Le mot addiction indique dans son sens originel une soumission Ă une volontĂ© autre qui nous commande, une sujĂ©tion, câest lâĂ©tymologie dâad-dictus. Aussi la diffusion de drogues addictives dans les sociĂ©tĂ©s orientĂ©es par des valeurs dâautonomie est-elle Ă©minemment troublante. Cette sujĂ©tion entre en contradiction avec les normes sociales et morales prĂ©valentes des sociĂ©tĂ©s modernes individualisĂ©es, elle ne se prĂ©sentait pas de cette maniĂšre dans les sociĂ©tĂ©s anciennes. Les politiques publiques, ciblant dâabord les produits par lâinterdit et les comportements par des sanctions pĂ©nales, se sont orientĂ©es depuis quelques dĂ©cennies vers une mĂ©dicalisation croissante. La vision de lâabus de drogue comme maladie   substitue Ă ce qui Ă©tait autrefois prĂ©sentĂ© comme une figure du mal un mal-ĂȘtre[1], cependant elle ne prive pas le toxicomane dâun rĂŽle actif. Nous oscillons entre deux attitudes qui dĂ©finissent les polaritĂ©s contraires de lâidĂ©al humaniste : la tendance Ă nous imputer ce qui nous arrive, comme lâexpression dâune volontĂ© libre, en tous cas capable de surmonter des forces de lâinstinct et du milieu, et la tendance Ă voir dans le milieu interne et externe une force capable de soumettre notre volontĂ©. Les abus de drogues poussent cette tension Ă un point extrĂȘme oĂč le sujet disparait quasiment. Voir des individus se droguer parfois jusquâĂ en mourir, sans que personne ne les y oblige est difficile Ă comprendre et Ă accepter. Aussi attend-on que les neurologues et les psychiatres nous disent comment ce rapt de la volontĂ©, cette destruction de lâidentitĂ© parvient Ă sâopĂ©rer sans contrainte externe.
Il est maintenant admis que la particularitĂ© de lâeffet des drogues chimiques chez lâhomme nâest pas la puissance du plaisir quâelles donnent mais la subjugation quâelles suscitent.
1-Je soutiens que lâabus de drogue, sâil nâexonĂšre certes pas totalement notre responsabilitĂ©, est une conduite oĂč lâon rĂ©agit Ă des pressions plus internes quâexternes ; que cet abus est parent des troubles anxiodĂ©pressifs. Lâabus de drogues, notamment stimulantes, remplit, dans les sociĂ©tĂ©s occidentales, une fonction de compensation du dĂ©ficit de plaisir.
2- Je soutiens que le basculement social des abus de drogue parmi les couches dominĂ©es est lâexpression, quelque peu paradoxale, de lâĂ©mancipation de la raretĂ©, et doit beaucoup Ă la perte des solidaritĂ©s typiques de la sociĂ©tĂ© salariale que nous avons connue.
I Les limites de la récompense
Il faut entrer dans le mĂ©canisme pour saisir cette dĂ©rive spĂ©cifiquement humaine par rapport Ă ce que dicte lâinstinct. Les paquets de neurones qui irriguent les aires du cerveau et les neuromĂ©diateurs qui y circulent sont les vecteurs des sensations et des Ă©motions. Les aires sous-corticales sont les substrats oĂč se comparent les valeurs accordĂ©es aux Ă©motions dans un Ă©change Ă double sens avec les zones corticales. Les drogues addictives abaissent le seuil de la rĂ©compense, qui se trouve globalement plus Ă©levĂ© chez ceux qui sont attirĂ©s par les drogues quâen moyenne. Cet abaissement du seuil sous lâeffet de la drogue paraĂźt surprenant quand on songe Ă lâaccoutumance. Il nâintervient quâavec le temps : pour un mĂȘme individu, lâaccoutumance au produit sâĂ©lĂšve Ă mesure quâil rĂ©itĂšre sa consommation, de sorte quâil lui faut effectivement une excitation plus forte, une dose plus Ă©levĂ©e, pour avoir du plaisir.
Les opiacĂ©s en se diffusant dans le cerveau induisent des sensations distinctes selon les zones. Dans la partie mĂ©diane du tractus mĂ©so-tĂ©lencĂ©phalique, les fibres dopaminergiques enregistrent des stimulations agrĂ©ables, une augmentation de la rĂ©compense cĂ©rĂ©brale, mais cet effet sâattĂ©nue jour aprĂšs jour, Ă mesure quâune tolĂ©rance se dĂ©veloppe (figure A). Dans la partie latĂ©rale du tractus mĂ©so-tĂ©lencĂ©phalique[2], cette administration Ă©lĂšve le dĂ©sagrĂ©ment ressenti. Celui-ci augmente dâun jour Ă lâautre : il y a croissance de lâinhibition, câest-Ă -dire du dĂ©plaisir avec les administrations successives (figure B)[3]. La tonalitĂ© hĂ©donique globale due aux drogues addictives est une combinaison des effets dĂ©crits en A et B, ce nâest pas une addition, car les voies ne sont pas identiques. Avec la chronicitĂ© des injections, les effets de rĂ©compense diminuent et parallĂšlement des effets dysphoriques s’intensifient. La prĂ©sence simultanĂ©e des deux effets nâest pas un plaisir attĂ©nuĂ©, si lâon veut une analogie, câest ce que lâon Ă©prouve en Ă©coutant un concert avec un dĂ©but de rage de dents.
De l’impulsivitĂ© Ă la compulsivitĂ©, la consommation de drogue parcourt, selon Koob et Le Moal, « un cycle en trois Ă©tapes : frĂ©nĂ©sie/intoxication, retrait/affect nĂ©gatif et prĂ©occupation/anticipation. » Ă mesure que les individus cheminent de lâimpulsif au compulsif, la motivation pour la consommation de drogue passe d’un renforcement positif Ă un renforcement nĂ©gatif. Les circuits qui dominent dans la phase d’addiction et de dĂ©pendance diffĂšrent. « Le premier impliquant des rĂ©ponses hĂ©doniques âŠ, se produit peu aprĂšs la prĂ©sentation de la drogue, il est Ă©troitement liĂ© Ă l’intensitĂ©, Ă la qualitĂ© et Ă la durĂ©e [dâaction du produit] et traduit de la tolĂ©rance[4]. » Dans cette phase initiale la motivation Ă ingĂ©rer la drogue est renforcĂ©e â les souris vont vers le lieu oĂč elles ont Ă©prouvĂ© du plaisir. « Le second processus apparaĂźt Ă la fin du premier. Il est lent Ă se mettre en place⊠lent Ă se stabiliser, et s’amplifie avec une exposition rĂ©pĂ©tĂ©e. » La phase de plaisir se prolonge au cours de ce mĂȘme cycle par un processus aversif. La dĂ©rive pathologique dans lâaddiction est un processus continu oĂč interagissent la nature des drogues consommĂ©es, la frĂ©quence et les modes de consommation, le dĂ©veloppement du syndrome de tolĂ©rance et de retrait. Lâaddiction et le retrait forment un cycle dont les phases sâenchaĂźnent, la phase dâaccrochage implique notamment lâaire ventrale tegmentale, tandis que la phase de retrait, aversive implique la zone pĂ©riventriculaire (ou latĂ©rale).
Les manifestations du manque chez le toxicomane ne sont pas analogues Ă la dĂ©pendance du diabĂ©tique car, dans la phase de retrait, il y a un renforcement nĂ©gatif, un rejet psychique de la drogue. Le systĂšme nerveux central, qui est parvenu Ă modĂ©rer lâintensitĂ© des rĂ©actions pendant quelque temps, Ă©choue Ă rĂ©guler la conduite. Koob et Le Moal ont illustrĂ© empiriquement ces oscillations sans point dâĂ©quilibre, rĂ©sultant de la conjugaison de motivations de sens opposĂ©s qui rĂ©git les comportements chaotiques du toxicomane[5]. Il est remarquable que pendant la phase de chronicisation de lâabus de drogues sâopĂšre une dĂ©rĂ©gulation de lâaxe hypothalamus-hypophyse-surrĂ©nales, il y a une sollicitation des hormones du stress analogue Ă celui qui intervient face au danger physique[6].
On sait depuis les expĂ©riences rĂ©alisĂ©e par Bozarth et Wise en 1982 que les rats s’administrent volontiers des opiacĂ©s dans le circuit de la rĂ©compense, lâaire tegmentale ventrale, sans que cette administration n’entraĂźne de dĂ©pendance physique, quâinversement, des injections d’opiacĂ©s dans des aires postĂ©rieures du tronc cĂ©rĂ©bral (le noyau dorsal du raphĂ©) entraĂźnent une dĂ©pendance physique et des symptĂŽmes de sevrage. Mais comme le souligne Eliott Gardner (2011), les rats ne s’auto-administrent pas d’opiacĂ©s dans cet endroit. La puissance de lâimagination rend les drogues addictives redoutables pour lâhomme.
Bien que l’efflux dopaminergique mĂ©solimbique associĂ© Ă la rĂ©compense mĂ©dicamenteuse ait Ă©tĂ© prĂ©cĂ©demment considĂ©rĂ© comme l’Ă©quivalent biologique du plaisir, il sâavĂšre que l’activation dopaminergique se produit Ă©galement en prĂ©sence de stimuli inattendus et nouveaux (soit agrĂ©ables, soit aversifs) et dĂ©termine un Ă©tat motivationnel de dĂ©sir ou d’attente. Les sensations immĂ©diates dâeuphorie sont encodĂ©es par lâhippocampe, le lieu de la mĂ©moire, de sorte que ce plaisir Ă©prouvĂ© est entourĂ© dâindices, notamment le contexte de lâaccĂšs Ă la drogue, les personnes avec lesquelles on en a pris. Avec la rĂ©pĂ©tition de lâexpĂ©rience sâĂ©tablit un conditionnement pavlovien, les scĂšnes rappelant lâĂ©pisode de prise de drogue suscitent une anticipation du plaisir de la drogue. Progressivement, la seule Ă©vocation de ces contextes induit dans le cerveau des flux de dopamine et accessoirement de sĂ©rotonine. Par conditionnement, un stimulus sans effet physiologique â la vue dâune scĂšne de drogue â acquiert la capacitĂ© d’augmenter le flux de dopamine[7]. On pourrait penser que lorsque lâarrivĂ©e de la drogue ne suit pas, lâannonce, devenue trompeuse, perd sa force. Ce nâest pas le cas. Le renforcement de la consommation de psychotropes par le flux de dopamine est plus complexe que le simple codage de la rĂ©compense par le signal. La force motivante du stimulus conditionnĂ© est dĂ©finie par le niveau anticipĂ© de la rĂ©compense[8]. Le flux de dopamine ne sâaccroit pas seulement en rĂ©ponse au plaisir mais aussi, voire surtout, en regard de lâanticipation du plaisr, y compris dans un Ă©tat aversif. Lâaversion nâempĂȘche pas la quĂȘte de drogue, parce que lâimage de la scĂšne de drogue prend en quelque sorte le pas sur le plaisir. Cette anticipation dĂ©termine un dĂ©sir de drogue (wanting), quâon doit distinguer dâun plaisir Ă la drogue (liking).
Ă partir de lĂ , les produits et les susceptibilitĂ©s diffĂšrent. Les drogues induisent des processus dâaddiction/intoxication et de retrait/aversion dâune intensitĂ© variable : la nicotine, les amphĂ©tamines et la cocaĂŻne sont trĂšs addictifs mais induisent moins dâaversion que lâalcool, les opiacĂ©s et les barbituriques. Le syndrome de retrait/aversion trouve son expression la plus nette avec les opiacĂ©s[9]. Lâopiomane qui a un usage chronique doit maintenir cet usage sous peine de souffrir dâune maniĂšre peu tolĂ©rable ; ce nâest ni la pression des pairs, ni la vue du produit qui induit cette souffrance inscrite dans le corps et, sâil nâest peut-ĂȘtre pas plus facile dâarrĂȘter de fumer, le dĂ©sagrĂ©ment ressenti est moindre. La motivation de lâhĂ©roĂŻnomane Ă se tourner vers le produit alors quâil souffre est dâabord neurophysiologique, pour lâaddict Ă la cocaĂŻne, lâenvie de recommencer est plus psychologique en raison de lâintensitĂ© du flux de dopamine induit.
Par ailleurs, certains individus sont plus que dâautres inclinĂ©s par leurs dispositions. De nombreuses donnĂ©es biogĂ©nĂ©tiques obtenues sur des Ă©chantillons trĂšs contrastĂ©s, ainsi que des mĂ©ta-analyses et des Ă©chantillons des bio-banques du Royaume-Uni rĂ©vĂšlent de multiples localisations gĂ©nĂ©tiques communes au risque de dĂ©pendance Ă divers psychotropes. Les usages problĂ©matiques (abusifs) des substances psychotropes ont une signature gĂ©nĂ©tique diffĂ©rente de lâusage[10]. DĂšs lors, « émerge de ces travaux la nĂ©cessitĂ© de distinguer sur le plan biogĂ©nĂ©tique entre [lâusage] de substances â qui peut impliquer niveaux de consommation faibles et sans dĂ©pendance â et les usages problĂ©matiques, Ă©crivent Gelernter & Polimanti (2021) »
CorrĂ©lations gĂ©nĂ©tiques entre la consommation problĂ©matique d’alcool, de cannabis, de cocaĂŻne, d’opioĂŻdes et de nicotine, et les troubles psychiatriques
Source : adapté de Gelernter & Polimanti, 2021. Les corrélations dont la valeurs sont représentées par le centre des barres de couleur, portent sur le marquage génétique commun aux troubles psychiatriques et aux abus de drogues.
La comparaison des signatures gĂ©nĂ©tiques des abus de drogues et des troubles psychiatriques, rĂ©alisĂ©e par scannage du gĂ©nome, montre quâil y a, lĂ aussi, un marquage gĂ©nĂ©tique commun, câest-Ă -dire que les mĂȘmes gĂšnes sont impliquĂ©s chez les individus qui prĂ©sentent un usage problĂ©matique Ă divers psychotropes et chez ceux qui prĂ©sentent des troubles psychiatriques (reprĂ©sentĂ©s Ă gauche sur le graphique ci-dessus). Si lâon se limite Ă des usages occasionnels, on ne trouve pas de telles corrĂ©lations.  Lâapproche neurogĂ©nĂ©tique pointe ainsi lâimportance des effets gĂ©nĂ©tiques liant les abus de drogues et les troubles psychiatriques contemporains les plus rĂ©pandus.
II La toxicomanie internalise une domination sociale
Une posture humaniste a conduit Ă faire l’hypothĂšse que les comportements addictifs pourraient ĂȘtre contrĂŽlĂ©s par un mĂ©lange de prĂ©vention et de soins, cela sâest avĂ©rĂ© insuffisant. Ce point de vue a priori gĂ©nĂ©reux pour lâhomme nâa pas eu les effets escomptĂ©s. Je soutiens que les drogues addictives sont devenues un pansement, une compensation externalisĂ©e dâune domination sociale, comme la dĂ©pression est une compensation internalisĂ©e. Je ne dis pas que la domination sociale suffit Ă dĂ©terminer les abus de drogue mais contribue Ă expliquer lâampleur des pratiques qui relĂšvent de lâaddiction dans les pays dĂ©veloppĂ©s.
Jâen veux dâabord pour preuve le fait que ces produits rĂ©pondent aujourdâhui Ă des dĂ©sĂ©quilibres psychophysiologiques plus rĂ©pandus parmi les groupes infĂ©riorisĂ©s, stigmatisĂ©s, en manque de reconnaissance sociale. Comme lâindiquent les donnĂ©es empiriques ces groupes sociaux sont aujourdâhui plus souvent dans le cas dâavoir des conduites dâabus que les membres des groupes sociaux plus aisĂ©s. Lâhistoire de la toxicomanie â cannabis, opioĂŻdes et plus encore drogues stimulantes â indique quâau 19e siĂšcle et au premier 20e siĂšcle lâusage de ces substances Ă©tait le fait de milieux artistiques, dâintellectuels et de bourgeois marginaux, il a ensuite investi largement les classes moyennes scolarisĂ©es, puis sâest diffusĂ© dans les strates populaires par les rassemblements festifs et des goĂ»ts musicaux partagĂ©s. Les donnĂ©es sociologiques rĂ©centes indiquent une inversion du gradient social dans lâabus des psychostimulants. Il intervient au cours des annĂ©es 2000 en AmĂ©rique du Nord, et au Royaume-Uni, un peu plus tard dans la majoritĂ© des pays dâEurope dont la France. Les enquĂȘtes de lâOffice Français des Drogues et Tendances addictives retracent une baisse des consommations dâalcool de 1995 Ă la veille de la crise sanitaire de 2008 qui sâopĂšre parallĂšlement chez les jeunes de tous milieux. Le tabagisme sâest aussi tassĂ©, fumer tous les jours nâest plus le fait que de 5 % des jeunes en 2017 contre 12 % en 2002, et la diffĂ©rence selon les milieux est tĂ©nue. Si lâĂ©volution du cannabis depuis un quart de siĂšcle est plus sinueuse, si Ă la fin du 20Ăš siĂšcle cette pratique, hĂ©ritiĂšre des tendances antiautoritaires des annĂ©es 1960, est encore frĂ©quente chez les jeunes des milieux favorisĂ©s, de 2002 Ă 2017, lâusage rĂ©gulier de cannabis[11] tombe Ă 6 % chez les jeunes des milieux favorisĂ©s, tandis que chez les apprentis la proportion dâusagers rĂ©guliers se stabilise Ă un niveau presque trois fois plus Ă©levĂ©, autour de 15 %. Et, parmi les jeunes en difficultĂ©, Ă la fois dĂ©scolarisĂ©s et sans activitĂ© professionnelle, elle atteint 21 %. Quant aux psychostimulants, comme la cocaĂŻne, la demande a glissĂ© vers les pĂ©riphĂ©ries urbaines pauvres oĂč lâon fume aussi le crack, dĂ©rivĂ© trĂšs destructeur souvent acheminĂ© par des rĂ©seaux antillais en France. Jadis drogue de ceux qui voulaient « croquer le monde », la cocaĂŻne est aujourdâhui souvent un remĂšde : on trouve deux fois plus dâutilisateurs parmi les chĂŽmeurs que parmi les actifs. Un changement de statut social des consommateurs des drogues les plus puissantes sâest opĂ©rĂ© au cours des derniĂšres dĂ©cennies. Il est lâindice dâun changement de fonction des addictions.
Lâenjeu est de compenser un mal-ĂȘtre qui nâest pas purement physique mais psychophysique. Les animaux ne se droguent pas spontanĂ©ment. Si les hommes font ce que les animaux ne font pas, sâils vont de maniĂšre hĂ©gĂ©lienne Ă lâencontre de lâinstinct qui conduit Ă arrĂȘter quand on nâĂ©prouve plus de plaisir, câest que la puissance de lâimagination du plaisir constitue pour eux un motif plus puissant que la peine physique. Lâalcoolisation permettait autrefois lâoubli de pĂ©nibilitĂ© du travail, il pourrait sâagir aujourdâhui dâeffacer une mise Ă lâĂ©cart et de sâaffranchir du manque de plaisir de la vie au travail dans un contexte marquĂ© par lâaffaiblissement des soutiens collectifs. Il sâagit peut-ĂȘtre pour une fraction des individus de sâemparer dans lâimaginaire de ce qui les subjugue chez les stars du spectacle, du sport, de la politique.
Pour ceux que des circonstances de vie et des dispositions dĂ©favorables ont conduit Ă une chronicisation des abus de drogues, lâidĂ©e quâune instance, quâon lâappelle vouloir ou dâun autre nom, rĂ©git nos actes est une fiction. Qui est ce qui veut quand on dit âje veuxâ ou âje ne veux pasâ ? La supposition dâun poste de commandement, dâun siĂšge de la volontĂ© qui aurait le dernier mot nâa guĂšre de sens. Le cerveau se dĂ©bat avec les sensations intĂ©roceptives que lâon se reprĂ©sente Ă tort sur le mode dâune querelle des motifs arbitrĂ©e par la raison. Il faut penser en termes dâĂ©quilibres neuropsychiques polycentriques. N’importe quelle reprĂ©sentation du cerveau montre un Ă©cheveau de voies oĂč circulent des impulsions faisant intervenir les expĂ©riences passĂ©es et les attentes futures qui se mĂȘlent et se contrecarrent. Ce nâest pas intentionnellement que le toxicomane omet les aspects nĂ©gatifs qui pourraient le dissuader dans sa quĂȘte. Il y a dans lâabus de drogue, une tentative dĂ©sespĂ©rĂ©e dâagir pour trouver du plaisir. Comme chez les dĂ©primĂ©s le contrĂŽle des Ă©motions par le cortex est lĂąche, ce qui implique aussi une moindre pĂ©nĂ©tration des zones corticales par les Ă©motions agrĂ©ables. En cela le toxicomane comme le dĂ©primĂ© questionnent la rĂ©ussite matĂ©rielle et une philosophie de la volontĂ© centrĂ©e sur la conscience vigile. Ă quel prix !
Mots-clĂ©s : Cerveau â Drogues â Addiction – Social
 Reférences
Gardner E., 2011 Introduction: Addiction and Brain Reward and Anti-Reward Pathways. Adv Psychosom Med. ; 30: 22â60
Gelernter J. & Polimanti R. 2021. Genetics of substance use disorders in the era of big data Nat Rev Genet.; 22(11): 712â729.
Koob G.et le Moal M. 2008. Neurobiological mechanisms for opponent motivational processes in addiction. Phil. Trans. R. Soc. B ; , 3113â3123
Koob G. 2011 Neurobiology of addiction. Focus ; Winter 2011, Vol. IX, No. 1
OFDT (2019) Drogues, chiffres clés (8e édition). Paris, OFDT
Schultz W 2006 Behavioral theories and the neurophysiology of reward . Annu. Rev. Psychol. 57:87â115
Spilka S., Le NĂ©zet O., Janssen E., Brissot A., Philippon A. 2021. Vingt ans dâĂ©volutions des usages de drogues en Europe Ă lâadolescence. Tendances, OFDT, n° 143
[1] On entend le traiter par des molĂ©cules chimiques plutĂŽt que par des exorcismes. Si lâidĂ©e dâune possession par le malin nous parait ridicule, est-elle au fond plus grotesque que lâidĂ©eâ implicite dans nombre de visions laĂŻques â dâune jouissance masochiste, nĂ©cessairement pathologique ?
[2] Substantia nigra, raphé.
[3] La tolĂ©rance ou accoutumance dĂ©signe le fait quâinjectĂ©es dans la partie mĂ©diane du tĂ©lencĂ©phale les mĂȘmes doses de morphine produisent jour aprĂšs jour un « high » plus faible (A), et dans la partie latĂ©rale un dĂ©sagrĂ©ment plus fort (B).
[4] Koob et le Moal 2008, ainsi que la citation suivante.
[5] Ces deux auteurs considĂšrent quâil nây a pas lieu dâemployer des mots distincts, et prĂ©fĂšrent insister sur le cycle au sein duquel oscille le toxicomane. Cependant en concordance avec les analyses dâauteurs comme Nestler, Volkow, Gardner, ils mettent en Ă©vidence des flux de rĂ©compense et dâaversion distincts.
[6] « Lâamygdale envoie des effĂ©rences Ă la partie mĂ©diane du pallidum ventral et vers l’hypothalamus latĂ©ral, qui sont prĂ©cisĂ©ment les zones cĂ©rĂ©brales assurant l’interface entre les structures limbiques [et corticales], prĂ©cise Koob 2011.» Les hormones du stress mentionnĂ©es sont le CRH et lâACTH.
[7] Dans le nucleus accumbens â une zone du striatum.
[8] Des dĂ©couvertes importantes ont Ă©tĂ© faites par Schultz (1998), Ă©tablissant lâexistence dâun comportement spĂ©cifique liĂ© Ă lâanticipation des rĂ©compenses. Il a montrĂ© que la rĂ©ception d’une rĂ©compense imprĂ©vue Ă©tait associĂ©e Ă une augmentation du taux d’excitation des neurones dopaminergiques dans le mĂ©sencĂ©phale et le striatum, ce qui entraĂźne une augmentation de la libĂ©ration phasique de dopamine dans ces rĂ©gions. En revanche, lorsque la rĂ©compense attendue est absente, l’excitation des neurones dopaminergiques est supprimĂ©e.
[9] Toutefois, contrairement Ă une idĂ©e rĂ©pandue, le traitement mĂ©dical appropriĂ© de la douleur par les opiacĂ©s n’entraĂźne pas de risque d’accoutumance chez la grande majoritĂ© des patients douloureux. PremiĂšrement, la douleur chronique inhibe le comportement de recherche d’opiacĂ©s dans les modĂšles animaux. DeuxiĂšmement, la douleur chronique inhibe la dopamine stimulĂ©e par les opiacĂ©s dans les circuits neuronaux de rĂ©compense et de rechute de l’aire tegmentale ventrale et du noyau accumbens (Gardner 2011).
[10] Du moins tel quâil est observĂ© avec des substances pour lesquelles il existe suffisamment de donnĂ©es pour effectuer une comparaison (l’alcool et le cannabis notamment), expliquent Gelernter & Polimanti, 2021. Les manuels diagnostiques rĂ©cents, DSM-IV ou V amĂ©ricain comme la classification internationale CIDI-11, dĂ©finissent-ils un trouble en ciblant lâincapacitĂ© Ă interrompre l’utilisation, en la distinguant de lâusage.
[11]Dix fois par mois ou plus.
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