Thierry, peux-tu tout d’abord nous rappeler les grandes lignes de ton parcours depuis ta sortie de l’ENSAE ?
J’avais à l’Ecole un goût prononcé pour les matières en lien avec l’actuariat, notamment les mathématiques financières. Ce qui m’a conduit, une fois sorti de l’ENSAE (promotion 1987), à m’engager dans le métier de la gestion d’actifs, en prenant un poste de gérant junior sur le marché obligataire en franc à la Midland Bank. Durant cette période de taux directeurs très élevés (politique du « franc fort » oblige), nous concentrions nos positions sur la partie courte de l’univers obligataire, ce qui m’a permis d’acquérir une expérience utile par la suite lorsqu’il s’est agi de développer des fonds dits de trésorerie.
J’ai ensuite rejoint le groupe canadien CIBC pour un poste de gérant pour compte propre au sein de leur filiale parisienne. J’étais alors responsable des opérations financières : refinancement du bilan, lancement d’un programme de certificats de dépôts (CD) destiné à diversifier notre financement jusque-là assuré par notre seule maison-mère londonienne. J’étais également responsable d’un portefeuille d’investissement pour compte propre, à une époque où le marché offrait des opportunités d’acquisition de titres obligataires de haute qualité de crédit, à la structure parfois baroque, et souvent assortis d’une prime de liquidité. En 1993, CIBC a décidé de recentrer l’ensemble de ses activités européennes à Londres. J’ai alors rejoint le Crédit Lyonnais – devenu Amundi en 2010 – en tant que gérant obligataire au sein d’une des équipes de la place de Paris qui s’était portée acquéreur des CD émis par CIBC. Depuis, et au fil des fusions (Crédit Agricole AM, Société Générale AM, Pioneer), mes responsabilités ont évolué, toujours dans le domaine de la gestion obligataire, comprenant la performance absolue et le monétaire. Je suis aujourd’hui en charge du pôle Métier Trésorerie d’Amundi.
En quoi consiste ce métier ?
La gestion de trésorerie consiste à offrir des solutions de placement auprès d’agents économiques disposant d’excédents de liquidités pendant de très courtes périodes (généralement moins de trois mois) ou plus longues (jusqu’à deux ans). Dans le premier cas, on parlera de trésorerie opérationnelle, et dans l’autre de trésorerie stratégique. Mais toutes les stratégies mises en œuvre partagent le même objectif : viser la préservation du capital à l’horizon de placement recommandé.
Les produits que nous gérons apportent des solutions correspondant à ces différents besoins :
- les incontournables fonds (ou SICAV) monétaires constituent la brique la plus importante en terme d’encours. Ils se situent le plus haut dans l’échelle de liquidité et le plus bas dans l’échelle de risque. Ils sont essentiellement investis en titres du marché monétaire présentant une très haute qualité de crédit, et des maturités n’excédant pas deux ans,
- les fonds dits de trésorerie longue « directionnelle », présentant un profil mixte monétaire / obligataire, servent de support à des placements de 3 à 12 mois d’horizon ; fort logiquement, ils investissent de façon plus marquée dans des titres obligataires pour lesquels nous avons fixé une limite à 5 ans d’échéance.
- enfin, les solutions de trésorerie longue de « performance absolue à faible volatilité » visent à valoriser des placements d’horizons encore plus éloignés, de 1 à 2 ans. Investis dans l’ensemble de l’univers obligataire, ces fonds s’appuient sur des stratégies de portage, mais également d’arbitrage, dans le but de générer un supplément de performance en échange d’un budget de risque plus conséquent.
Notre métier consiste donc non seulement à concevoir et gérer les produits que je viens de décrire, mais également à conseiller nos clients dans la démarche d’analyse actif / passif (ALM) de leur trésorerie : une connaissance approfondie de leur trésorerie leur permet d’effectuer une répartition des différentes briques qui la composent selon leur horizon d’exigibilité. Une fois cette analyse effectuée, une allocation optimale parmi les différents fonds que nous gérons éclairera le client dans sa stratégie de placement, laquelle intégrera également son degré d’aversion au risque.
Qui sont les clients de ton activité ?
Tous les agents économiques sont nos clients: entreprises, institutions, caisses de retraite, assureurs, distributeurs de produits financiers, fonds d’épargne salariale.
Les particuliers sont en revanche beaucoup moins présents dans les fonds de trésorerie. L’attrait des « SICAV monétaires » auprès du grand public a en effet atteint un pic au tournant des années 90, alors que la politique de défense du franc avait propulsé les taux d’intérêt à court terme à des niveaux supérieurs à 10% tout en allégeant la fiscalité de l’épargne pour cette catégorie de produits. Inutile de préciser que cette période est totalement révolue…
Quelles sont les sources de performance en gestion de trésorerie ?
Il va de soi que la connaissance approfondie de l’univers d’investissement, notamment la qualité de crédit des émetteurs qui le composent, constitue la source principale de valeur ajoutée de ces fonds.
Les produits les plus courts, dont le taux de renouvellement des portefeuilles est par nature très élevé, s’appuient de surcroît sur la capacité de la société de gestion à industrialiser ses processus. S’agissant d’une activité à forte volumétrie, un objectif de « zéro défaut » est recherché, ce qui suppose d’assurer la bonne fin des centaines de milliers de transactions effectuées chaque année.
La gestion des produits de trésorerie longue s’apparente quant à elle davantage à la gestion obligataire, avec une recherche de performance à partir des trois leviers suivants :
- gestion active de la duration et l’exposition selon les différents segments de maturité,
- capacité de sélection des titres du secteur privé / recherche crédit,
- arbitrages géographiques et sectoriels.
Pour les produits d’horizons plus longs, les budgets de risque s’accroissent et les prises de position sont plus marquées comme, par exemple, la possibilité d’assigner aux portefeuilles une duration négative, dans la perspective d’une probable remontée des taux d’intérêt.
La gestion de trésorerie a beaucoup mieux résisté que prévu aux politiques ultra-accommodantes pratiquées ces dernières années par les banques centrales. Comment l’expliques-tu ?
Les encours des fonds monétaires sont en effet passés de 280 Mds€ il y a 5 ans à 330 Mds€ environ actuellement. Et le paradoxe réside dans le fait que cette croissance s’est accompagnée d’un effondrement de la rémunération de ces produits, qui continuent pourtant d’enregistrer des souscriptions alors que leurs performances sont désormais ancrées en territoire négatif. Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène. Tout d’abord, un facteur structurel : les fonds de trésorerie sont des véhicules collectifs qui mutualisent chacun des risques inhérents aux produits financiers. Cela leur permet d’investir en titres plus longs que leur seul horizon d’investissement, et donc d’offrir une rémunération plus avantageuse que des instruments monétaires de court terme. D’autre part, étant détenus par une grande variété de porteurs, ils offrent une liquidité immédiate et quasi gratuite à quiconque souhaite récupérer ses capitaux.
Un autre attrait structurel de ces fonds réside dans le fait qu’ils sont gérés dans un environnement réglementaire strict, qui s’est même continûment resserré depuis la crise financière de 2007/2008, et va l’être davantage encore dès juillet prochain avec l’application d’un nouveau cadre législatif, adopté l’an passé par le Parlement européen.
Enfin, un facteur conjoncturel a, ces deux dernières années, rendu ces fonds encore plus attractifs : l’installation des taux monétaires en territoire négatif. En effet, tant que ces taux demeuraient positifs, le léger supplément de performance que ces fonds offraient ne suscitait pas d’enthousiasme démesuré auprès de certains investisseurs. Avec la décision de la Banque Centrale Européenne, en juin 2014, de baisser son taux de facilité des dépôts de 0 à -0.10%, une période s’est ouverte, qui est loin d’être arrivée à son terme, au cours de laquelle la rémunération des dépôts et autres instruments du marché monétaire, a progressivement glissé du positif au négatif. Les fonds monétaires, pour les raisons évoquées à l’instant, ont certes accompagné le mouvement, mais avec retard. Le fait de « perdre » de manière certaine en plaçant ses liquidités sur des supports de très court terme a ainsi conduit un nombre croissant d’investisseurs à opter pour les fonds monétaires perçus comme un moindre mal…
A contrario, la sortie de la politique de desserrement quantitatif risque de pénaliser tes activités ?
Certes, la normalisation attendue de la politique monétaire de la BCE, dans le cadre d’un processus qui devait malgré tout être très graduel, pourrait réduire l’attrait des fonds monétaires, mais plusieurs facteurs de soutien demeureront. Les effets de la régulation persisteront et se traduiront par le maintien d’une offre de titres à court terme insuffisante par rapport aux besoins des investisseurs.
Par ailleurs, les trésoriers ont été incités à mieux réfléchir à leur ALM, en d’autres termes à leur allocation de trésorerie suivant les horizons de placement, afin de limiter les pertes enregistrées par leur gestion de trésorerie dans un environnement de taux négatifs. Cette démarche, qui a alimenté la demande pour les produits de trésorerie longue, dont l’encours total est passé de 13 Mds à 34 Mds entre fin 2013 et fin 2017, devrait demeurer et donc survivre à la normalisation attendue de la politique des banques centrales..
Ajoutons enfin que la gestion de trésorerie est très développée en France où elle bénéficie d’une haute technicité en s’appuyant sur des pratiques issues de la gestion obligataire. Nous avons pu ainsi développer chez Amundi une expertise de gestion en dollar et en livre sterling, qui nous permet d’accompagner les investisseurs français dans la gestion de leurs flux de trésorerie sur d’autres devises que l’euro, et plus généralement de répondre aux besoins des investisseurs internationaux. L’exportation de ce savoir-faire constitue donc un important relais de croissance pour une activité dont la taille des actifs gérés est un facteur déterminant.
Et qu’en est-il des évolutions réglementaires attendues dans ton secteur ?
Comme je l’indiquais précédemment, les instances de régulation sont beaucoup plus actives depuis la crise de 2007, et l’industrie des fonds monétaires est loin d’échapper à cette boulimie réglementaire. Sur la période à venir, on peut s’attendre à une poursuite de ce mouvement de régulation, qui concernera d’ailleurs tant les investisseurs que les émetteurs, mais sans doute pas davantage la gestion de trésorerie que le secteur financier dans son ensemble. Le sujet dominant pour mes activités est toutefois lié au rôle considérable qu’y jouent les banques centrales, en matière de communication et de prévisions mais aussi en tant qu’acteurs, à travers l’importance de leurs achats de titres.
Tu as vécu un certain ombre de crises financières, quelles leçons en tires-tu ?
J’en tire d’abord une leçon d’humilité. Par nature, les crises financières surprennent la majorité des acteurs de marché. Prétendre les prévoir, tant dans leur nature, leur ampleur que dans le moment précis de leur survenance est illusoire. Il est donc impératif à mes yeux de construire des portefeuilles dont le premier objectif n’est pas de maximiser la performance, mais d’être en mesure de limiter ses pertes en cas de matérialisation d’un certain nombre de risques clés encourus. Cela suppose une connaissance approfondie de ces facteurs de risque, que l’on veillera à encadrer avec rigueur et en cohérence avec l’objectif de performance et l’horizon de placement du fonds considéré. En d’autres termes, c’est une gestion adaptée et disciplinée du risque qui permet de générer une performance durable et soutenable. Au premier rang des facteurs de risque identifiés comme essentiels, s’agissant de produits collectifs, se situe le risque de liquidité. Viennent ensuite les facteurs plus traditionnels des marchés obligataires que sont les risques de taux et de signature.
Plus généralement, je préconiserai de rechercher la performance par la combinaison de plusieurs micro-stratégies, aussi décorrélées que possible les unes par rapport aux autres, et d’éviter les prises de risque trop tranchées le plus souvent génératrices d’importantes pertes
- soit, tout simplement, parce que l’on aura eu tort
- soit parce que l’on aura eu raison trop tard, et qu’entretemps il aura fallu clôturer une position devenue trop « douloureuse ».
Pour terminer cet entretien, souhaites-tu faire passer un message aux jeunes diplômés de l’ENSAE ?
Je recommanderai d’avoir une approche rationnelle : être certain de bien comprendre le fonctionnement d’un produit ou d’un marché et d’en connaître et maîtriser les risques. Il est également important, durant son parcours, de s’interroger sur sa préférence entre technique et management, l’un n’excluant pas l’autre, bien entendu. Pour ma part, lorsque j’ai rejoint le Crédit Lyonnais j’ai eu la chance de bénéficier de circonstances qui m’ont permis de prendre des responsabilités de management et satisfaire ainsi mon goût de la transmission et du développement d’un business. Mais en m’appuyant toujours sur cette technicité propre à mon métier, que je dois beaucoup à ma formation acquise à l’ENSAE.
Propos recueillis par Eric Tazé-Bernard
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