LES GESTIONNAIRES PESSIMISTES
Le pessimisme des entrepreneurs a été intégré à la théorie économique par l’anglais Arthur Cecil Pigou juste avant la grande crise économique des années trente (Bousquet, 1958). Il a montré que les cycles de la conjoncture sont liés aux diverses phases d’optimisme (le boom) et de pessimisme (la récession) que traversent les entreprises via les entrepreneurs et managers. Et si le patron est pessimiste, il y a de fortes chances que ses employés et ses cadres le soient aussi, surtout si cette attitude a un impact immédiat sur leurs salaires, revu à la baisse.
Opposés doctrinalement aux optimistes libéraux, les auteurs socialistes comme Proudhon et Duchêne, ont émis des critiques très fondamentales. En voyant l’essor extraordinaire de la Bourse de Paris de leur temps, ils ont opté pour une vision sombre : la concentration financière conduirait tôt ou tard à la ruine du pays. Ils rejoignaient ainsi le verdict sans appel de Marx pour qui le capitalisme était condamné à terme, en raison de ses propres contradictions internes. Marx sera relayé par Hilferding dans cette voie de la ruine financière.
Guihéneuf, spécialiste de Karl Marx, s’est d’abord attaqué au concept de valeur chez le grand économiste allemand. Puis il a pris les chemins de traverse de la psycho-sociologie et l’a appliquée à la gestion des organisations. Le ver est dans le fruit quand le stress des salariés nécessite des techniques comme le coaching, le mentoring ou les techniques de motivation en groupes. C’est un cautère sur une jambe de bois. La naïveté des optimistes tombe quand on constate les inégalités de revenus entre les grands patrons et les salariés de base.
Un auteur français a essayé d’appliquer les concepts marxistes à la gestion des entreprises privées ou publiques : Paul Boccara. Dans son principal livre de 1985 (Intervenir dans les gestions avec de nouveaux critères), il essaie de convertir les idées marxistes en critères effectifs de gestion. C’est être pessimiste que de croire que les concepts traditionnels de gestion ne sont pas susceptibles de progrès dans le capitalisme contemporain.
La résistance française à l’impérialisme de la pensée managériale « yankee » a été étudiée par Annick Bourguignon, Véronique Malleret et Hanne Norrekit (2000) American Management Theory and French Acts of Resistance (Aarhus School of Business, Department of International Business, 17 p.). Mais résister ne veut pas dire que l’on est pessimiste quant à l’avenir de la pensée française en management. D’ailleurs, au rayon développement personnel, on trouve le livre de Julie Norem (2015) Découvrez le pouvoir positif du pessimisme ! (Paris, Inter-éditions, 228 p.). On peut inverser le titre et proposer : découvrez le pouvoir négatif de l’optimisme ! Il existe d’ailleurs des livres qui sont intitulés Éloge du pessimisme[8], courant de pensée qui remonte à Georges Sorel (1911), disciple de Proudhon, et à son analyse des diverses illusions du progrès. Sur l’œuvre de Sorel, nous renvoyons aux 16 volumes des Cahiers qui lui ont été consacrés entre 1983 et 1998. En particulier, y sont reproduites de très nombreuses lettres échangées avec d’autres grands intellectuels de la période, où transparaît son pessimisme philosophique. Le pessimisme conduit à la faillite de la pensée managériale selon le sociologue François Dupuy (2015), qui est un peu lost in management.
Mots-clés : Histoire de la pensée gestionnaire – France – XVIe-XXIe siècle
[1] J. St Pierre et F. Labelle (2017) Les PME, d’hier à demain. Bilan et perspectives, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 537 p.
[2] A. Fayette (2011) L’efficacité des gestionnaires et des organisations, PUQ, p. 273.
[3] A. Béraud et F. Etner (1993) « Bastiat et les libéraux : existe-t-il une école optimiste en économie politique ? », Revue d’économie politique, vol. 103, n° 2, p. 287-304.
[4] Philippe Gabilliet (2018) Éloge de l’optimisme : quand les enthousiastes font bouger le monde, Paris, J’ai Lu, 189 p.
[5] F. Lasch & S. Yami (2008) « The Nature and Focus of Entrepreneurship Research in France over the Last Decade: a French Touch? », Entrepreneurship, Theory and Practice, vol. 32, n° 2, p. 339-360.
[6] Deux exceptions: M.A. Beale (1993) Advertising and the Politics of Public Persuasion in France, 1900-1939, Berkeley, University of California, 528 p.; P. Bourgne et B. Cova (2013) Marketing: remède ou poison? les effets du marketing dans une société en crise, Caen, EMS, p. 112.
[7] A. Dietrich, F. Pigeyre et C. Vercher-Chaptal, dir. (2015) Dérives et perspectives de la gestion : Échanges autour des travaux de Julienne Brabet, Lille, Septentrion, p. 173.
[8] B. Barras (1998) « Pessimisme et optimisme de l’ingénieur », Infoscience.epfl.ch ; Jacques Costagliola (2004) Éloge du pessimisme, Paris, L’Harmattan, 307 p. ; Michael Löwy (2019) Kafka, Wells, Benjamin : éloge du pessimisme culturel, Orange, Éditions le Retrait, 85 p.
Références
Bousquet, G.-H. (1958) A.C. Pigou : traduction, introduction et notes, Paris, Dalloz, 415 p.
Cummings, S. dir. (2017) A New History of Management, Cambridge University Press, 376 p.
David, A., Hatchuel, A., Laufer, R. (2012) Les nouvelles fondations des sciences de gestion, Paris, Presses des Mines, 268 p.
Deslandes, G. (2013) Essai sur les données philosophiques du management, Paris, PUF, 252 p.
Dupuy, F. (2015) La faillite de la pensée managériale, Paris, Média Diffusion, 238 p.
Marco, L. (2022) Histoire de la pensée gestionnaire française, XVIe-XXIe siècle, Castres, Edi-Gestion, 519 p. Disponible gratuitement sur HAL Paris-Nord.
Marco, L., Quinet, C. Éditeurs (2002) Charles Gide : contributions à la Revue d’économie politique, Paris, L’Harmattan, volume V des oeuvres de Ch. Gide, 374 p.
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