Le 18 avril 2021, douze clubs européens annoncent la création de The Super League, ligue semi-fermée devant opposer vingt clubs dans un super-championnat européen. Cette ligue serait entrée en concurrence directe avec les compétitions de l’UEFA (1). Longtemps évoqué, envisagé comme moyen de pression des clubs, le projet se concrétise la veille de l’annonce par l’UEFA de son nouveau format de compétition, pourtant longuement discuté avec ces mêmes clubs. Deux jours plus tard cependant, le projet tombe à l’eau. Cet article met en perspective ces évènements avec une question de fond : qui sont et que cherchent les propriétaires des clubs ? Les réponses expliquent à la fois les motivations des frondeurs et le délitement du projet. Enfin, pour l’instant…

« The Super League »

Les faits

Le 19 avril 2021 doit être annoncé par l’UEFA le nouveau format de sa compétition phare, la Champions League. La nouvelle formule doit faire la part belle aux grands clubs, leur assurer une présence récurrente, en atténuant les effets de l’aléa sportif. Dans les faits, la Champions League voit déjà défiler les mêmes têtes depuis des années. Décriée par les observateurs, sa nouvelle formule est pourtant négociée avec les clubs. Mais le 18 avril, anticipant l’annonce de l’UEFA, 12 clubs (6 anglais, 3 italiens et 3 espagnols) annoncent se réunir dans une ligue parallèle et concurrente de la Champions League. La ligue doit accueillir vingt clubs : on ménage une place pour trois autres clubs fondateurs (on évoque le PSG, le Bayern Munich et le Borussia Dortmund) et cinq places vacantes seront réattribuées chaque année. Cette ligue aurait donc été une compétition européenne, les clubs concernés auraient toujours évolué dans leurs ligues nationales en parallèle. On parle alors de ligue « semi-fermée » (2).

Pourquoi cette Super League ?

Un championnat ouvert est une suite de divisions hiérarchisées. Les plus méritants montent dans la division supérieure, plus exposée médiatiquement et de meilleur niveau. Les derniers du classement sont relégués dans la ligue inférieure. Nous avions décrit [ICI] pourquoi la relégation est financièrement dangereuse pour un club. Au contraire d’une ligue « fermée » comme dans les sports américains (basket en NBA, hockey en NFL…) où les clubs sont des franchises où la relégation n’existe pas. Mais la NFL ou la NBA sont des sociétés privées qui ont la main sur tous les aspects : diffusion, plafonds salariaux, format de compétition, et draft (redirection des nouveaux joueurs entrant dans la ligue vers les franchises sportivement défaillantes). Une idée répandue suggère que le système de relégation est censé « améliorer la qualité globale » d’une ligue (voir [DRUT (2011)]). Le principe même de promotion et relégation est mentionné dans un rapport sur le sport de la Commission Européenne datant de 1999, invalidant le principe de ligue fermée en Europe.

Tout n’aurait pas pu être immédiatement répliqué dans le football mais le mécanisme central de la Super League est là : restreindre les bénéficiaires, mais aussi réduire les dépenses. L’idée simple est de recentrer la redistribution : si les clubs maîtrisent directement leurs revenus, cela permet de partager les gains entre ceux qui génèrent le plus d’intérêt. Les grands clubs pensent que l’UEFA n’ajoute pas de valeur dans l’organisation de la compétition : les clubs font le spectacle, pas les instances. Il est important de souligner que la création de la super-ligue s’accompagnait d’un mécanisme de limitation de la masse salariale et des rémunérations individuelles. Rappelons que comme nous l’avons souligné [ICI], les deux tiers environ des dépenses d’un club de football sont des salaires.

Anecdotique pour le béotien, le principe de ligue (semi-) fermée est une déflagration dans le monde du football. Cela fait des années que l’idée est évoquée sans se concrétiser. L’UEFA (hiérarchiquement sous la FIFA) organise des compétitions très rémunératrices qui attirent des droits de retransmission importants puisqu’ils concernent les matches entre les meilleurs clubs européens. Participent à ces compétitions les clubs des championnats européens en fonction de leur performance nationale de l’année précédente. Selon ses rapports, l’UEFA redistribue environ 80 % des droits aux clubs participants. Les 20 % restants sont consacrés à ses frais de fonctionnement, à l’organisation des tournois et redistribués directement ou indirectement à tous les autres clubs. Les droits sur une saison représentent au total entre 2,5 et 4 milliards d’euros selon les années, avec entre 100 et 120 millions pour le seul vainqueur de la Champions League. Les droits acquis au niveau européen peuvent être très largement supérieurs aux gains domestiques.

La riposte

Dès l’annonce du projet, de nombreuses critiques fusent. Quelques critiques narquoises remarquent que le même jour, l’un des frondeurs, Tottenham, licencie son entraîneur à grands frais après une expérience sans saveur. Cette anecdote a valeur de symbole : être dans la Super League n’est pas le témoin de votre succès, mais de votre capacité financière. Ce projet de ligue est aussi le symptôme de l’américanisation du football (3). Sur les 12 clubs fondateurs, quatre sont sous pavillon américain : Manchester United, Liverpool, Arsenal et le Milan AC. Si Liverpool a tout gagné ces derniers temps, Arsenal n’a rien fait depuis 10 ans, les fans de Manchester enragent du fait que le financier passe avant le palmarès ; Milan revient péniblement avec une équipe jeune, après des années d’errance. Parmi les autres clubs, l’Inter est détenu par un groupe chinois, Suning, qui est réputé vendeur du club et pour qui la participation à The Super League aurait été une superbe revalorisation avant un potentiel rachat.

Le principe d’une ligue fermée heurte les fondamentaux européens du sport : d’où vient le mérite d’être là « au bon moment », c’est-à-dire à la création de la ligue ? Cet argument du mérite sportif est celui qui a été sincèrement brandi par les supporters (qui ne veulent pas en général de ce format) mais aussi par les politiques et les instances du football, qui ont exploité à dessein cet embryon « d’opinion publique sportive » (selon un commentateur) que l’on voit désormais se dessiner.

Les vraies raisons de l’échec

Evidemment, les vraies raisons de l’échec ne sont pas à chercher dans les émotions des fans. Les implications politiques du projet étant assez lourdes, nous ne les développerons pas ici mais un lecteur intéressé pourra se référer aux articles originaux diffusés en avril 2021 (voir [20 MINUTES (2021)] et surtout l’article original de la [SDZ (2021)]). Les absents du projet ont été très prudents : le Bayern Munich aurait pu être contraint par sa ligue nationale de repartir au 4e niveau s’il avait accepté d’être membre de The Super League ; le PSG n’a pas voulu hypothéquer sa réputation et ses bons rapports avec l’UEFA. Alors le projet est-il mort ? Techniquement non. Aucun club ne s’est juridiquement retiré et trois clubs restent actifs (source : Podcast de l’After Foot du 1er juin 2021). Les premières décisions de justice déjà rendues n’ont pas été en défaveur des clubs et Michel Platini, pourtant opposé au projet, ne le pense pas définitivement abandonné (lire [AFRICA FOOT (2021)]).

Football et profitabilité

Le projet souligne une fuite en avant qui laisse à penser que pour survivre, les grands clubs doivent renoncer à l’essence même de la compétition. Mais plus simplement, les clubs gagnent-ils de l’argent ?

Les clubs font-ils des profits ?

Une blague célèbre dit que « le meilleur moyen de devenir millionnaire est de démarrer milliardaire et d’acheter un club de football. » En avril 2021, l’avocat Didier Poulmaire et l’agent Karim Djaziri convenaient sur les ondes de RMC que « si quelqu’un vient dans le football en espérant gagner de l’argent, c’est qu’il n’a rien compris ». [SZYMANSKI, KUPER (2015)] cite la phrase d’un président de club qui affirmait que « faire des profits serait stupide ». Il n’y a quasiment pas de méthode structurelle pour gagner de l’argent en achetant un club. Il n’y a que quelques exemples de clubs bien revendus : de petits clubs achetés dans une division basse, méthodiquement structurés, et vendus dès leur accession dans l’élite ; ou alors des clubs dont l’acheteur cherchait une opportunité très spécifique.

[SZYMANSKI, KUPER (2015)] développe très profondément cette problématique dans les cinq premiers chapitres du livre, qui constitue certainement la référence consacrée sur le thème. Comme le précisent les auteurs de cet ouvrage, la théorie économique qui s’applique le mieux au football est probablement celle de l’économiste Janos Kornai : les clubs obéissent à une « contrainte budgétaire molle ». Pour un président de club, l’aléa moral est important car si la gestion est mauvaise il y aura probablement toujours une entité ou un prêteur pour passer outre. Les auteurs ont un autre argument simple : les clubs sont toujours des institutions anciennes ! Beaucoup de clubs ont plus de 100 ans d’existence, au contraire des entreprises classiques, aux durées de vie (en général) plus courtes. Nombreux sont ceux ayant connu des périodes de quasi-faillites… qui ne se concrétisent en fait jamais (4).

Les clubs ne font pas structurellement de profit. Ce n’est pas un avis, mais un fait (voir [SZYMANSKI, KUPER (2015)], p.68). Le lien entre gain et performance est même inexistant. Un adage dit même « Vous cherchez la gloire ? Oubliez les profits. Vous cherchez les profits ? Oubliez la gloire. » Les clubs sont en quelque sorte des brûleurs de cash : ils dépensent ce qu’ils gagnent. Ou plutôt ce qu’ils vont gagner dans l’année. En fait… ce qu’ils pensent gagner ! Rappelons l’entretien [ICI] que nous avions réalisé avec des analystes financiers spécialisés. Si tout n’est pas dépensé, il y aura toujours le regret de se dire que cet argent aurait pu être réutilisé sur un joueur supplémentaire qui aurait pu aider sportivement. La lutte pour les joueurs prometteurs est féroce, et notamment sur les plus jeunes. Les erreurs de recrutement peuvent être grandes pour des joueurs de 17 ou 18 ans, mais dépenser beaucoup permet à la fois un investissement de long terme, et aussi de priver ses concurrents d’un renfort potentiel. En finance, ce serait l’équivalent du syndrome FOMO (Fear Of Missing Out) soit la peur de rater la prochaine grosse opportunité de marché, même très lointaine.

Outre les transferts onéreux, la plupart des coûts de fonctionnement sont les salaires. Si les clubs les mieux gérés ne dépensent que 40 % de leurs revenus en masse salariale, la dépense peut monter à 80 % pour les moins bien gérés. La plus grande part des revenus va donc directement aux joueurs et aux agents. Ce qui a fait dire au cabinet AT Kearney que dans cette grande machine « les clubs ne sont que les intermédiaires qui transfèrent les revenus du football aux joueurs. »

Quel rôle pour le FPF (Fair-Play Financier?

Le « FPF » (Fair-Play Financier) est un ensemble de règles et de sanctions potentielles mises en place par l’UEFA en 2010 pour contraindre les clubs à de meilleurs comportements financiers. [BANCEL et al. (2019)] précise que si les « mesures financières ne permettent pas de retranscrire la totalité de la performance d’un club de football », le FPF a tout de même permis de forcer bon nombre de bénéfices d’exploitation à redevenir nuls ou positifs. L’idée du FPF est simplement d’encourager les clubs à ne pas dépenser plus qu’ils ne gagnent sur des périodes de 3 ans. En cas de manquement à cette obligation, les sanctions envisagées par l’UEFA sont une exclusion de ses compétitions, des amendes, ou des interdictions de transfert. Le but du FPF était de se prémunir des déséquilibres créés par des acteurs entrants dépensant à perte, mais aussi d’introduire des modes de gestion vertueux, d’apporter transparence et crédibilité au système en général. La principale critique apportée au FPF est qu’elle ne permet justement pas de faire place à un nouvel entrant ou à un club d’investir massivement sans revenu. Le FPF se focalise justement sur la profitabilité et non sur la solvabilité, et vise un équilibre basé sur des revenus générés de manière endogène.

Les critiques sur le FPF sont paradoxalement à rapprocher de celles qui portent en général sur les ligues ouvertes. Nous avons dit plus haut que les ligues ouvertes étaient réputées maintenir une qualité et un équilibre compétitif. La recherche académique apporte en fait un message plutôt contradictoire. Pour les ligues ouvertes, [RAMCHANDANI et AL. (2018)] souligne un déclin de la compétitivité dans les cinq principales ligues européennes. Cette conclusion est partagée par [SZYMANSKI, KESENNE (2004)] qui étudie en particulier la problématique de partage des droits de retransmission. Enfin [ATHIANEN, JARVA (2020)] arrive aux mêmes résultats sur le FPF. Si son effet est significatif en Espagne, il est à peine discernable en Angleterre et en Allemagne, et non significatif en France et en Italie. Les auteurs concluent que si les résultats financiers sont améliorés, l’effet reste tout de même très modeste. Si cet effet est très hétérogène selon les pays, les résultats et la recherche laissent à penser que le FPF a amplifié le déséquilibre compétitif entre clubs.

Mais quelles peuvent alors être les motivations précises des détenteurs de clubs ? La réponse à cette question fera l’objet d’un nouvel article.

 

Notes

(1) L’UEFA, basée à Nyon en Suisse, est l’association européenne de football des pays et des clubs.

(2) Les clubs concernés auraient continué à concourir dans leurs championnats nationaux et les clubs non concernés auraient pu théoriquement toujours participer à la Champions League.

(3) Un symbole anecdotique de l’américanisation est le suivant. Le projet de Super League, côté finances, a été mené par la banque américaine JP Morgan. La banque qui a longtemps été le sponsor officiel de la Premier League anglaise est la banque (anglaise) Barclays. La petite histoire (c’est le thème de la série The English Game) veut que la banque Barclays soit issue d’une fusion de banques en 1870 dont Ransom, Bouverie & Co, dont le directeur était Arthur Kinnaird, qui est probablement la première légende du jeu et président à l’époque de la Football Association. Le symbole est fort. Après l’introduction de la vidéo, premier symbole de l’américanisation du football, la Super League est menée par une banque américaine qui révolutionnerait un sport inventé par des Anglais, de surcroît banquiers !

(4) Le Real Madrid s’est sauvé en 2000 en revendant des terrains d’entraînement au nord de la capitale. Mais qui aurait voulu prendre la responsabilité d’être celui qui aurait donné le coup de grâce au grand Real ? Même le grand ennemi du Borussia Dortmund, le Bayern Munich, lui a prêté de l’argent en 2003 pour le sauver. Le FC Barcelone, symbole brillant de la Catalogne, ne verrait sûrement pas les banques catalanes adopter une attitude trop contraignante si des difficultés apparaissaient pour le remboursement des prêts.

Références

[20 MINUTES (2021)] – https://www.20minutes.fr/sport/football/3027891-20210423-super-ligue-milliards-saoudiens-affolent-city-pression-poutine-chelsea-vraies-raisons-echec

[AFRICA FOOT (2021)] https://africafootunited.com/super-league-michel-platini-defend-le-projet-et-demonte-luefa/

[AFTER FOOT (2021)] Foot et Fric, L’amour à Mort – No. 1, Eté 2021

[Contribution AFTER FOOT (2021)] – https://afterfoot.media/o/Content/co516184/clubs-francais-endettes-operation-rachat

[ATHIANEN, JARVA (2020)] – ATHIANEN, JARVA – Has UEFA’s financial fair play regulation increased football clubs’ profitability? European Sport Management Quarterly – (September 2020)

[BANCEL et al. (2019)] BANCEL, PHILIPPE, BELGODERE – Créer de la valeur dans le football, Comment évaluer les clubs et leurs actifs – Revue Banque (2019)

[DRUT (2011)] DRUT – Economie du football professionnel – La Découverte (2011)

[ECOFOOT (2021)) – https://www.ecofoot.fr/city-football-group-investissement-capital-risque-4474/

[LES ECHOS (2020)) – https://www.lesechos.fr/industrie-services/services-conseils/football-le-bayern-munich-un-modele-de-gestion-financiere-en-europe-1234617

[RAMCHANDANI et AL. (2018)] – RAMCHANDANI, PLUMLEY, WILSON – Mind the Gap : An analysis of competitive balance in the English Football League system – International Journal of Sport Management and Marketing – 18(5):357 (January 2018)

[SDZ (2021)] – https://www.sueddeutsche.de/sport/super-league-politik-1.5273477?reduced=true

[SZYMANSKI, KESENNE (2004)] – SZYMANSKI, KESENNE – Competitive balance and gate revenue sharing in team sports – Journal of Industrial Economics – 52 (1), 165-177

[SZYMANSKI, KUPER (2015)] SZYMANSKI, KUPER – Les attaquants les plus chers ne sont pas ceux qui marquent le plus – DE BOECK SUP (2015)

Guillaume Simon
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