La prévision est un art difficile, surtout quand il s’agit de l’avenir !
Pierre Dac

 

Sous la forme d’un article en deux parties, nous proposons ici une réflexion épistémologique sur les fondements de la futurologie, ou analyse du futur, en tant que champ disciplinaire pertinent pour l’analyse stratégique. Nous discuterons les différentes attitudes possibles des analystes ou des décideurs, lorsqu’ils envisagent l’avenir, respectivement comme objet d’étude ou comme terrain d’action.

Dans cette première partie, nous brossons une rapide perspective des progrès de la futurologie, depuis la parole d’oracle jusqu’au Big data, puis nous nous interrogeons sur l’imprévisibilité essentielle » d’un monde de plus en plus complexe et volatil. Dans un tel contexte, les données abondent mais, paradoxalement, fournissent une connaissance assez pauvre d’un devenir de plus en plus ouvert. Toute projection se heurtant à une multitude d’aléas, les outils de la data science sont davantage utilisés « en prise directe », c’est-à-dire pour agir à court terme en fonction de l’observation des comportements « efficaces », plutôt que pour mettre le futur en modèles avant d’agir. Cette vision résolument volontariste de « l’accouchement du futur » est également présente dans le courant de pensée prospectiviste, ou « pré-visionnaire ». Basée sur la méthode des scénarios, autrement dit la « scénarisation du futur », la prospective vient utilement relayer l’approche prévisionniste classique, basée quant à elle sur l’extrapolation statistique des phénomènes passés.

Futurologie : une brève rétrospective

Dans l’Antiquité, la prévision ne constituait pas une discipline scientifique. Seuls les Dieux étaient censés connaître le futur et pouvaient être consultés par l’intermédiation d’oracles, telle la fameuse Pythie de Delphes. La prévision consistait alors en l’interprétation des paroles de ces oracles, messages généralement ambigus, comme celui-ci, de Pythie à Crésus : « Si tu livres bataille, alors un grand empire sera détruit ! »… Dans cette prophétie apparemment limpide, un point critique demeurait cependant indéterminé : quel empire sera-t-il détruit ? Sur la foi d’une interprétation optimiste, Crésus attaqua Cyrus et ce n’est que dans l’après-coup, une fois vaincu, qu’il réalisa tout à la fois la justesse inopposable de l’oracle et sa propre erreur d’interprétation !

Les progrès scientifiques ont ensuite progressivement conduit à la vision déterministe et linéaire d’un futur s’étendant dans la continuité d’un passé auquel le présent l’articule. En est naturellement découlée l’idée que l’examen des évènements passés peut aider à prédire ceux qui vont advenir. Un archétype de cette conception est fourni par le modèle de la mécanique classique, dans lequel l’évolution d’un système de corps matériels, soumis à la loi fondamentale de l’attraction universelle, est parfaitement prédictible… du moins sur le papier. Sous l’hypothèse héroïque que l’état présent du système, défini comme l’ensemble des positions et des vitesses de ses corps constitutifs, est parfaitement connu à l’instant présent, alors tous les états futurs sont déterminés. Symétriquement, comme dans un miroir où passé et futur sont images l’un de l’autre, tous les états passés du système peuvent également être inférés à partir de son seul état présent.

En suivant ce fil conducteur d’un futur « tiré » du passé, l’élaboration d’outils quantitatifs de plus en plus sophistiqués, recourant à l’analyse statistique des données, a permis aux prévisionnistes de construire des maquettes du futur de plus en plus réalistes et de les proposer à l’appréciation plus ou moins avisée des décideurs, comme des sortes d’oracles des temps modernes. Néanmoins, en dépit de la qualité sans cesse accrue des prévisions qu’ils délivrent, les instruments scientifiques d’exploration du futur se heurtent structurellement à deux écueils majeurs.

En premier lieu, la fiabilité des modèles est fortement limitée par le fait que le passé et le présent, et non pas seulement le futur, sont très imparfaitement connus. D’une part, en raison de la très grande complexité des objets soumis à la prévision, singulièrement s’agissant des systèmes économiques et sociaux et, d’autre part, de la nécessaire incomplétude et imprécision des observations et des mesures pouvant être réalisées. Le modèle idéal de la mécanique classique devient, une fois confronté à la réalité, une inaccessible épure. La connaissance de l’état présent est intrinsèquement entachée d’incertitude. Or, les algorithmes prédictifs se montrent extrêmement sensibles à de très petites fluctuations de leurs données d’entrée, si bien que les simulations sont sujettes à une instabilité chaotique, rendant la prévision très fragile au-delà d’un certain horizon temporel : à petites causes, grandes conséquences, tel est « l’effet papillon » par lequel un battement d’aile de lépidoptère à Tokyo peut, à retardement, déclencher une tempête à New York !

En second lieu, par construction même, ne peuvent être prédits que des évènements appartenant à l’ensemble des issues considérées ex ante comme envisageables. Les issues « inattendues » échappent ainsi nécessairement au champ de la prévision. Par exemple, l’accident nucléaire de Fukushima, survenu en mars 2011, n’était pas concevable à partir de l’ensemble des données prises en compte, puisque cet ensemble excluait précisément la possibilité d’une simultanéité des deux facteurs exceptionnels – séisme et raz de marée d’amplitudes sans précédent –, qui, conjointement présents, ont en définitive provoqué la catastrophe.

Les évènements dramatiques tels que des catastrophes naturelles ou industrielles, sont loin d’être les seuls à passer au travers des mailles du filet de la prévision. Beaucoup d’évènements quotidiens de la vie économique et sociale sont également inattendus, ainsi que l’exprime excellemment ce titre d’une nouvelle d’André Maurois[1] : « Toujours, l’inattendu arrive ».

Par exemple, les usages du téléphone ou du Minitel en France ont mal été anticipés au moment de l’apparition de ces nouveaux appareils, et ils ont même été incorrectement prévus : à la fin du 19ème siècle à Paris, on imaginait que le principal usage téléphonique serait le « théâtrophone »[2], retransmission sonore des représentations d’opéra dans les appartements huppés de la capitale. Les conversations entre particuliers ne figuraient même pas parmi les possibles applications prometteuses du téléphone ! De même, au début des années 1980, l’explosion des messageries roses sur le Minitel n’avait nullement été prévue, tandis qu’une hypothétique substitution de masse au courrier physique était envisagée, parmi les scénarios jugés comme les plus vraisemblables à court terme , ce qui n’adviendra en définitive que vingt ans plus tard, avec l’essor du courrier électronique sur Internet.

Dans le registre de la communication, l’internet détient sans conteste le titre de champion du monde des technologies imprédictibles. Quelle illustration plus frappante en donner que cette image percutante, attribuée à Vinton Cerf, l’un des pères d’internet ? « Imaginons une assiette de spaghettis, placée dans une machine à laver en marche, elle-même plongée dans une bétonnière en rotation, le tout suspendu à un pont de lianes dans la jungle, pendant un tremblement de terre. Sauriez-vous prévoir la trajectoire du ketchup ? ».

À l’ère numérique, dans un univers où règne une innovation permanente, l’imprédictibilité, loin de constituer une connaissance incomplète à combler, voire un défaut à corriger, est devenue une caractéristique majeure, à la fois endogène au fonctionnement du système et créatrice de valeur… L’incertitude est de ce point de vue semblable au cholestérol : la mauvaise, qui rend aveugle, doit être distinguée de la bonne, qui rend fécond ! Toutefois, par sa nature même, l’imprédictibilité créatrice condamne la prévision classique à l’impuissance.

« L’effet ketchup » de Vinton Cerf contraint aujourd’hui les futurologues à un changement radical de paradigme : si je ne suis pas en mesure de « découvrir » le futur, ne ferais-je pas mieux de « l’inventer » ?  Ainsi, pour la « nouvelle analyse des données » (data analytics), l’enjeu le plus important ne consiste pas à prédire l’avenir afin d’aider à prendre une décision présente, mais plutôt à façonner directement le futur à l’aide de cycles courts de programmation, sautant directement de la mesure à la décision. Dans ce processus chaîné, l’étape de la prévision proprement dite est omise : telle la gangue d’un minerai, celle-ci devient un produit dérivé, si ce n’est un rebut.

Remarquons à ce propos qu’un même outil peut s’avérer très pertinent pour préparer des décisions localement bien adaptées et pourtant très impropre à fournir une prévision globale. S’agissant par exemple de la propagation d’une pandémie comme celle de la Covid 19, les données massives extraites des réseaux sociaux en ligne sont d’une grande aide pour prendre en charge des patients en temps et en heure là où cela apparaît le plus nécessaire, mais elles ne permettent pas d’établir une prévision d’ensemble du processus de diffusion du virus, en raison d’un biais de significativité statistique. Les data scientists ne visent pas prioritairement une prédiction fiable, ils recherchent avant tout une action efficace, ainsi que le démontrent clairement le développement de la publicité et du marketing ciblés sur internet, ou encore l’essor des services sur mesure dans les domaines de la banque, de l’assurance ou de la santé.

La culture de management régnant au sein des GAFAs est également révélatrice de cette même posture : l’observation et la mesure des comportements, des utilisateurs comme des collaborateurs, sert de base à l’innovation de produit et aux stratégies commerciales : plus souvent que par la disruption, le changement s’opère par petits pas incrémentaux, selon le principe du kaizen, mot japonais signifiant « amélioration continue ».

Prévision et prospective

Le principe consistant à susciter le futur, plutôt que le prédire avant d’agir, n’est pas véritablement nouveau. Ainsi, pour contourner l’écueil de l’imprédictibilité, une approche alternative à la prévision, appelée « prospective », s’est développée en France dès le lendemain de la seconde guerre mondiale, sous l’impulsion des travaux de Gaston Berger[3] et Bertrand de Jouvenel[4], notamment poursuivis et mis en forme par Jacques Lesourne[5] et Michel Godet[6]. Selon cette approche, le futur n’est plus considéré comme un objet d’investigation et de prédiction, mais comme un objet de désir et de volonté.

Au sein d’une palette de scénarios envisageables, de futurs possibles ou « futuribles », un futur désirable est identifié. Ce futur est fixé comme le but devant être atteint à un certain horizon temporel. Puis, inversant la direction de la flèche du temps, un chemin antéchronologique menant de ce futur projeté vers le présent est tracé rétrospectivement, en s’attachant à répondre aux questions suivantes. Quels problèmes-clés devront impérativement être résolus à différents stades intermédiaires critiques, – et comment ? -, de façon à faire advenir comme futur réel le futur désirable plutôt que tout autre, une fois restauré le sens naturel de l’écoulement du temps ? Inversement, quels écueils devront-ils être impérativement évités, afin d’empêcher l’occurrence des scénarios indésirables ? Dans cette démarche de construction à rebours de l’avenir, plus indicative et qualitative que détaillée et quantitative, le prévisionniste s’est en quelque sorte mué en un « pré-visionnaire ».

Prévision et prospective manifestent deux postures contrastées face à l’avenir : d’un côté, se situe la projection scientifique du prévisionniste, enracinée dans l’examen du passé ; de l’autre côté, le projet visionnaire du prospectiviste, résolument tourné vers le futur. Une anecdote illustre malicieusement ce contraste de postures. À une jeune femme troublée par l’insistance de son regard – « Pourquoi me dévisagez-vous, Monsieur ? » –, Edgar Faure, alors Président du Conseil, aurait, au cours d’un dîner servi cette provocante réponse : « Je ne vous dévisage pas, Madame, je vous envisage ! ». Se fût-il exprimé en prévisionniste circonspect – « Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés, il me semble vous reconnaître ? » –, « l’envisagée » eût sans doute pu contrer sans trop de peine les avances du séducteur. Que pouvait-elle, en revanche, sinon manifester sa gêne et sa colère, contre l’assaut d’un prospectiviste aussi déterminé, au point de franchir les limites de la convenance ?

Alors que la prévision « dévisage » passé et présent pour dresser le portrait d’un futur extrapolé des tendances observées, la prospective « envisage » un futur désirable, puis s’interroge sur les moyens d’atteindre ce Graal… car l’avenir ne peut pas être lu uniquement dans le « marc de passé » !

Selon une image due à Bertrand de Jouvenel, père de la prospective, on ne saurait imaginer un conducteur qui userait du seul rétroviseur, sans jamais regarder la route vers l’avant. L’image est riche car, plutôt qu’opposer prévision et prospective, elle les présente comme deux facettes complémentaires d’une aide efficace à la décision. Afin d’optimiser sa conduite et manœuvrer à bon escient, l’automobiliste-décideur doit à la fois : repérer dans son rétroviseur les véhicules susceptibles de le dépasser ou de le percuter par l’arrière, scruter les véhicules qui le devancent, détecter d’éventuels obstacles encombrant la chaussée.

En contrepoint de la prévision, dont l’ambition est de fournir au décideur une représentation du futur qui repose sur une sorte de « neutralité scientifique » et qui se tient en position de réserve par rapport à l’action, la prospective constitue une discipline doublement engagée, à la fois proactive et réflexive : proactive, car elle est structurellement orientée vers l’engendrement d’un futur encore dénué d’existence ; et réflexive, car le processus de prise de décision est intégré dans l’analyse elle-même, comme partie constituante d’une même boucle de pensée, liant la cognition à l’action. Cette boucle brise la séquence linéaire et causale conduisant classiquement de l’expertise vers la décision, chaîne de transmission qui gouverne aussi bien le mécanisme prophétique des oracles que l’approche prévisionniste standard. C’est sans doute ce parti pris de casser les codes ancestraux de la futurologie qui conduit plaisamment Michel Godet à qualifier la prospective « d’indiscipline intellectuelle » !

Les méthodes de la prospective participent à cet égard du même esprit que les techniques les plus récentes de l’analyse des données massives propre au Big data. Cet esprit commun est excellemment résumé par ces mots de Gaston Berger : « Demain ne sera pas comme hier. Il sera nouveau et dépendra de nous. Il est moins à découvrir qu’à inventer. » Toutefois, tandis que la data science emploie des instruments quantitatifs très élaborés recourant à l’intelligence artificielle, tels les réseaux de neurones ou l’apprentissage profond, la prospective apparaît davantage, du moins à ce stade, comme un patchwork artisanal où se mêlent appréciations qualitatives et éléments chiffrés. Autre différence majeure, la prospective voit à long terme et elle explicite la description d’avenirs alternatifs, auxquels elle conditionne l’action, alors que la data science fait cette impasse et opère à tâtons, par essais-erreurs, dans un enchaînement de boucles rétroactives de court terme.

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Dans la deuxième partie de cet article, nous adopterons le point de vue du décideur et nous montrerons comment varie son attitude face à l’avenir, selon qu’il considère le contexte de ses actions comme incertain, autrement dit inconnu mais connaissable, ou comme indéterminé, autrement dit à la fois inconnu et inconnaissable. Dans le second cas, la rationalité classique, assujettissant l’action à des conséquences qui ne sont ni calculables ni probabilisables, s’avère peu opérante. Une rationalité alternative, ou « rationalité quantique », peut néanmoins y être substituée, dans une forme d’auto-transcendance du sujet et de causalité contrefactuelle, où le seul moyen de s’assurer du bien-fondé de l’action devient l’action elle-même ! Parce qu’incapable de savoir d’abord pour agir ensuite… il faut agir d’abord pour savoir ensuite ! Embrasser le crapaud et y croire très fort, pour faire sortir le prince ! Conte de fées à suivre…

 

Mots-clés : Pythie – futurologie – Big data – data science – prévision – prospective


[1] Cf. André MAUROIS, Toujours l’inattendu arrive, Paris, 1943.

[2] Cf. Danièle LASTER, « Splendeurs et misères du théâtrophone », Romantisme, 1983, pp.74-78.

[3] Cf. Gaston BERGER, Phénoménologie du temps et prospective, Paris, PUF, 1964.

[4] Cf. Bertrand de JOUVENEL, The Art of Conjecture, New York, 1967.

[5] Cf. Jacques LESOURNE, Les mille sentiers de l’avenir, Seghers, Paris, 1981, 372p.

[6] Cf. Michel GODET, Manuel de prospective stratégique (2 tomes), Tome 1 « L’indiscipline intellectuelle », Tome 2 « L’art et la méthode », 3ème édition, Dunod 2007.

Nicolas Curien