La finance contemporaine est devenue court-termiste : une évolution d’autant plus frappante (et choquante) que, longtemps, la finance a raisonné plus loin que les autres acteurs économiques et été capable de les accompagner des années durant sur leurs projets les plus longs.

Ce biais du court terme est relativement récent puisqu’il remonte à l’apparition, il y a une trentaine d’années, de nouveaux instruments financiers de marché rendus possible par les technologies numériques et les techniques statistiques (des outils bien connus, et parfois inventés par des anciens élèves de l’Ensae).

J’appelle le Loup, l’Anguille et le Cygne noir les trois symptômes de ce court-termisme. Chacun illustre le coût collectif de la réduction vertigineuse de l’horizon de la finance.

Le Loup

A tout seigneur tout honneur, commençons par le Loup (de Wall Street), alias le trader, symbole de la nouvelle finance pour le grand public : le jeune qui fait des choses incompréhensibles face à un mur d’écrans d’ordinateurs, roule en Lamborghini et commande des magnums à 10K€. Le flambeur. La quintessence du court-termisme.

La nouvelle finance est loin de se réduire à ce que certains qualifieront d’image d’Epinal. Mais ceux qui n’en sont pas ont des excuses à résumer l’iceberg à son sommet visible : la finance de marché a pris en quelques dizaines d’années une place énorme dans l’économie (un seul secteur a eu un gain équivalent : les télécommunications et internet) mais elle reste invisible du commun des mortels. Rarement un secteur aura été autant dans l’« entre soi » : personne ne comprend ses produits et personne ne les achète.

Le Loup trader a eu une influence énorme (et négative) sur nos représentations collectives et fortement marqué les valeurs de notre époque. La finance de marché a séduit des promotions entières de diplômés de grandes écoles. Elle n’a pas inventé les salaires obscènes, mais elle est la première à les avoir dispensés massivement à des inconnus : des gens qui ne sont ni des champions, ni des artistes, ni des inventeurs. En cela, elle a contribué massivement à la dégradation de la valeur travail (un jeune peut gagner en 3 ans autant que ses parents en une vie), à la montée des inégalités, et surtout à la perception de ces inégalités comme parfaitement arbitraires : ce que fait le trader est incompréhensible et ne procure de plaisir qu’à lui (contrairement aux champions ou aux artistes). Cerise sur le gâteau, les enquêtes sur les multiples scandales bancaires de ces dernières années ont révélé une culture faite de mépris du client, de grossièreté, de machisme et d’immoralité.

Le Loup est le symptôme le plus voyant du court-termisme récent de la finance, ce n’est pas le plus grave. Dans la jungle de la banque de marché, le trader est au bas de la chaine alimentaire, fréquente victime de burn out, exploité par sa hiérarchie. Sa vulgarité et sa vantardise sont des handicaps du point de vue de ses chefs plus sophistiqués, qui aimeraient le remplacer par des algorithmes : ils arriveront probablement à éradiquer le Loup. Mais le mal demeurera, avec l’Anguille et le Cygne noir.

L’Anguille

Les nouveaux instruments de marché (swaps, options, dérivés…) ont ouvert un champ nouveau à la finance de marché : il devient possible d’intervenir sur les marchés financiers en adossant systématiquement une position à une position inverse, et donc -en théorie- sans risque. Intellectuellement ou techniquement c’est séduisant, même si, clairement, cette activité de « trading », d’achat revente immédiate, est du court-termisme absolu.

La véritable innovation a été d’appliquer ces nouveaux outils financiers aux bons vieux prêts de la finance traditionnelle. En apparence, le banquier consent toujours des crédits obligataires longs. Mais les risques qu’il prend sont immédiatement adossés à des risques inverses. Dans l’idéal le banquier touche immédiatement ce que le prêt va rapporter sur la durée de sa vie du prêt, il ne porte plus de risque, et n’a plus besoin d’attendre 10 ans en croisant les doigts.

Bien sûr, ce schéma idéal est théorique, il ne marche pas tout le temps, ne fonctionne qu’imparfaitement… Mais peu importe : le court-termisme du trader contamine dès lors l’ensemble de la finance traditionnelle. Le modèle du bon banquier change, il devient le banquier qui n’est jamais « collé », qui sait retourner immédiatement sa position : le banquier Anguille. Un modèle à l’exact opposé du modèle du bon banquier précédent : celui qui analyse à fond un dossier avant de prendre le risque puis devient, pour un an ou dix ans, solidaire et partenaire de son client débiteur, cherchant à le comprendre et à l’accompagner, moins par éthique que parce que c’est son intérêt bien compris. C’est cette solidarité qui a été progressivement détruite au cours des 30 dernières années. Notons que la destruction des engagements longs par la nouvelle finance n’a pas exclusivement joué à l’avantage de la banque : elle peut quelquefois jouer en faveur du client, par exemple dans les crédits immobiliers renégociables en période de baisse des taux.

Le court-termisme du banquier Anguille, son peu d’attachement (au sens propre) à son client, expliquent largement la mauvaise image de la finance dans « l’économie réelle ». Et cette destruction de confiance a un coût collectif élevé.

Le Cygne noir

Le dernier symptôme du court-termisme de la nouvelle finance, probablement le plus grave, est son indifférence résolue aux risques collectifs de nature catastrophique qu’elle engendre.

Un Cygne noir est un événement catastrophique, tellement invraisemblable qu’il paraît impossible. Qui raisonne long, se préoccupera particulièrement des cygnes noirs : les banquiers ont été traditionnellement des acteurs alertant leur communauté sur ces risques. En revanche, la nouvelle finance court-termiste, celle du Loup et de l’Anguille, non seulement ignore les cygnes noirs, mais les fabrique : les très (trop) grandes banques sont devenues elles-mêmes des Cygnes noirs, des catastrophes en attente de se produire.

Le Loup trader ignore les catastrophes : ses dictons sont « Après moi, le déluge », ou « On reste sur le manège tant que la musique joue ». La finance de marché donne une justification apparemment scientifique à sa foi de charbonnier en mesurant très précisément tous les risques. Apparence scientifique, car la mesure faite ignore les risques extrêmes (le statisticien dira qu’elle optimise le rendement par rapport au risque presque tous les jours, en les approximant par des lois gaussiennes ; et ignore majestueusement les mauvais jours, les queues de distribution qui dans la « vraie vie » ne sont pas gaussiennes).

Le banquier Anguille ne comprend rien à la statistique, mais il partage avec son collègue Loup le même sentiment d’immunité : les banques sont protégées par la collectivité et jamais les autorités ne laisseront une grande banque faire faillite. Je revois une assemblée du personnel d’une banque de marché, au tout début de la Grande crise financière. Un nouveau membre du comité exécutif, venant de l’industrie, prononce quelques mots. Choqué je pense par la débauche de petits fours et de champagne, il glisse qu’il est important de se souvenir qu’une entreprise est mortelle. Bien loin de provoquer la réflexion qu’il espérait, il unit contre lui ses nouveaux collègues, effarés de son incongruité. Ses collègues avaient raison : la banque a bien été sauvée au dernier moment par les pouvoirs publics, il n’en fait plus partie.

La finance court-termiste est donc aveugle aux risques catastrophiques (et paradoxalement, plus on la contrôle et moins ça change, puisque plus on la déresponsabilise). Pire, elle est devenue elle-même un Cygne noir. D’abord, en supprimant un maximum de contrats longs, de relations de confiance ancienne, au bénéfice d’échanges de marchés dont on affecte de croire qu’ils ne peuvent pas se gripper : le volume des transactions financières représente des dizaines de fois celui des transactions de l’économie réelle, et continue de croître. Ensuite, en concentrant cette activité entre un nombre de plus en plus faible de banques gigantesques, encore plus grosses et impilotables aujourd’hui qu’en 2007.

Le coût avéré de ces Cygnes noirs est énorme : 10 ans après la Grande crise, la famille européenne moyenne retrouve tout juste son revenu de 2007, les 10% les plus pauvres n’y arrivent toujours pas. Leur coût potentiel est inconnu, mais plus personne ne semble s’en préoccuper.

Septembre marquera le dixième anniversaire de la Grande crise financière : une occasion de rappeler que la finance n’a pas toujours été court-termiste, et qu’elle doit se réinventer.