Internet est un média, au sens propre du terme, c’est-à-dire un moyen technique permettant la communication, la diffusion et l’accès à des contenus divers. Les internautes actuels connaissent fort bien les noms de Jeff Bezos, Bill Gates, Steve Jobs, Larry Page ou Mark Zuckerberg, et de leurs entreprises respectives Amazon, Microsoft, Apple, Google ou Facebook. Mais Internet n’est pas le fruit d’une génération spontanée ; bien avant ces grands entrepreneurs, que de travaux d’éminents scientifiques dont les résultats sont à l’origine des réseaux ! Depuis la théorie générale des ondes de Maxwell, il a fallu près de 50 ans pour que naisse la radio, et 70 ans pour la télévision. Internet n’échappe pas à cette règle, et ses fondements ont pris des décennies avant d’être transformés en service commercial grand public.

Sur un plan purement mathématique, les origines sont l’algèbre binaire et la théorie des graphes. L’approche binaire n’est pas récente. Les Chinois l’employaient dès le premier millénaire avant notre ère ; plus tard, l’Anglais Thomas Harriot (1560-1621) puis l’Allemand Gottfried Leibniz (1646-1716) exploreront largement cette arithmétique qui acquerra ses lettres de noblesse avec le mathématicien et logicien irlandais George Boole (1815-1864) et son livre The Mathematical Analysis of Logic (1847). Quant à la théorie des graphes, elle est structurée par le suisse Leonhard Euler (1707-1783) entre 1735 et 1741, avec la célèbre question des ponts de Königsberg, et est à la source des utilisations ultérieures pour les réseaux électriques, informatiques ou de télécommunication.

Les prémices des réseaux informatiques : le rôle de la sécurité militaire

Du boulier, machine multi-millénaire, aux premiers ordinateurs, sans oublier les machines mécaniques du XVIIe siècle dues à Blaise Pascal, Leibniz, ou du XIXe siècle avec Charles Babbage, ces objets sont de purs calculateurs logiques conçus pour aller plus vite que l’homme. Néanmoins, objets autonomes, sans aucun lien, ils ne dialoguent pas entre eux.

Les premières machines avec des composants électromécaniques naissent juste avant la deuxième guerre : en 1937, l’ASCC (Automatic Sequence Controlled Calculator) de l’américain Howard Aiken est le premier ordinateur programmable long de dix-sept mètres, haut de deux mètres et demi, 1400 commutateurs reliés par 800 km de câbles électriques. Les générations suivantes de machines, certes plus performantes en vitesse de calcul, resteront fidèles à cette philosophie de mainframes indépendants les uns des autres.

Les premiers réseaux, au sens de liaison entre machines, naissent après la deuxième guerre mondiale, aux Etats-Unis. En 1952, une vingtaine d’ordinateurs traitent les informations locales des radars scrutant le ciel ; la sécurité aérienne du pays repose alors sur vingt images partielles. Pour établir une image unique, globale et centralisée, le système SAGE (Semi-Automatic Ground Environment) va faire dialoguer les vingt machines ; ce premier réseau connu existera jusqu’en 1959.

En 1962, alors que la guerre froide règne entre Est et Ouest, Cuba est le théâtre d’un affrontement entre Etats-Unis et URSS. Depuis le renversement révolutionnaire de Fulgencio Batista en janvier 1959, Cuba est dirigé par Fidel Castro. Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du Comité central du Parti communiste de l’URSS, décide de livrer aux Cubains des fusées offensives à moyenne portée capables de menacer directement le sol des États-Unis. Le 14 octobre 1962, des cargos soviétiques chargés de missiles en route vers l’île sont repérés, des avions espions américains prennent des clichés de rampes de lancement de fusées. Le président américain, John Kennedy, décide alors d’imposer un blocus maritime en fermant les voies d’accès vers Cuba. La moindre tentative des bateaux soviétiques pour forcer la quarantaine américaine peut à tout moment mettre le feu aux poudres et provoquer un conflit ouvert entre les États-Unis et l’Union soviétique. Finalement, un compromis est trouvé.

Cette crise des missiles de Cuba révèle au président Kennedy la faiblesse d’un système informatisé centralisé et celle des computer mainframe non reliés et non partagés. Un missile tombant sur le cœur informatique du Pentagone rendrait caduc tout le système de sécurité américain. S’engagent alors des travaux de recherche pour un réseau décentralisé, moins vulnérable, impliquant le ministère de la Défense, par l’intermédiaire du Defence Advanced Research Projects Agency (DARPA), et le monde de la recherche académique universitaire la plus avancée.

En résultera, en 1967, le concept d’Arpanet, sans le D de DARPA, l’ancêtre d’Internet, et deux ans plus tard le groupe informel du Network Working Group est constitué, débouchant sur la réalisation concrète de l’Arpanet, qui relie les universités de Stanford, UCLA, Santa Barbara et Utah. En 1983 est confirmée la scission d’Arpanet en Milnet, intégré au réseau du ministère de la Défense américain, et en un nouvel Arpanet universitaire qui prendra la dénomination Internet en 1986.

Concepts et réalisations, des talents et quelques noms

Très en amont, le premier nom de pionnier est celui de l’Américain Vannevar Bush (1890-1974), membre du MIT (Massachussetts Institute of Technology). En 1945, il publie dans The Atlantic un article visionnaire intitulé As we may think sur la recherche scientifique post-guerre ; partant des limites de la mémoire humaine, il énonce notamment des fondements théoriques proches de ceux qui apparaîtront pour le Web et les liens hypertextes ; il jette les bases de l’ordinateur « moderne » et des réseaux informatiques, du stockage de l’information et des documents, et des modes d’accès et de cheminement pour s’en servir efficacement.

Quelques années plus tard, au cours de la décennie soixante, l’informaticien américain Joseph Licklider (1915-1990) développe des idées voisines de celles de Bush, et anticipe l’informatique graphique, le commerce électronique, l’interactivité, l’ordinateur individuel et un réseau général de type Internet.

La transmission d’informations par commutation de paquets, base du fonctionnement du réseau internet, a bénéficié de nombreuses contributions. Chronologiquement, la première est celle de l’américain Leonard Kleinrock (né en 1934) qui, en 1962, dans sa thèse de doctorat au MIT intitulée Message Delay in Communication Nets with Storage, formalise les bases mathématiques des réseaux de données. Deux autres personnes sont indissociables et considérées comme les « pères » de la commutation de paquets : Paul Baran et Donald Davies. Paul Baran (1926-2011) est un mathématicien, physicien et informaticien américain. S’inspirant des travaux théoriques de Kleinrock à propos de la communication sur réseau informatique par commutation de paquets, il en fait le cœur de ses premières publications, employées plus tard par Arpanet ; il prévoit également le principe de transmission qui sera repris par l’ADSL. Donald Davies (1924-2000) est un scientifique gallois ; il a travaillé en 1947 avec Alan Turing au National Physical Laboratory (NPL), laboratoire de référence en Grande-Bretagne, où il passera la majeure partie de sa carrière. Il explore avec réussite la transmission de données, notamment pour les ordinateurs à temps partagé, et énonce en 1968 des avancées définitives sur les paquets.

Dans le contexte français, Philippe Dreyfus (1925-2018), professeur à Harvard, est le créateur, en 1962, du mot informatique, croisement d’information et d’automatique, s’inspirant de l’allemand Karl Steinbuch qui est à l’initiative du mot « informatik » dès 1957, alors que les anglophones emploient l’expression « computer science ».

Le cadre général de la politique française est le Plan Calcul, « plan informatique » voulu par le président de Gaulle en juillet 1966, pour développer une stratégie nationale d’ordinateurs, dans un souci d’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis, et aussi de formation de haut niveau à l’informatique. Il est impulsé par le Commissaire au Plan François-Xavier Ortoli et le premier ministre Georges Pompidou. Sont créés une Délégation Générale à l’Informatique, un institut de recherche appelé IRIA (Institut de Recherche en Informatique et en Automatique), devenu INRIA en 1980, et une société appelée Compagnie Internationale d’Informatique (CII) ; les premiers grands responsables seront Robert Galley pour la DGI, Michel Laudet pour l’IRIA, Jacques Maillet pour la CII. Le plan fut supprimé sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing.

Louis Pouzin (né en 1931) est un ingénieur français, précurseur des réseaux d’ordinateurs, d’Internet et de la commutation de paquets. Début 1964, chercheur au MIT, il conçoit le premier système de time sharing (temps partagé). Ensuite, dans le contexte du Plan Calcul de 1966, il prend, en 1971, la tête du projet Cyclades (du grec ancien κυκλας, κυκλαδος, circulaire, en cercle, mais aussi réseau d’îles) dont l’objet est de créer un réseau global de télécommunications utilisant la commutation de paquets. En 1973, Louis Pouzin présente le datagramme, nom d’un paquet ou d’un bloc de données dans un réseau informatique. Le principe de cette transmission est connu suite à Kleinrock, Baran et Davies, mais leur approche est plus conceptuelle qu’opérationnelle. Pouzin la met en œuvre et, en 1974, présente devant deux ministres le premier réseau français utilisant la commutation de paquets. Mais, parallèlement et en sous-main, le CNET (Centre National d’Etudes des Télécommunications), théoriquement associé à Cyclades, développe son propre réseau à commutation de paquets qui sera choisi en 1978 suite à la publication du rapport L’informatisation de la société de Simon Nora et Alain Minc, ce qui conduira au choix du réseau Transpac et du minitel. Le projet Cyclades, alors de notoriété mondiale, est donc malheureusement abandonné en 1978.

Au nom de Pouzin est associé celui du Français Hubert Zimmermann (1941-2012) qui développe le datagramme à ses côtés, à partir de 1971. Zimmermann est également impliqué au sein de l’ISO (International Standard Organization) comme cheville ouvrière du groupe « Architecture informatique » et co-concepteur de la norme OSI (Open Systems Interconnection).

Charles Bachman (1924-2017), Américain, innovera dans les bases de données en inventant les technologies de SGBD (Système de Gestion de Bases de Données) dans les années soixante. Fait relativement rare pour l’époque, ses travaux n’ont pas été initiés et réalisés dans le cadre universitaire, mais au sein de diverses sociétés privées comme la General Electric ou Honeywell.

Raymond Tomlinson (1941-2016), ingénieur américain, est le père du courrier électronique, qu’il lance à l’automne 1971 ; il est à l’origine de l’utilisation du symbole de l’arobase @ qui sépare l’identification du destinataire et son adresse.

L’Américain Vinton Cerf (né en 1943) est le co-concepteur du protocole TCP/IP (Transmission Control Protocol / Internet Protocol) avec Robert Kahn, ingénieur américain du DARPA. Le nom de l’Américain Robert Kahn (né en 1938) est lié à celui de Vinton Cerf pour la conception du protocole TCP/IP, dans le contexte de l’Arpanet opérationnel en 1975. Tous deux reconnaîtront s’être largement inspirés des travaux de Louis Pouzin. En 1974, jeune professeur à Stanford, Cerf imagine et publie avec Kahn une méthode de liaison entre réseaux dénommée internetwork de façon prémonitoire, participe ensuite aux recherches du DARPA et à la mise en place du développement du protocole TCP/IP pour le futur Internet.

L’anglais Timothy Berners-Lee (né en 1955) est considéré comme le principal créateur du World Wide Web, dans le cadre du CERN (Conseil européen pour la recherche nucléaire), avec l’idée d’associer l’hypertexte et Internet. En mai 1990 il énonce l’appellation WWW et développe en équipe les concepts d’adresse Web (URL, Uniform Resource Locator), le protocole http et le langage html. Dès 1991 le WWW est à la disposition des membres du CERN, puis étendu aux milieux universitaire et professionnel, avant d’être ouvert au grand public par le CERN fin avril 1993.

Enfin, Robert Cailliau (né en 1947) est un ingénieur belge, appui majeur de Tim Berners-Lee dans le cadre de la création du système hypertexte et plus globalement du World Wide Web. Il conçoit le premier navigateur Web, avant la domination de Mosaic à partir de 1993.

 

Il est clair que la création du monde des réseaux, d’internet et de la toile comprend bien plus d’étapes et de contributeurs que mentionnés dans les lignes qui précèdent. Nombreux sont, d’ailleurs, les concepteurs encore vivants et honorés dans l’instance de reconnaissance qu’est l’Internet Hall of Fame, depuis 2012.

 

Mots-clés : internet – numérique – digital – histoire

Philippe Tassi