L’épidĂ©mie interroge le fondement argumentatif des dĂ©cisions politiques. Ainsi, quand E. Macron dit « je m’appuie sur les avis des scientifiques », il Ă©nonce quelque chose d’inexact : je ne le soupçonne pas de le faire de maniĂšre dĂ©libĂ©rĂ©e. Je pense plutĂŽt qu’il souligne ainsi que jusqu’au dernier moment il n’a pas la lĂ©gitimitĂ© politique pour prendre des mesures drastiques. C’est quand nous approchons du mur que lui, comme le plupart des dirigeants occidentaux, peuvent commencer Ă  agir, Ă©videmment avec beaucoup plus de retard que les dirigeants chinois. C’est pour cela que les Ă©pidĂ©miologistes comme Q. Lin, N. Fergusson, ou S. Cauchemez en France et leurs collĂšgues dĂ©veloppent des simulations mathĂ©matiques (vous en trouverez une plus bas si vous souhaitez entrer dans ce labyrinthe), qui sont des descriptions non pas de dynamiques bio-pharmacologiques (Ferguson et al. 2020 le disent expressĂ©ment), mais de dynamiques bio-socio-politiques.

Il n’appartient pas aux scientifiques en tant que tels de dire ce qu’il faut faire et peu le revendiquent. Or, le PrĂ©sident a instituĂ© un conseil dont il dit « suivre les recommandations », il ne se contente pas de consulter les scientifiques. Il y a une incohĂ©rence dans cette dĂ©marche qui n’est pas seulement formelle. Elle tient au fait que les dynamiques Ă©pidĂ©miologiques ne sont pas, Ă  court terme, rĂ©gies par des variables pharmaceutiques (voir Fergusson et al. 2020). Les comportements sociaux et les actions publiques qui sont dĂ©terminantes sont des variables exogĂšnes aux modĂšles. On ne peut donc attendre de ces modĂšles qu’une description, plus ou moins prĂ©cise, des consĂ©quences des dynamiques bio-socio-politiques. Ces dynamiques dĂ©pendent Ă  court terme de nos choix et des choix des dirigeants Ă©lus. Ils doivent donc prendre leurs responsabilitĂ©s, ce qui implique prĂ©cisĂ©ment de mettre de cĂŽtĂ© les questions de court terme, Ă©lections municipales ou autres.

Auto-protection et/ou coercition

Les pays europĂ©ens dĂ©shabituĂ©s des Ă©pidĂ©mies[2] ont regardĂ© ce qui se passait en Chine sans agir. Pour ce qui est de la France, du 24 janvier (date du 1er cas) au 20 mars, les stocks de masques efficaces (FFP2) sont bien gardĂ©s, les kits de dĂ©pistages ne sont pas disponibles et l’on ne distribue pas en masse des masques chirurgicaux comme l’ont fait les Vietnamiens avec succĂšs. Les autoritĂ©s nous vantent l’importance des gestes « barriĂšres » dont l’efficacitĂ© est douteuse (on indique que les masques sont inutiles, mais que tousser dans son coude est efficace !) En l’absence de remĂšde ou de vaccin, il n’y a pas d’autres moyens d’éviter la propagation du virus que de limiter les contacts infectieux entre des personnes susceptibles (c’est-Ă -dire quasiment nous tous) et les quelques centaines ou milliers[3] de personnes infectĂ©es au temps t0, disons le milieu de fĂ©vrier en France lorsqu’on a vu que les foyers initiaux de contagion ne pouvaient ĂȘtre circonscrits. La dynamique de l’épidĂ©mie, une fois que le virus dĂ©borde les petits groupes initiaux qu’on aurait pu isoler, dĂ©pend des comportements des citoyens et/ou des restrictions politiquement dĂ©cidĂ©es.

Pour les pouvoirs publics, il est crucial que l’épidĂ©mie ne fasse pas trop de malades sĂ©rieux car le nombre d’unitĂ©s de soins intensifs est limitĂ©.  Pour les gens ordinaires habituĂ©s Ă  la grippe, il y a une insouciance large, et sauf quand on est ĂągĂ©, on ne craint pas d’en mourir. Avec le coronavirus et la publication quotidienne du chiffre des morts, une logique de la peur s’instaure. Les gens ne veulent pas savoir si le taux de lĂ©talitĂ© est de 2 % ou de 20 % des cas, le seuil psychologique de la peur peut ĂȘtre bas, leur prĂ©occupation est de ne pas entrer dans la catĂ©gorie infectĂ©s.  D’oĂč deux prĂ©occupations diffĂ©rentes : celle des pouvoirs publics qui, idĂ©alement, pensent aux capacitĂ©s hospitaliĂšres, et celle des gens ordinaires qui s’attachent au nombre absolu de cas d’infection et au nombre de victimes.

Qianying Lin (2020) et ses collĂšgues, des chercheurs chinois et amĂ©ricains, dont les attendus Ă©pidĂ©miologiques ne sont pas Ă©loignĂ©s de ceux de Fergusson, ont rĂ©flĂ©chi Ă  partir de ce qui a Ă©tĂ© observĂ© en Chine, en CorĂ©e du Sud, au Vietnam et Ă  TaĂŻwan. Ils ont vĂ©rifiĂ© qu’en Chine, les actions entreprises reposent sur une restriction forte et prĂ©coce des interactions par la combinaison d’une coercition et d’une auto-restriction. La coercition est d’autant moins nĂ©cessaire que l’auto-discipline est forte. Ils confirment que la dynamique ne dĂ©pend pas principalement de paramĂštres pharmaceutiques ou viraux, sauf bien sĂ»r la transmissibilitĂ© du virus au sens biologique mais d’abord des interactions au sens sociologique : le nombre des contacts qu’a une personne contaminĂ©e avec des personnes susceptibles (c’est-Ă -dire non encore infectĂ©es) prĂ©sentes autour d’elle. Cette quantitĂ© de contacts est un paramĂštre social, qui dĂ©pend surtout du mode de vie, de la santĂ© et de l’ñge bien sĂ»r, mais aussi politique.

Les autoritĂ©s chinoises ont confinĂ© autoritairement les habitants de Wuhan et du Hubei chez eux. Ce que Qianying Lin (2020) et al. ont formalisĂ© en un mix chinois fait de coercition et d’auto-limitation. Dans le contexte de l’épidĂ©mie de coronavirus, l’action coercitive des pouvoirs publics a rĂ©duit drastiquement les contacts[4]. Ces auteurs ont aussi intĂ©grĂ© l’intensitĂ© de l’auto-protection, notamment le nombre de personnes avec lesquelles chaque personne infectĂ©e interagit en rĂ©ponse Ă  la pression de la peur indiquĂ©e par la proportion des dĂ©cĂšs dus au coronavirus dans la population. Les restrictions des libertĂ©s et des interactions par voie de consĂ©quence, ne font pas qu’aplatir la courbe. Si la seule auto-restriction peut, si l’épidĂ©mie dure, n’aboutir qu’à Ă©taler le nombre des contaminations dans le temps, la combinaison avec l’action publique diminue de façon absolue le tribut de contaminations et de morts (si l’on admet que le nombre de dĂ©cĂšs est proportionnel aux contaminations). Les trois courbes ci-dessous montrent que le nombre cumulĂ© de cas d’infection (la surface sous chacune des trois courbes) est trĂšs diffĂ©rent.

AdaptĂ© de Q. Lin & al 2020 par l’auteur.

Selon le modĂšle de Lin & al., en raison de ces adaptations individuelles conjuguĂ©es avec l’action de l’Etat, tutĂ©laire lorsque les citoyens sont trĂšs responsables ou coercitive lorsqu’ils le sont peu, le nombre d’infections nouvelles plafonne Ă  un niveau plus bas et plus tĂŽt. Le nombre des nouvelles contaminations n’augmente plus, puis on observe une diminution du nombre de nouvelles contaminations et donc progressivement un arrĂȘt de l’épidĂ©mie.

Cette type d’adaptation ne semble pas se manifester en Europe. Je me suis attachĂ© au cas de l’Italie non pas parce que les Italiens, notamment les Lombards auraient Ă©tĂ© dĂ©sinvoltes, tout au contraire, mais parce qu’ils prĂ©figurent ce qui se passe ailleurs et parce que je crois (voir Lagrange 2020) que nos attitudes de prĂ©caution diffĂšrent de celles des Chinois, des Vietnamiens ou des CorĂ©ens[5]. Rapidement les Lombards ont cessĂ© d’ignorer les risques et se sont comportĂ©s de maniĂšre moins dĂ©sinvolte que beaucoup d’Espagnols et sans doute de Français, dont la dĂ©fiance par rapport aux consignes publiques reste Ă©levĂ©e jusqu’au 17-20 mars. Et pourtant le nombre de contaminations en Italie dĂ©passe aujourd’hui celui de la Chine.

Pour comprendre ces dynamiques divergentes il faut entrer plus avant dans le fonctionnement de l’épidĂ©mie. L’idĂ©e de base est que l’épidĂ©mie fonctionne comme une baignoire. Le compartiment des infectĂ©s se remplit quand de nouvelles personnes sont contaminĂ©es, et se vide quand les personnes qui Ă©taient dans ce compartiment des infectĂ©s guĂ©rissent (elles sont supposĂ©es immunisĂ©es) ou dĂ©cĂšdent. DĂšs lors qu’il n’y pas de masques, on ne peut pas agir sur le taux de transmission biologique, mais on peut rĂ©duire l’entrĂ©e dans le compartiment infectĂ©s par restriction des contacts. En l’absence de dispositions purement coercitives, cette restriction des contacts rĂ©sulte de ce que les individus font volens nolens : en l’occurrence ils s’abstiennent de sortir et de se rassembler quand ils commencent Ă  voir autour d’eux des personnes sĂ©rieusement malades ou apprennent des dĂ©cĂšs[6]. D’oĂč l’idĂ©e qu’à la place d’un coefficient de transmission biologique du virus, l’exposition des individus s’ajuste Ă  leur pesĂ©e de l’épidĂ©mie. Au lieu de considĂ©rer un coefficient b constant, on retient un coefficient b’= b (1– D/N), oĂč D/N reprĂ©sente le taux de mortalitĂ©. Ce coefficient b’ rend compte d’un mĂ©canisme social de rĂ©gulation de l’exposition. Cette idĂ©e a Ă©tĂ© esquissĂ©e dans les analyses rĂ©trospectives des adaptations Ă  la terrible Ă©pidĂ©mie de grippe espagnole en 1918-19, et a suscitĂ© des modĂšles ajustant l’exposition Ă  la peur.

Le modĂšle Susceptible-Infectious-Removed classique

Pour engager la rĂ©flexion d’un maniĂšre concrĂšte et quantifiĂ©e sur les ajustements sociaux Ă  la menace du coronavirus, je reprends le modĂšle Susceptible-Infectious-Removed (SIR), datant de 1927 qui formalise, dans cette version schĂ©matique, la dynamique de l’épidĂ©mie en considĂ©rant une population fermĂ©e, sans naissances ni migrations, constituĂ©e de trois compartiments : les personnes susceptibles d’ĂȘtre contaminĂ©es S, les personnes infectĂ©es I, les personnes rĂ©tablies (immunisĂ©es) ou dĂ©cĂ©dĂ©es R (pour removed). S'{t} , I'{t} et R'{t} dĂ©signent les variations de ces quantitĂ©s, mathĂ©matiquement les dĂ©rivĂ©es par rapport au temps. N reprĂ©sente la taille de la population totale.

La dynamique de l’épidĂ©mie est exprimĂ©e par trois Ă©quations ci-dessous, avec un coefficient b constant. Elles traduisent respectivement la variation du nombre de personnes susceptibles (ou « infectables »), de personnes infectĂ©es, et de personnes mises hors du circuit de l’épidĂ©mie, en fonction du nombre de personnes dans les compartiments S et I :

(1) S'_{{t}} = -\frac{b}{N} \times S_{{t}} \times I_{{t}} ,

(2)  I'_{{t}} = \frac{b}{N} \times S_{{t}} \times I_{{t}} - v \times I_{{t}} ,

(3) R'_{{t}} = v \times I_{{t}}.

Comme on le voit :

(4) S'_{{t}} + I'_{{t}} +R'_{{t}} = 0.

La population qui compose les trois compartiments S, I et R est constante. Les personnes dĂ©cĂ©dĂ©es ou guĂ©ries (supposĂ©es ĂȘtre vaccinĂ©es) sortent du groupe des personnes susceptibles.  On peut ici ignorer le rĂŽle de R'_{{t}} l’équation (4) est en quelque sorte comptable.

b est le coefficient de transition vers l’infection. La progression du nombre des infections dĂ©pend directement du nombre de personnes infectĂ©es au moment t (It), du nombre de personnes susceptibles (St), et de ce coefficient de transmission b.

 – v dĂ©finit le rythme de sortie du bassin des personnes susceptibles par guĂ©rison ou dĂ©cĂšs; 1/v est la durĂ©e moyenne durant laquelle une personne qui a le virus peut en contaminer d’autres.

Voici un diagramme simplifiĂ© dans le plan (S, I) dĂ©fini par le nombre de personnes susceptibles (l’axe des abscisses) et le nombre de personnes infectĂ©es (l’axe des ordonnĂ©es).  La population susceptible S_{{t}} = N-I_{{t}}, diminue Ă  mesure que les gens guĂ©rissent (et sont immunisĂ©s) ou meurent.

En t=0, on a la relation S0 + I0 = N, oĂč N est la population. Tous les points de la droite N-N sont les combinaisons possibles du nombre de personnes initialement susceptibles S0 et infectĂ©es I0. On appelle r0= bS0/vN le coefficient de reproduction de base ou d’attaque de l’épidĂ©mie, Si r0 >1, l’épidĂ©mie se dĂ©veloppe, sinon elle s’éteint (en pratique comme S͌0 est proche de N, r0=b/v).

Dans tous les cas le nombre des personnes susceptibles dĂ©croĂźt dĂšs le dĂ©but de l’épidĂ©mie, mais deux dynamiques sont possibles. Si l’on part de P, l’épidĂ©mie s’éteint de maniĂšre monotone. Si l’on part de Q, le nombre d’infections commence par croĂźtre, puis atteint un pic au moment oĂč S=\frac{N}{b}v, puis dĂ©cline vers S*. Une fraction de la population ne sera jamais contaminĂ©e. Quand l’épidĂ©mie dĂ©marre, le compartiment R va se remplir, c’est-Ă -dire que les individus qui ont Ă©tĂ© contaminĂ©s sont mis hors-jeu, ou plutĂŽt hors risque, Ă©tant immunisĂ©s ou morts (ce sont les points des trajectoires situĂ©s sous la droite N-N reliant l’axe I et l’axe S).  Pour les pouvoirs publics, il s’agit que le nombre des contaminations reste au-dessous de la ligne rouge (saturation hospitaliĂšre) ; pour les gens ordinaires, il s’agit que les cas cumulĂ©s reprĂ©sentĂ©s par la surface sous la courbe qui part de Q et bornĂ©e par la droite bleue soit la plus petite possible. Je m’attache Ă  la question sociale : la limitation du nombre de cas d’infection. Et une limitation rapide parce que les gens n’entrent pas dans le raisonnement sur l’étalement, ils veulent que la courbe se retourne au plus vite. Ils peuvent accepter les restrictions de leurs mouvements si cette attitude paraĂźt apte Ă  changer les choses. Comment alors Ă©volue I(t), le nombre de cas d’infection[7] ?

En posant S(t) = N – I(t), l’équation (2) peut ĂȘtre Ă©crite :

(5) I'_{{t}}=\frac{b}{N} \times (N-I_{{t}}) \times I_{{t}} - v \times I_{{t}},

ou encore :

(6) I'_{{t}}=\frac{b}{N} \times I_{{t}} \times I_{{t}} + (b-v) \times I_{{t}},

Si l’épidĂ©mie part de Q, elle atteint un maximum quand S=\frac{b}{N} \times v , car dI/dS=0

☐  d(\frac{b}{N}S-v)I)/ds=0

Qiang Lin & al. considĂšrent qu’il y a des adaptations comportementales et que b/N Ă©volue dans le temps en fonction de la peur due aux dĂ©cĂšs et Ă  l’effet coercitif de l’action publique. J’ai repris l’idĂ©e, mais en Ă©cartant l’action coercitive et en m’attachant au seul effet des comportements sociaux devant le danger. J’envisage, Ă  la place d’un taux de transmission constant biologique b/N, un taux qui dĂ©pend du comportement des individus devant la dynamique Ă©pidĂ©mique elle-mĂȘme, avec b'   :

(7) b'=b \times (1-\frac{D(t)}{N}) ^{k}

Ce coefficient b' d’exposition-contamination dĂ©pend de b, le taux de contamination biologique par unitĂ© de temps ‘classique’. Il dĂ©pend aussi de D(t), N et k :

D(t) désigne le nombre des morts observés dans la région à la date t,

N la taille de la population de la région,

k coefficient d’intensitĂ© de la rĂ©ponse adaptative.

Le facteur d’intensitĂ© de l’adaptation k, permet d’exprimer l’idĂ©e psychologique que la pression des morts joue Ă  mesure que l’épidĂ©mie croĂźt, d’oĂč la puissance k appliquĂ©e Ă  une expression entre parenthĂšses dont la valeur est infĂ©rieure Ă  1. Le spectre des valeurs de k retenues a Ă©tĂ© Ă©tabli de maniĂšre trĂšs empirique Ă  partir des analyses rĂ©centes de l’épidĂ©mie de 1918[8].

En formalisant ainsi la dynamique Ă©pidĂ©mique Ă  l’europĂ©enne, j’ai en tĂȘte ce qui s’est passĂ© en Lombardie. J’ai fait l’hypothĂšse que ce ne sont pas seulement les informations circulant dans les mĂ©dias ou sur les rĂ©seaux digitaux qui affectent le comportement de prĂ©caution, l’auto-confinement, mais aussi l’émotion ressentie devant la mort de proches. Cela induit des adaptations qui varient avec la sensibilitĂ© personnelle et le sentiment de sa propre vulnĂ©rabilitĂ©. C’est quelque chose que j’ai observĂ© avec la peur du crime : elle est plus fortement dirigĂ©e par la fragilitĂ© personnelle que par le taux de criminalitĂ© objectivable dans la zone de rĂ©sidence des gens.

Partant de lĂ , j’ai estimĂ© cette dynamique en deux phases. La premiĂšre phase de 19 jours (j’ai essayĂ© 15 puis prolongĂ© un peu) utilise un coefficient b fixe, car les gens n’ont pas conscience des effets de l’épidĂ©mie ou parce qu’il y a de l’inertie dans la prise de conscience. Puis, dans une deuxiĂšme phase de 19 jours aussi, j’ai substituĂ© au coefficient b un coefficient b’ qui prend en compte l’émotion suscitĂ©e par l’atteinte de proches. Je fais un calcul itĂ©ratif sur la base d’une discrĂ©tisation, comme si les choses changeaient par Ă -coup d’un jour Ă  l’autre :

(8) S(t) -S(t-1) =  – (b/N)S(t-1)I(t-1)                                     

(9) I(t) -I(t-1)   =   (b/N)S(t-1)I(t-1) -vI(t-1)                                                    

Dynamique de l’épidĂ©mie en Italie et
 en France

AprĂšs les premiers jours, la pression du danger est intĂ©grĂ©e avec le coefficient b’ dĂ©finit par l’équation (7), qui remplace b. Les gens s’auto-restreignent mais sans masques ni connaissance systĂ©matique des situations d’infection, cela ne permet pas un Ă©vitement circonstanciĂ© des risques. D’oĂč le fait que l’incurie en matiĂšre de dispositifs simples (masques et tests) rend la mobilisation de la population difficile et dangereuse : c’est comme envoyer des soldats au front sans couverture, et cela engendre en consĂ©quence une interruption de la vie sociale.

La population de ma rĂ©gion fictive est 10 millions. On suppose que 90 % des individus sont susceptibles au dĂ©but de l’épidĂ©mie et qu’on observe 470 cas d’infection le 26 fĂ©vrier, date de l’irruption de l’épidĂ©mie. J’ai pris pour valeur du taux de transmission par unitĂ© de temps b = 0,53 (cette valeur correspond Ă  la transmissibilitĂ© biologique moyenne au cours d’un contact), v =0,227 est l’inverse de la durĂ©e de contagiositĂ© estimĂ©e entre 4 et 5 jours (j’ai pris des valeurs en variante autour de 1/5 ou ÂŒ).

Calculs de l’auteur, code R sur la page OSC Sciences Po de l’auteur.

La France (reprĂ©sentĂ©e en bleu) a le 5 mars le nombre de cas de l’Italie (reprĂ©sentĂ©e en rouge) le 26 fĂ©vrier, soir une retard de 8 jours environ.  Le calendrier qui figure en abscisse correspond Ă  l‘Italie. Les donnĂ©es observĂ©es, qui ont servi de base Ă  l’ajustement dans les deux pays, suggĂšrent que l’adaptation Ă  l’épidĂ©mie a Ă©tĂ© plus forte en France.  Peut-ĂȘtre parce que les Français voient dans l’Italie ce qui risque de leur arriver ?  Peut-ĂȘtre aussi parce que les prĂ©cautions, encouragĂ©es par les pouvoirs publics, ont eu un impact plus prĂ©coce, de sorte que l’épidĂ©mie monte moins vite en France.

Deux simulations ont Ă©tĂ© faites le 22 mars et le 28 mars en regard des donnĂ©es italiennes. J’ai supposĂ© que la pesĂ©e des dĂ©cĂšs ne commençait Ă  s’exercer qu’une bonne quinzaine de jours aprĂšs le 26 fĂ©vrier.  Les dĂ©cĂšs en Italie reprĂ©sentent entre 5 % et 15 % des cas d’infection, plus du double de ce qu’ils sont en France, je ne parle pas de l’Allemagne
 ni de la Chine hors Hubei.

*

Cette modĂ©lisation s’appuie sur l’idĂ©e que les paramĂštres biologiques[9] en tant que tels ne disent rien de la dynamique Ă©pidĂ©mique si l’on ne prend pas en compte les conduites de la population, si l’on ignore la mobilisation citoyenne inspirĂ©e par le dĂ©vouement et le professionnalisme des soignants en dĂ©pit d’une imprĂ©paration publique consternante. Evidemment, cette qualitĂ© de la rĂ©ponse mĂ©dicale peut aussi laisser certains penser que les mĂ©decins vont « s’en occuper » et rĂ©duire les prĂ©cautions. Sous cette hypothĂšse, le modĂšle montre que la dynamique Ă©pidĂ©mique change quand la peur s’incarne dans des morts ou des pathologies de proches. Nous ne nous adaptons que tardivement, souvent le nez dans le mur (comme en matiĂšre de climat). Ce sont les morts ou les malades dans l’entourage, et la peur qu’ils produisent, qui sont la source d’une Ă©motion forte et induisent un changement des comportements. Certes, cela n’est pas nouveau, mais la crise actuelle pourrait ĂȘtre rĂ©vĂ©latrice de ce qu’en dĂ©pit de la hausse des niveaux d’éducation les comportements restent archaĂŻques, le surmoi est moins actif, semble-t-il, que la peur pour soi et les siens.

Mots-clĂ©s :  Coronavirus – Sociologie – ModĂšles SIR – adaptation comportementale – coercition


Neil M. Fergusson et al., “Impact of non-pharmaceutical interventions to reduce COVID-19 mortality and healthcare demand”, Imperial College COVID-19 Response Team, 16 mars 2020.

Qianying Lin et al., “A conceptual model for the coronavirus disease 2019 (COVID-19) outbreak in Wuhan, China with individual reaction and governmental action”, International Joural of Infectious Disease, vol. 93, 1er avril 2020, p. 211-216.

Hugues Lagrange, Les maladies du bonheur, Paris, Presses universitaires de France, 2020.


 Annexe

Pour la présentation formelle, je pars des deux équations concernant la variation du nombre de personnes susceptibles et celles du nombre des infectés.

(a1) S'_{{t}}=-\frac{b}{N} \times S_{{t}} \times I_{{t}},

(a2) I'_{{t}}=\frac{b}{N} \times S_{{t}} \times I_{{t}} -v \times I_{{t}}

L’équation (2) peut s’écrire :

(a3)     I’(t)/I(t) ={\frac{b}{N} \times   (S(t)-v} 

d’oĂč : ln(I_(_t_))= \int \left \{ \frac{b}{N} (S(t) - v \right \}dt +c, oĂč c est une constante d’intĂ©gration.

Le nombre de personnes infectĂ©es Ă  la date t, est donnĂ© par l’expression :

(a4)  I(t) = C exp(\int \left \{ \frac{b}{N} (S(t)-v \right \}dt),                                               

Avec les conditions initiales I(0) = I0, S(0) = S0 ,  sachant que  b > 0, I0 > 0 et S0 > 0, on peut encore écrire :

(a5)  I(t)= I0 \times exp( \int \left \{ \frac{b}{N} (S(t)-1 \right \}dt  )  

Dans cette formulation apparaĂźt le terme r0= \frac{b}{N} (S(0) , coefficient de reproduction de base ou d’attaque de l’épidĂ©mie.  Si r0 >1, l’épidĂ©mie se dĂ©veloppe, sinon elle n’a pas lieu. Mais la population susceptible S(t) n’est pas fixe car les personnes infectĂ©es sont exclues de la population susceptible. Le problĂšme est de savoir comment calculer l’intĂ©grale puisque S(t) dĂ©pend de I(t)[10].

Quand on a une équation de type dP/P(”- Ξ P)= dt, on peut envisager une séparation des variables :

1/ P(”- Ξ P) = (1/ ”)*[1/P +  Ξ / (”- Ξ P)]

 Ce qui donne par intégration une fonction logistique :

\frac{1}{\mu}\left \{ln(P/Po)+ ln \frac{|\mu-\theta Po|}{|\mu-\theta P|\right} = t-to

 Comme  \mu-\theta Po>0 et \mu-\theta P>0: P(t) =\mu Po/ \left{ (\theta Po + (\mu -\theta Po) \ast e ^{-[\mu(t-to]}, en remplaçant dans cette formule P par I les infectés, ” par (b-v) et Ξ par b/N :

 (a6) I(t)=\frac{(b-v)Io}{(b/N)Io+(b-v-\frac{b}{N}\ast Io) \times e ^{-[(b-v)(t-to)]}} .

 Cette formule montre que quand t tend vers l’infini, la proportion (b-v)/b est infectĂ©e, ce qui revient Ă  dire avec les paramĂštres de transmission biologiques du coronavirus 57% : cela n’a Ă©videmment pas lieu parce qu’il y a des comportements adaptatifs.

Certes, tant que le population susceptible n’est pas rĂ©duite pas l’entrĂ©e d’une fraction significative de la population dans le compartiment contaminĂ© et donc immunisĂ©e, la croissance est exponentielle, elle s’amortit Ă  mesure que les confinements sont plus stricts bien avant le freinage logistique.

 

Q. Lin et al. 2020, s’inspirant de travaux rĂ©alisĂ©s sur la pandĂ©mie de 1918 au Royaume-Uni, retiennent un coefficient de transmission b’ variable dans le temps.

 (a7) b' = b \ast (1-\alpha) \ast (1- \frac{D(t)}{N}) ^{k}

oĂč

  • α l’effet de l’action coercitive des pouvoirs publics,
  • D(t) dĂ©signe le nombre des morts observĂ©s dans la rĂ©gion Ă  la date t,
  • N la taille de la population de la rĂ©gion,
  • k, coefficient d’intensitĂ© de la rĂ©ponse adaptative, proposĂ© dans des analyses rĂ©centes de l’épidĂ©mie de 1918.

[1] L’auteur remercie Alain Minczeles et François Meunier pour leurs relectures. Les erreurs lui appartiennent naturellement.

[2] Voir Lagrange 2020.

[3]  Officiellement 12 cas au 15 fĂ©vrier mais, en l’absence de tests un peu systĂ©matiques, on ignore le chiffre vraisemblable.

[4]  RĂ©duction qui ne serait peut-ĂȘtre pas aussi importante dans certaines fractions de la population, par manque de culture de l’auto-protection, que dans d’autres. En CorĂ©e, c’est une modalitĂ© peu rĂ©pressive, informĂ©e par un dĂ©pistage massif, qui a conduit Ă  une limitation des contacts avec les personnes contaminĂ©es. Ce souci d’autrui doit ĂȘtre apprĂ©ciĂ©.

[5] MĂȘme si les gouvernements en Europe aprĂšs avoir souri des Chinois leur ont emboĂźtĂ© le pas, au lieu de suivre les CorĂ©ens et les Vietnamiens.

[6] Nous restons des ĂȘtres au cerveau reptilien rĂ©agissant, et c’est heureux, Ă  l’émotion devant la maladie et la mort des proches.

[7] Voir Annexe pour la résolution du modÚle

[8] On peut utiliser des méthodes de maximum de vraisemblance, mais il faut en intégrer les résultats dans le modÚle itératif.

[9] La propagation des contaminations tient aux fait que le virus, projetĂ© dans l’haleine peut atteindre les voies respiratoires d’un interlocuteur et se transmet Ă©galement par la peau.

[10] Nous explicitons dans un court dĂ©veloppement annexe en quoi cette expression, oĂč le nombre d’infections est une fonction continue de t Ă©quivaut Ă  celle qui dĂ©finit la croissance des populations.

Hugues Lagrange