Le jeu vaut mieux que son image superficielle et enfantine : ses valeurs nous aident à comprendre le fonctionnement de nos mécanismes politiques et économiques et pourquoi le jeu économique est en passe dans nos démocraties de phagocyter le jeu politique.

Le statut du jeu parmi les penseurs a connu des bas et des hauts, comme le décrit magistralement Roger Caillois (par exemple dans son introduction à l’Encyclopédie des jeux de La Pléiade, 1967). Là où la majorité voyait le jeu comme dégénérescence de phénomènes collectifs « sérieux », politiques ou religieux, l’historien hollandais Johan Huizinga, dans l’entre-deux guerres, fait au contraire dériver de l’esprit de jeu la plupart des institutions qui ordonnent nos sociétés : le droit, la politique, l’esthétique, la guerre… Caillois nous dit que jeux et mécanismes sociaux sérieux fonctionnent pareillement et en parallèle, que simplement une institution « sérieuse » va faire appel aux valeurs « sérieuses » que privilégie une culture, pendant que les autres valeurs vont s’épanouir dans des jeux.

Dès lors, la hiérarchie entre le sérieux et le ludique n’est pas celle qu’on croit. Valeurs et institutions changent selon les sociétés humaines mais les jeux sont, eux, toujours présents. Partout, des personnes laissées libres de leur temps vont jouer. Nos moments collectifs de plaisir, les temps forts dont nous gardons le souvenir sont souvent nos jeux, ou le spectacle de jeux : le collectif peut alors atteindre à l’universel, comme pendant une coupe du monde de football ou les Jeux Olympiques.

Mon hypothèse est que toutes les activités ludiques partagent des règles communes ; que ces règles sont plus universelles que celles vantées par chaque société pour justifier comment elle fonctionne ; et que le respect de ces règles permet d’évaluer la qualité de nos mécanismes collectifs sérieux.

Les quatre règles d’un jeu réussi

J’identifie quatre règles auxquelles tous les jeux réussis obéissent.

  • Une participation volontaire

La liberté qu’a le joueur de jouer ou pas impose au jeu sa qualité. Le jeu doit être attirant, apporter du plaisir : l’exaltation du jeu et (moins souvent !) celle de la victoire. Cette liberté n’a rien à voir avec la facilité, souvent associée à tort au jeu : le jeu est contrainte (nous y venons), mais contrainte librement acceptée et ça change tout.

  • Des règles claires et identiques pour tous

Chaque joueur d’un jeu en sait l’objectif et ce que chacun peut faire ou pas pour gagner. Il accepte librement la règle comme contrepartie de sa liberté de participation. Cette règle peut comporter une zone grise, mais cette souplesse même devient règle non écrite : dans un jeu réussi, chaque joueur (ou un arbitre reconnu et sans parti pris) sait identifier et exclure le tricheur qui sort des règles pour gagner.

  • Une issue incertaine

Comme joueurs, nous n’accepterons bien sûr de jouer que si nous gagnons de temps en temps ! Et comme spectateurs, l’absence d’aléa enlève tout intérêt au jeu. Dans un jeu réussi, chaque participant croit qu’il a une chance de gagner et sait qu’il a un risque de perdre : accepter de jouer, c’est aussi accepter de perdre. L’autre ennemi du jeu (avec le tricheur) est le mauvais joueur qui refuse sa défaite (et avec lequel on ne veut plus jouer non plus).

Notons que cette règle d’aléa est bien plus souple que l’égalité des chances, incontrôlable et parfaitement inutile pour donner l’envie de jouer (ou d’assister) à un jeu : nous adorons voir David défaire Goliath, Rocky Balboa gagner son dernier combat, ou un Club de 5e division remporter la Coupe de France. Il est tellement plus valorisant de gagner par surprise contre plus fort que soi…

  • Des parties renouvelables à l’identique

Un jeu est divisé en parties dont chacune est un commencement absolu : le gagnant de la partie précédente n’en conserve aucun avantage, ni ses hôtels (au Monopoly) ni son chronomètre (à la course à pied). Cette règle est la plus essentielle. L’organisation en parties est un élément fort de notre plaisir à jouer. C’est l’organisation du jeu en parties qui rend la défaite temporaire, donc acceptable : je peux rejouer, prendre ma revanche. Peut-être retrouvons-nous inconsciemment dans l’enchaînement des parties l’allégorie d’une vie éternelle dont on connaitrait l’objectif et que l’on pourrait recommencer à zéro plusieurs fois, en évitant de reproduire les mêmes erreurs.

Ces quatre règles simples suffisent pour que des êtres humains prennent plaisir à jouer entre eux : une activité qui réussit ce prodige de permettre des compétitions (activité humaine conflictuelle par excellence) sans exposer le bien le plus précieux d’une collectivité : la concorde entre ses membres.

Essayons maintenant de transposer ces règles à nos deux principales activités collectives « sérieuses », la politique et l’économie.

Les bonnes règles du jeu politique démocratique

Si l’on accepte mes quatre règles comme mètre étalon, alors clairement le jeu politique dans une démocratie coche les bonnes cases, respecte les bonnes règles.

La règle de liberté d’abord avec un droit de vote libre et général.

Le deuxième principe de règles politiques identiques pour tous est également aujourd’hui accepté et plutôt respecté dans les meilleures démocraties, après des millénaires où classes, castes, ordres, races et inégalités de genre inventées par les hommes ont faussé les résultats.

L’aléa, troisième règle, est au cœur du jeu politique puisque nous adorons voir le gentil challenger l’emporter sur le puissant méchant : qu’on songe au magnifique plaidoyer pour la démocratie qu’est le film de Franz Capra, Mr Smith va au Sénat.

Enfin, le jeu politique démocratique respecte désormais largement la règle des parties et de la « remise à zéro » des situations, avec ses élections périodiques, ses campagnes encadrées, l’alternance entre partis et entre gauche et droite, l’interdiction du cumul des mandats dans le temps.

Certes les démocraties restent minoritaires et fragiles : partout et toujours le gagnant est tenté de violer la quatrième règle et d’utiliser sa victoire pour assurer sa réélection. Une « démocrature » peut surgir d’une démocratie. Mais le respect des « bonnes règles » par la démocratie libérale rend confiant dans sa légitimité : elle n’est pas un accident de l’histoire puisqu’elle respecte mieux les règles essentielles que d’autres régimes inventés par les hommes. Il rend également confiant dans sa résilience : il est difficile de se sortir d’un bon jeu, et difficile de renoncer à la démocratie une fois qu’on y a pris goût, sauf… sauf si elle respecte mal ses règles.

Le danger premier pour un jeu est la lassitude : « j’ai pus envie de jouer ». Le jeu démocratique est menacé quand une part importante des citoyens s’en retire, comme actuellement. Pourquoi ? Sans prétendre épuiser une question complexe, un argument abstentionniste majeur pointe en direction de l’autre activité collective sérieuse, l’économie : il s’énonce, « le jeu politique est une farce entre les mains des lobbys économiques».

Les règles médiocres du jeu économique

Le jeu économique d’une économie de marché respecte-t-il aussi bien les règles du jeu ?

Il respecte à peu près les trois premières règles d’un bon jeu. La participation au jeu économique est libre : la liberté d’entreprendre est reconnue et l’esclavage a presque disparu, même si l’homme n’a pas encore pu ou voulu se débarrasser de l’obligation de travailler. Les règles sont en principe les mêmes pour tous, même si elles restent plus floues que dans les jeux, la tricherie plus répandue et son contrôle plus médiocre. Enfin, l’issue du jeu économique est incertaine, pour l’entrepreneur comme pour le salarié. Avec à nouveau le constat que l’égalité des chances n’est pas nécessaire : un espoir ténu d’ascension sociale amènera les salariés les plus défavorisés à barrer la route aux révolutionnaires qui voudraient interrompre la partie en cours.

En revanche, il n’y a dans le jeu économique ni parties formalisées, ni surtout remise à zéro des compteurs : un gagnant garde son avantage (ses hôtels Monopoly) pour consolider toujours plus sa position dans la compétition ; et pas de limite non plus dans l’autre sens à la dégringolade du perdant. Le jeu économique n’est donc pas une activité « durable » pour reprendre un adjectif à la mode : on peut enchainer indéfiniment des parties d’échecs, en revanche un jeu économique qui ne prévoit de limite ni de durée ni d’enjeu aboutit à un blocage : plus personne ne veut jouer avec un joueur invincible, ou alors il faut forcer les joueurs à jouer et violer la première règle…

Ce blocage est censé être évité par une double force de rappel : la morale des entrepreneurs, combinée au jeu de la concurrence, les empêchera d’abuser d’une position dominante ; la main invisible maintient chacun à sa place.

Tout au long des deux derniers siècles, le jeu économique n’a pas fait preuve naturellement de cette retenue annoncée par les moralistes et les économistes. Ce sont des réglementations politiques diverses qui ont progressivement amorti les pires dégringolades et bloqué les abus de position dominante les plus choquants (réglementation anti-trust).

Cette dialectique entre le politique et l’économique a connu des dérapages terribles, avec les dictatures russe et chinoise prétendant contraindre le jeu économique au prix de l’arrêt du jeu démocratique. Mais elle s’est poursuivie cahin-caha dans les démocraties : l’économie violait les règles des bons jeux mais la politique (mieux réglée, elle) l’encadrait dans les limites qu’acceptait la collectivité.

L’équilibre s’est rompu au cours des quarante dernières années, avec l’absorption progressive du jeu politique par le jeu économique.

La dilatation du jeu économique

La rupture résulte à la fois du dynamisme propre de l’économique et de l’affaiblissement du politique.

On a assisté à la naissance ou au renforcement d’entreprises gigantesques, capables de peser dans tous les domaines de la vie économique et (de plus en plus) politique (autorisées à le faire par la décision de la Cour suprême américaine de permettre sans limite des financements électoraux privés). Cette tendance est renforcée par l’abandon aux Etats-Unis des règles anti-trust (des règles désormais menacées également en Europe) et par le nouveau modèle de l’entreprise efficace (la start up dite « disruptive ») qui ne se contente plus d’ignorer la règle de remise à zéro des compteurs mais qui l’inverse : le but explicite du jeu est désormais de se créer aussi vite que possible un avantage irrattrapable par aucun autre joueur, en s’appuyant sur les nouvelles technologies numériques et financières (des facilités de financement presqu’infinies).

Parallèlement, l’objectif de tous les partis politiques en position de gagner est devenu la croissance marchande, c’est-à-dire le même objectif que le jeu économique. Le jeu politique est passé d’une position de contrepoids à une position de soumission au jeu économique, ce qui nous ramène au discours abstentionniste cité plus haut.

 

La grille d’analyse du jeu est donc stimulante : par un éclairage différent de nos jeux politiques et économiques, elle nous décrit comment le jeu économique est en passe de phagocyter le jeu politique et de faire de la ploutocratie le principal concurrent de la démocratie libérale.

Ce n’est pas l’objet de cet article, mais la même grille peut nous guider pour remettre nos processus collectifs d’aplomb : réhabiliter la règle collective (le discours de dérégulation n’est souvent qu’un voile pour changer de règle du jeu) ; défendre les règles essentielles du jeu démocratique : l’alternance, les partis, le contrôle des financements… ; et encadrer les règles du jeu économique, ou parvenir à les réinventer.

(Ces pages sont tirées d’un ouvrage à venir sur Le Bon Gouvernement)