Malthus, pasteur anglais, publie son Essai sur la population en 1798 à partir d’un constat irréfutable : dans un pays avancé comme l’Angleterre, si chacun peut se marier quand il le veut et si chaque couple a autant d’enfants que la morale religieuse lui commande d’avoir, le nombre de la population dépassera forcément la quantité de denrées nécessaires à son existence. L’accroissement « naturel » de la population excédera donc l’accroissement des denrées disponibles. Si on n’y prend garde, l’équilibre qui en résultera tôt ou tard sera assuré par des mécanismes lugubres ; en cas de population trop importante, les ouvriers seront trop nombreux, d’où des salaires trop bas pour faire vivre leurs familles ; beaucoup d’enfants périront par la maladie, la malnutrition ou autrement. Malthus propose alors ce qu’il appelle la « contrainte morale » : retarder les unions, tant que la richesse attendue du ménage ne permettrait pas d’en nourrir la descendance naturelle attendue. Les raisonnements malthusiens valent pour la terre dans son ensemble, mais aussi pour une nation comme l’Irlande avec ses famines, et pour des classes populaires frappées par la misère.

Les économistes français admirent Malthus pour ses démonstrations statistiques mais pas pour sa « contrainte morale ». Ils en retiennent que la misère ouvrière s’explique par le nombre inconsidéré de leurs enfants, c’est-à-dire par leur comportement et non par la faute d’un système industriel injuste ou inefficace. Jean-Baptiste Say va jusqu’à se demander, à la lumière de l’utilitarisme, s’il ne vaudrait pas mieux tuer les enfants pauvres abandonnés à la porte des églises plutôt que de les enfermer dans des orphelinats sordides, sans espoir raisonnable de mener une vie heureuse.

L’économiste suisse Sismondi, en 1819, incrimine le régime salarial. Le salaire de l’ouvrier, étant donné les lois de la concurrence, serait calculé pour le faire vivre, lui qui travaille, mais pas sa famille trop nombreuse ni lui-même quand il serait malade, vieux ou au chômage. Il préconise donc de restreindre la liberté de l’ouvrier en échange d’une sorte de protection sociale patronale et, pour commencer, on ne lui accorderait la permission de se marier que sous condition de ressources. Ses amis économistes français contestent ses analyses.

Dans les années 1830 en France, on découvre l’ampleur du paupérisme et de grandes enquêtes à la fin de la décennie en montrent un visage effrayant, que l’on croyait réservé à l’Angleterre. Le nom de Malthus va être associé à l’analyse de ce paupérisme et aux moyens d’y remédier. Économistes et écrivains catholiques entament une querelle d’un siècle au moins.

Dieu ayant ordonné : « Croissez et multipliez », les lois de Malthus contrediraient la Providence, en obligeant les hommes à mal se conduire. Elles seraient donc fausses. Villeneuve Bargemont, catholique mais admirateur de Malthus dans les années 1830, est embarrassé. Il rapporte l’injonction divine « au commencement du monde », quand il fallait peupler la Terre. La situation aurait changé plus tard, Saint Paul mettant en garde « les personnes qui se marient imprudemment ». Retarder les mariages serait donc vertueux. Vertueuse ou pas, personne ne croit sérieusement que cette solution soit réaliste. Les catholiques vont donc simplement nier que la population puisse être trop nombreuse, relativement aux moyens dont elle pourrait disposer ; ils refusent d’envisager cette éventualité, pour la terre, pour une nation ou pour une famille.

Dans le camp des économistes, on va remplacer l’irréaliste « contrainte morale » de Malthus par « la prudence dans le mariage », c’est-à-dire par la contraception ; plus précisément, par la méthode du « retrait » car l’usage d’un préservatif reste très marginal au XIXe siècle en France. Le préfet Charles Dunoyer, économiste très libéral par ailleurs, envoya, en 1833, une circulaire aux maires de la Somme concernant les indigents, et dont voici un extrait :

« Il n’y a pas, pour les familles pauvres, deux manières de se tirer d’affaire : ces familles ne peuvent s’élever qu’à force d’activité, de raison, d’économie et de prudence ; de prudence surtout dans l’union conjugale, et en évitant, avec un soin extrême, de rendre leur mariage plus fécond que leur industrie ».

Dunoyer se justifiait en 1835 en dénonçant les prêtres et leur encouragement à la natalité :

« Que peut-on faire de mieux que de se conduire comme les animaux ? Croissez donc, et multipliez sans réserve (…) Que les malheureux croissent et multiplient à outrance ! qu’ils croissent pour la plus grande gloire de Dieu ! qu’ils croissent pour le salut des âmes charitables qui font métier et marchandise de charité ! qu’ils croissent pour l’honneur des philanthropes, pour l’illustration des bureaux de bienfaisance, pour la splendeur des hospices ! qu’ils croissent pour les derniers et les plus rudes travaux de l’industrie ! qu’ils croissent pour la prospérité des lieux de débauche ! qu’ils croissent pour la prison et pour le bagne ! qu’ils croissent pour tout ce qui réclame des malheureux ! ».

Dunoyer énonce une maxime utilitariste qu’il oppose habituellement aux théologiens catholiques : « ce que veulent le bon sens et la morale, ce n’est pas tant qu’on s’abstienne de faire des actes vains que de faire des actes nuisibles ». S’unir sans procréer ne serait pas immoral, car ce ne serait pas nuire à autrui.

En 1845, Joseph Garnier, alors leader des économistes libéraux, édite la traduction de l’Essai sur les principes de la population de Malthus. Depuis, il ne cesse d’en rappeler les lois de la population, même si elles ne sont peut-être pas rigoureusement exactes. Il en résulterait à la fois une mortalité infantile effrayante et la pauvreté des classes ouvrières. Il faut convaincre les ouvriers d’user de la contraception au sein de leurs ménages : « la prévoyance comprend non seulement les mariages tardifs, non seulement le célibat pour ceux qui peuvent le pratiquer, mais encore la prudence dans le mariage ».

Du côté catholique, on récuse naturellement la « prudence dans le mariage », et on accuse injustement Malthus de l’avoir sous-entendu comme remède. Gustave de Molinari, économiste furieusement anticlérical, incrimine l’ignorance de l’économie politique par les prêtres : « On condamne volontiers ce qu’on ignore. Il y a apparence que si les inquisiteurs de la foi avaient su un peu d’astronomie, ils se seraient abstenus de condamner Galilée ».

La science est très sollicitée pour préciser les conséquences des rapports conjugaux et éviter une surpopulation. Les anciennes théories de Fourier, sur le liens entre la richesse de l’alimentation et la fécondité, sont justifiées en partie par un auteur anglais, un certain Thomas Doubleday, qui croit démontrer, en 1842, qu’une nourriture abondante et carnée diminue la fécondité et inversement. « La femme surchargée d’embonpoint reste stérile, tandis que la femme maigre qui n’est pas suffisamment sustentée, ou se marie à la veille, pour ainsi dire, de ne pouvoir plus avoir d’enfant, est au contraire celle qui a le plus de chances ou de probabilité de devenir promptement enceinte ». Ainsi s’expliqueraient la faible fécondité des mariages dans les classes supérieures de la société et la forte fécondité dans les classes inférieures. Villermé, chargé par l’Académie des sciences morales et politiques, de rapporter sur ces thèses, infirme les raisonnements de Doubleday. Par exemple, le lapin est certes prolifique, mais pas « l’éléphant, l’hippopotame, le rhinocéros » alors qu’ils sont tous autant amateurs de végétaux ; inversement, de nombreux carnivores s’avèrent prolifiques, comme « l’ours d’Europe, le blaireau, la taupe, les musaraignes, le hérisson, le lion, le tigre, la panthère, le putois, le furet, la belette, la marte, la fouine, la loutre, le loup, le renard, le chien, le chat ».

Dans une veine optimiste, certains catholiques comptent sur de nouvelles lois naturelles pour réconcilier les lois de Malthus avec les prescriptions religieuses. Puisque les familles riches ont peu d’enfants et que les pauvres en ont beaucoup, l’économiste catholique Wolowski se rassure : « La Providence a voulu que les hommes les plus avancés dans la carrière de la civilisation relevassent les autres ; elle a voulu qu’ils fussent intéressés à ce que le sort de tous les membres de la famille humaine devînt meilleur ». Le polytechnicien Fontenay reste plus près de l’observation : « le défaut de prudence des classes inférieures est compensé à peu près par l’excès de prudence des classes élevées ». Mais il ne précise pas de quelle « prudence » il s’agit.

Garnier ne compte pas sur la Providence pour vaincre le paupérisme. Il envisage un moment la méthode de Loudon, sur l’allaitement triennal et son impact sur la fécondité ; mais il lui oppose qu’une naissance tous les trois ans suffirait à dépasser les moyens des couples modestes. Il s’oppose également, mais au nom de la morale, à un certain Weinhold, un écrivain allemand, « qui proposait il y a quelques années, comme remède à l’excès de population, le moyen employé par l’Église pour obtenir certaines voix, et par les Turcs pour donner de fidèles gardiens à la vertu de leurs femmes ». Garnier s’y oppose comme il s’oppose aux infanticides et aux avortements. Une recherche plus prometteuse assure que la période de fécondité de la femme ne serait que de dix à douze jours par mois, nous y reviendrons.

Les idées de Garnier ne lui valent pas seulement l’hostilité du monde catholique. Le socialiste Proudhon n’est pas moins sévère ; il n’admet pas que la misère soit imputable à des comportements individuels, ni que l’on puisse réduire le mariage à une entreprise de plaisirs sensuels. Garnier l’accuse d’avoir inspiré une chanson dont le refrain rappelle une parabole malheureuse de Malthus :

Qu’attendez-vous, enfants du prolétaire,
Quand vous n’avez ni travail ni crédit ?
Celui qui chôme est de trop sur la terre,
Allez-vous-en, les malthusiens l’ont dit.

Un des couplets était plus précis :

Tu dois, rebelle aux lois de la nature,
De par Malthus ossifier ton cœur.
La faim sévit sur la plèbe inutile
Et tord l’enfant à son coup suspendu.
N’approche plus ta femme trop fertile :
Comme le pain, l’amour t’est défendu.

Joseph Garnier s’en prend à la littérature cléricale sur les devoirs des époux. Il accuse « les casuistes » de favoriser à tout prix la procréation, en encourageant les mariages précoces et en obligeant les époux à rendre leur union aussi féconde que possible. « La seule règle prescrite a été qu’il fallait ou s’abstenir de tout rapprochement, ou ne rien omettre de ce qui pourrait rendre l’union féconde ». L’abbé Corbière, un peu économiste, lui répond en faisant valoir le célibat des prêtres, l’acceptation des mariages tardifs, la licéité des rapports sexuels en dehors des périodes les plus fécondes et la possibilité de la chasteté entre époux.

Gustave de Molinari sera directeur de la revue des économistes libéraux, comme Garnier. Molinari est malthusien, il voudrait que les pères « incontinents » soient moins secourus par la société, pour les inciter à mieux se comporter, à se marier plus tard ou à faire preuve de « prudence ». Molinari justifie la méthode du retrait, mais il la juge « immorale » et même, « elle engendre des désordres pathologiques souvent fort graves ». Il privilégie la chasteté dans le mariage, qui ne serait nécessaire que pendant une partie seulement du cycle féminin ; elle ne serait donc plus si cruelle à observer.

Ces idées lui viennent d’un médecin, Alexandre Mayer, qui a écrit le livre Des rapports conjugaux, en 1860.

Mayer part en guerre contre la méthode du retrait, qu’il appelle, comme les ecclésiastiques, « l’onanisme conjugal ». La méthode du retrait serait nocive, à la fois pour l’homme et pour la femme. Pour l’homme, cela serait démontré par des observations précises avec des individus mystérieusement et soudainement fatigués, amaigris, sujets à des maux de tête et à d’autres indispositions. Les femmes elles-mêmes ne seraient peut-être pas épargnées, d’où certains cas inexpliqués de « symptômes hystériques ».

Mayer préconise donc l’abstinence, précoce ou conjugale. Pour les époux, selon des physiologistes anglais très sérieux, elle ne serait nécessaire que quelques jours par mois. Pour les jeunes hommes, la pratique du sport et des activités intellectuelles intenses devrait dissiper leurs mauvaises pensées. Proudhon avait lui-même observé cette incompatibilité entre l’émission de la semence d’une part, le sport ou l’activité cérébrale d’autre part :

« Le génie est donc la virilité de l’esprit (…) dont l’enfant, l’eunuque et la femme sont également dépourvus. Et telle est la solidarité des deux organes que, comme l’athlète se sevrait de la femme pour conserver sa vigueur, le penseur s’en sèvre aussi pour conserve son génie : comme si la résorption de la semence n’était pas moins nécessaire au cerveau de l’un qu’aux muscles de l’autre ».

Mayer confirme scientifiquement cette observation :

« On sait bien que les athlètes, pour conserver leurs forces, et les penseurs leur génie, se condamnent à la continence, parce que rien ne contribue plus puissamment que le commerce des femmes, à éteindre l’inspiration et à énerver le corps ».

A la fin du XIXe siècle, les économistes français ne croient plus que le salaire soit déterminé par une sorte de « minimum vital » et la faible natalité en France inquiète davantage que l’inverse, relativement à ses voisins. Pour ces raisons et pour d’autres, les économistes abandonnent les questions de la population aux statisticiens et à d’autres spécialistes.

 

Cet article a été initialement publié le 14 janvier 2021.

 

Mots-clés : malthusien – néo-malthusien – contraception – XIXe siècle


Référence

François Etner et Claire Silvant : Histoire de la pensée économique en France depuis 1789, Economica, 2017.

François Etner
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