Les grands groupes actuels de l’économie numérique, tels que les GAFAM ou leurs équivalents chinois, sont des entités multi-formes et multi-fonctions, dont l’organisation s’appuie sur une structure de nature industrielle, au sens large du mot, allant de la recherche et l’innovation à la dimension commerciale en passant par des stratégies de rupture ou une logistique performante. Il en est d’ailleurs de même pour les acteurs du même secteur nés avant la période numérique, comme Disney, ViacomCBS, ou plus proches de nous, les groupes TF1, Vivendi, M6, etc …

La logique « industrielle », verticale ou transversale, des sociétés de médias ou de communication n’est pas née d’aujourd’hui. Après avoir rappelé ce que signifie le mot média, nous illustrerons cette ancienneté par trois exemples extraits d’une chronologie s’étendant du premier millénaire avant notre ère jusqu’au milieu du XIXe siècle, moment où apparaitront la théorie générale des ondes et ses applications conduisant à l’émergence de la radio et de la télévision : ces exemples sont le courrier, l’écrit (volumen, codex, livre) et le télégraphe de Chappe. D’autres médias auraient pu être abordés, comme la photographie, le cinéma ou le disque.

Média : de quoi parle-t-on et qu’est-ce qu’un média ?

Le mot média est d’origine indo-européenne, medhi signifiant milieu ou centre, et, par extension, lien, liaison. De multiples variantes existent : madhya en sanscrit, mesos (μεσος) en grec ancien, medius en latin, ou encore midjis en gothique qui mène à l’anglais middle, l’allemand mitte, ou au néerlandais midden. En français, le sens initial se retrouve dans médian, moyen, intermédiaire ou intermédiation.

L’édition de 1931 du Larousse du XXe siècle mentionne au mot media : « ville de Pennsylvanie, Etats-Unis, 5500 habitants ». Pourtant la presse et l’affichage, médias s’il en est, existent alors depuis plusieurs siècles, le cinéma depuis trois décennies, et la radio a émergé dans les années 1920. Le sens usuel actuel du mot média est dû au professeur de littérature et théoricien de la communication canadien Herbert Marshall McLuhan (1911-1980), premier à employer l’entité mass-media : le média n’existe que par la masse. Sa définition est voisine proche de l’étymologie, « moyen » de communication : pour lui, sont des médias la parole, l’écriture, les imprimés, la roue, la photographie, la presse, la voiture, le télégraphe, le téléphone, le phonographe, le cinéma, la radio, la télévision …

Pour Wikipedia, en 2020, un média est « tout moyen de distribution, de diffusion ou de communication, d’œuvres, de documents, ou de messages écrits, visuels, sonores ou audiovisuels (comme la radio, la télévision, le cinéma, Internet, la presse, les télécommunications, etc). Ce terme est souvent utilisé comme l’abréviation de l’anglais mass-media, médias de masse en français ». Un média est donc un moyen technique de transmission et diffusion de contenus, et non les contenus eux-mêmes.

Premier exemple : le courrier

Le transfert de messages écrits par porteur est une pratique ancienne : le message – le contenu – va de l’expéditeur au destinataire par un porteur – le moyen technique –. Etymologiquement, le mot courrier ne désigne pas l’objet transporté, mais le porteur lui-même : le mot courrier vient du verbe latin curso, are, courir, ou des noms cursio, course, ou cursor, coureur, messager. Ce sens premier se retrouve dans l’expression « par retour du courrier » : le porteur doit attendre la réponse écrite immédiate du destinataire puis faire le chemin inverse vers l’expéditeur initial.

Industriellement, le « média courrier » s’organise très tôt. C’est en Chine, au XIIIe siècle avant notre ère, que l’on trouve trace du plus ancien système organisé de transmission ; il faut donc évaluer le nombre de messages à transporter, estimer le nombre de courriers et de chevaux, et le nombre de relais de repos. Au VIe siècle avant J.-C. sous le règne de Cyrus II, les Perses mettent en place un système similaire de cavaliers et de chevaux couvrant tout leur empire, des rives de la Méditerranée orientale jusqu’à l’Afghanistan. Le système perse donne une priorité, mais pas une exclusivité, aux messages administratifs. Vers la fin du Ier siècle avant J.-C., le cursus publicus de l’empereur Auguste est un dispositif organisé de cavaliers et de chevaux, directement inspiré des Perses. Les structures logistiques s’accroissent : création puis entretien des via, les routes romaines, construction au bord des routes de magasins d’approvisionnement et de relais de chevaux, les mutationes. Les messages de cette époque sont écrits sur de fines tablettes en bois, souvent recouvertes de cire, ou sur papyrus (qui a l’avantage de pouvoir être enroulé).

A la fin du XIIIe siècle, la Lombardie crée un service de courrier à cheval. En France, Louis XI organise en 1477 un réseau de messagerie à cheval équivalent à celui des Perses ou des Romains, uniquement destiné aux services royaux ou militaires. Les relais, où les chevaux fatigués sont remplacés par des chevaux frais, s’appellent des relais de poste. Ce nom est dérivé du verbe latin pauso, are signifiant s’arrêter, dont le participe est pausatus, et le nom associé pausatio, pause, arrêt. Poste sera ensuite le nom donné au bâtiment-relais lui-même.

Henri IV étend ce service aux lettres privées. Le réseau s’étend, le nombre de relais augmente : 632 en 1632, 1 426 à la veille de la Révolution. Sous Louis XV apparaît la malle-charrette, tirée par trois chevaux, elle-même remplacée à partir de 1800 par la malle-poste, mieux suspendue, plus confortable, transportant courrier et passagers. Les malles-poste sont facilement identifiables car peintes en jaune, qui deviendra ultérieurement la couleur de l’administration postale.

Le modèle économique est intéressant : le transport est, dès l’origine, à la charge du destinataire et non de l’expéditeur. Si le destinataire refuse l’envoi, le courrier n’est donc pas payé de son travail. Le principe de paiement du service va s’inverser, passant à la charge de l’expéditeur par le biais du timbre : une lettre non timbrée n’est plus acheminée. Le timbre postal naît en Angleterre et en Belgique dans les années 1830, le premier timbre-poste français est émis le 1er janvier 1849.

Deuxième exemple : les écrits, volumen, codex et livre

Tous les écrits ne tiennent pas sur de courtes missives portées par un courrier. Bien avant la création de l’imprimerie par Gutenberg, au milieu du XVe siècle, existent des écrits essentiellement sur papyrus, support premier de l’écriture depuis au moins le IIIe millénaire avant notre ère. Collées les unes aux autres, les lames de papyrus forment une longue bande enroulée sur elle-même, appelée volumen. Un volumen peut être enroulé autour d’un axe en bois ou de façon symétrique autour de deux axes qu’il suffit alors d’écarter pour lire le texte écrit. Les volumens les plus connus sont ceux de Saqqarah (Egypte, – 2 900) ou les manuscrits de la mer Morte à Qum Ran. Le papyrus est à l’origine d’une première industrie, depuis la transformation des plants de matière première, leur acheminement et leur transport vers la Grèce ou Rome. La ville de Byblos, au Liban actuel, est le port de départ des papyrus traités et fabriqués en Mésopotamie ; en grec ancien, le nom biblos (βιβλος) ou bublos signifie papyrus ou écorce intérieure du papyrus.

A partir du IIe siècle avant J.-C., les codex apparaissent : cahiers constitués initialement de fines planchettes de bois reliées, puis de feuilles de papyrus cousues ensemble. Le codex permet l’écriture sur les deux faces de la feuille, et surtout la lecture en séquences sans revenir systématiquement au début du texte, ce qui est impossible avec un rouleau unique.

Le papier, mot venant directement de papyrus, est fabriqué à partir de feuilles d’arbres. Le plus ancien message papier connu à ce jour date de l’an 8 avant J.-C., en Chine. L’art de fabriquer le papier y est codifié en l’an 105. Il arrive en Occident en raison de la lutte menée par Abu al-Abbas al-Saffah, calife abbasside ayant renversé la dynastie omeyyade en 750 à Damas. Al-Saffah poursuit l’armée omeyyade jusqu’en Asie. En juillet 751, les troupes abbasides affrontent à Talas, au Kirghizistan, l’armée chinoise de la dynastie Tang alliée des Omeyyades. Les Abbassides triomphent, les prisonniers chinois transmettent le secret du papier.

L’industrie du papier se répand rapidement : à Bagdad en 793, au Caire en 900, en Al Andalus en 1056, en Sicile en 1102, puis en Italie en 1276, au sud de la France dès le milieu du XIIIe siècle comme à Marseille (1248), et enfin au nord de la France au milieu du XIVe siècle, à Troyes. Les premières « usines » européennes fabriquant du papier sont situées à Al Andalus puis en Italie près d’Ancône. L’Italie devient le premier exportateur de papier dès le XIVe siècle.

Le papier est le composant nécessaire à Johannes Gutenberg (Mayence, 1400-1468) pour devenir le père de l’imprimerie. Sa grande innovation, dans les années 1438-1454, est la conception d’un ensemble global, un « process industriel » d’impression et de typographie alliant la technique de production des caractères métalliques mobiles donc interchangeables permettant de composer le texte, la presse à bras et l’encre d’impression ; il rend opérationnelles les phases de confection des matrices, fonderie des caractères, composition des textes, création de la presse manuelle, et réalisation de l’impression. Cet ensemble constitue une véritable rupture qui va accélérer la reproduction des « vrais livres imprimés », répliques identiques d’un même original et non plus sa seule recopie par des scribes ; la dimension artisanale des volumens et codex s’efface.

Très rapidement, particulièrement dans la vallée du Rhin (Mayence, Cologne), des centres de formation au métier d’imprimeur acquièrent reconnaissance et notoriété. Une fois formés, les imprimeurs essaiment vers Londres et l’Angleterre, Venise et l’Italie, la France à Lyon et à Paris. L’imprimerie et sa généralisation, par la reproduction fidèle de nombreux exemplaires d’un même original et par la mise à disposition d’un large public, vont transformer la société ; une ère nouvelle commence.

L’imprimerie permet à la presse et à l’affichage de naître, au XVIe siècle.

Troisième exemple : le télégraphe de Chappe

Claude Chappe (1763-1805) est un prêtre érudit et passionné de physique, dont la mécanique et les prémices de l’électricité ; il conçoit en 1790 un système de communication à distance, appelé télégraphe optique, basé sur un triptyque de barres articulées, le nombre possible de positions permettant largement de représenter les vingt-six lettres de l’alphabet et les dix chiffres, et donc de transmettre n’importe quelle phrase d’un sémaphore au suivant, allant de proche en proche depuis l’émetteur au destinataire final. Chappe utilise pitons, collines, promontoires, sommets d’édifices visibles de loin.

Le contexte guerrier de l’époque conduit Chappe, par sécurité, à utiliser un code documenté par un livre de codes de 92 pages et 92 lignes par page. Par exemple, la transmission de (28, 15) signifie qu’il faut se référer au mot ou groupe de mots de la ligne 15 de la page 28. Seul l’émetteur du message et son récepteur final sont informés du vrai contenu. Les simples transmetteurs ne connaissent pas le sens.

Chappe fait une première expérimentation concluante de son télégraphe visuel les 2 et 3 mars 1791. En mars 1792 il présente son invention à l’Assemblée Législative. En juillet 1793, il effectue une autre expérience, sur 26 km, à partir de Ménilmontant. Le 25 juillet, la Convention le nomme « ingénieur télégraphe », et le télégraphe remplace les estafettes (les « courriers ») pour la communication de messages militaires. L’appui de la Convention Nationale, qui gouverne la France de septembre 1792 à octobre 1795, lui permet de commencer à faire construire son réseau, placé sous le contrôle du ministère de la guerre. En août 1793, le Comité de Salut Public décide la construction de la ligne reliant Paris et Lille. Le 30 août 1794, la Convention reçoit le premier télégramme officiel utilisant le télégraphe de Chappe, annonçant la victoire des forces révolutionnaires françaises sur les troupes autrichiennes et royalistes françaises à Condé-sur-Escaut.

L’invention de Chappe est géniale : le transfert des messages est rapide, un contenu d’une centaine de signes met 75 minutes pour aller de Calais à Paris, et six heures pour faire Paris – Toulon. Le réseau des tours de Chappe se répand dans toute l’Europe, dépasse les frontières françaises vers Bruxelles, Anvers, Amsterdam, Mayence, Turin, Milan, Mantoue, Venise. Il est le média le plus utilisé jusqu’en 1850, les informations militaires laissant la place à des messages commerciaux, financiers, boursiers ou d’informations pour la presse.

En matière d’organisation, 1798 voit la naissance de l’officiel Service des Télégraphes, dépendant, à l’époque, de l’équivalent de l’actuel ministère de l’Intérieur, et confié à Claude Chappe. En outre, non seulement le système poursuit son extension au niveau terrestre, mais il est adapté aux sémaphores côtiers par la volonté de Napoléon de construire un système de surveillance des côtes depuis le rivage, dès 1806. La communication est faite par signaux optiques, directement inspirés du télégraphe de Chappe.

Chappe meurt en janvier 1805, déprimé pour diverses causes : maladie, boisson, dépression liée au « vol » ou à la contestation de son invention par d’autres, en particulier par la famille Bréguet qui construit concrètement les triptyques visuels, la période post-révolutionnaire étant peu propice à la défense de la notion de propriété intellectuelle.

A sa mort, en 1805, Claude Chappe est remplacé, à la tête du Service des Télégraphes, par ses frères Ignace et Pierre-François, dont la dimension de gestionnaires n’est pas la qualité première. Pour avoir une idée de la dimension entrepreneuriale du télégraphe, il faut savoir qu’en 1844, il est composé de 534 tours, l’effectif global avoisinant mille personnes.

Le fonctionnement du télégraphe de Chappe soulève rapidement des questions économiques proches de celles du courrier chinois, perse ou romain : le trafic de messages est-il suffisant pour faire vivre un dispositif coûteux en personnel et en entretien ? En outre, le management est une faiblesse, de par la structure du personnel très pyramidale. Le pilotage du système est assuré, d’une part, par une administration centrale, réduite à quatre « bureaux » en charge des messages, du personnel, du matériel et de la comptabilité, et, d’autre part, par trois catégories d’employés : les « directeurs », dont le rôle est de coder et décoder les messages, et de contrôler les « inspecteurs » au niveau des engagements de dépenses ; les inspecteurs, responsables d’une dizaine de stations, en charge du bon état et de l’entretien du matériel ainsi que de l’encadrement et du paiement des « stationnaires » ; et enfin les stationnaires, plus de 90 % du personnel, qui font fonctionner le télégraphe. Ces stationnaires travaillent 365 jours par an, du lever au coucher du soleil, leur paie est celle d’un manœuvre journalier ; en outre, par économie, la tendance sera rapidement de passer de deux stationnaires à un seul pour gérer une tour, à travail identique.

Le mécontentement du personnel est tel qu’en 1830 est nommé un commissaire du gouvernement pour prendre en charge la direction des lignes télégraphiques : Pierre-François Marchal jusqu’en 1831, puis Alphonse Foy. Le statut du personnel, qui n’était vraiment pas la priorité des frères Chappe, est défini par l’ordonnance royale du 24 août 1833. Un ministère des Postes et des Télégraphes sera créé en 1879 par fusion de la direction de l’exploitation postale, liée au ministère des Finances, et celle des lignes télégraphiques du ministère de l’Intérieur.

Le télégraphe visuel de Chappe, média majeur dans la première partie du XIXe siècle, laisse rapidement la place au télégraphe électrique de l’américain Samuel Morse, avec l’installation d’une première ligne entre Paris et Rouen dès 1845.

 

Comme tous les domaines, l’émergence des médias a reposé sur des personnes dont les apports ou innovations se sont montrées fondamentales au plan technologique. Nous avons ici fait trois choix issus de la longue période « pré-scientifique » es techniques des médias : le courrier, l’impression et le télégraphe. Bien d’autres ont existé ou leur succèderont, à partir de la deuxième partie du XIXe siècle, où la science va devenir majeure. Deux autres articles aborderont cette phase « moderne », l’un consacré à la radio et à la télévision, l’autre à internet et au monde numérique actuel.

 

Mots-clés : médias – histoire – industrie – imprimerie – télégraphe


* Philippe Tassi a publié en juin 2021 un ouvrage intitulé « Les médias et leurs fonctions, du paléolithique au numérique » aux Editions EMS.

Philippe Tassi