À plusieurs moments dans l’Histoire sont apparues de nouvelles nations alors qu’elles n’existaient pas auparavant ou qu’elles n’existaient plus depuis de nombreuses années. La construction de ces nouvelles nations[1] suppose que leurs gouvernements et leurs administrations disposent rapidement des informations économiques, sociales et environnementales nécessaires pour atteindre leurs objectifs de manière efficace et rationnelle. Dans tous les cas, cela nécessite la production, dans des délais parfois très rapides, de statistiques.

Dans cet article sont présentés trois exemples historiques qui montrent le rôle essentiel qu’a joué la statistique dans la construction d’une nation, celui de la Belgique qui déclare son indépendance en 1830, celui de la Pologne qui réapparait sur la carte de l’Europe en 1919, et celui de la Palestine qui devient une entité politique nouvelle en 1993 à la suite des accords d’Oslo. Sont également évoquées la construction du système statistique européen qui est un des principaux éléments de l’intégration européenne ainsi que les conséquences de la disparition de la Yougoslavie et de l’URSS.

1830 Belgique : le rôle d’Adolphe Quetelet

Depuis le Congrès de Vienne de 1815, à la suite de la chute du régime napoléonien en France, les provinces qui constituent la Belgique d’aujourd’hui étaient rattachées au Royaume des Pays-Bas. Pendant l’été 1830, quelques jours après la Révolution de Juillet en France, des émeutes éclatent à Bruxelles en raison du manque d’autonomie accordée par le gouvernement néerlandais aux provinces du sud du royaume et de l’inégalité avec les provinces du nord dans la répartition des charges et des responsabilités, liée notamment aux différences de religions. Un gouvernement provisoire déclare l’indépendance le 4 octobre 1830 et 30 000 électeurs censitaires élisent un Congrès national le 3 novembre de la même année. Une conférence des grandes puissances européennes réunie à Londres en décembre 1830 et janvier 1831 reconnaît finalement l’indépendance de la Belgique et fixe ses frontières. En juin 1831, le Congrès national belge offre la couronne à Léopold de Saxe-Cobourg et Gotha qui règne sous le nom de Léopold Ier.

La création du Royaume de Belgique est un événement très important dans l’histoire européenne. C’est la première application du principe du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » qu’avait défendu le Révolution française. La Belgique n’avait jamais existé auparavant en tant qu’entité indépendante, ni même autonome. Au Moyen-Âge, elle était divisée entre de multiples féodalités ou villes quasi indépendantes ; à la fin de la guerre de Cent-Ans, en raison d’héritages dynastiques, ces divers territoires (à l’exception de la Principauté de Liège qui restera indépendante jusqu’en 1795 sous la souveraineté de son évêque) se retrouvent rattachés au Duché de Bourgogne puis, à partir de la fin du XVe siècle, aux Habsbourg d’abord espagnols[2], puis autrichiens. En 1795, ces territoires sont annexés à la République française[3] et le resteront jusqu’en 1814.

Dans ce contexte, les autorités de ce nouveau pays devaient en premier lieu se préoccuper de démontrer sa viabilité et connaître ses réalités économiques et sociales. Les informations statistiques disponibles au moment de l’indépendance étaient extrêmement diverses et consistaient souvent en de simples monographies, difficiles à harmoniser. Toutefois, en 1832, Adolphe Quetelet[4] est à l’origine de la publication d’un recueil statistique qui utilise notamment les données des recensements français de 1801 et 1805 et du recensement néerlandais de 1830. Ce recueil a permis au gouvernement et à l’administration de ce nouveau pays de disposer d’informations démographiques sur le territoire qu’ils avaient à gérer.

Mais il a surtout été, aux yeux de la communauté internationale, la première preuve tangible de l’existence de cette nouvelle nation, la Belgique.

1919 voit la renaissance de la Pologne

En 1795, à la suite de trois partages[5] successifs (1772, 1793 et 1795) entre l’Empire Russe, l’Empire austro-hongrois et le Royaume de Prusse, la Pologne disparaît pendant 123 ans de la carte de l’Europe, exception faite de la brève parenthèse que fut le Grand-Duché de Varsovie[6] créé par Napoléon en 1807 à partir des territoires annexés vingt ans auparavant par la Prusse[7] et qui n’a pas survécu aux défaites de la Grande Armée en 1813 et 1814. Le Congrès de Vienne de 1815 a confirmé le partage en en modifiant quelque peu la répartition géographique : les territoires constituant le Grand-Duché de Varsovie deviennent un Royaume de Pologne placé sous la suzeraineté du tsar[8] Alexandre Ier, les territoires annexés par la Russie pendant les trois partages lui restant intégrés ; la Posnanie, à l’ouest du Grand-Duché reste attribué à la Prusse sous la forme d’un Grand-Duché de Posnan qui deviendra en 1849 une simple province prussienne ; l’Empire austro-hongrois récupère les territoires qu’il avait annexés vingt ans auparavant sous la forme d’un Royaume de Galicie jouissant d’une relative autonomie au sein de la partie autrichienne de l’Empire.

Si de nombreuses données statistiques ont été produites de façon irrégulière au sein de ces trois entités tout au long du XIXe siècle, les différences d’organisation et de méthodes entre les trois systèmes statistiques rendaient de toute façon les comparaisons difficiles. Des statistiques propres au Royaume de Pologne n’ont existé qu’à partir de 1867, compilées par une Commission statistique de Varsovie, créé en 1858, mais qui restait sous l’autorité de la Commission statistique centrale de Russie. Un office statistique national de Galicie avait été créé dans sa capitale Lemberg[9] en 1863. En Posnanie, c’est le Bureau Royal de statistique de Prusse qui était directement chargé de la production statistique.

1912 voit la création par Juliusz Leo, professeur à la prestigieuse Université Jagellon de Cracovie, d’une Association polonaise de statistique[10] qui se donne pour objectif de préparer un annuaire statistique couvrant l’ensemble des territoires polonais existant au XVIIe siècle. Cet ouvrage a été publié en 1915 à Cracovie pendant la Première Guerre Mondiale. Avec d’autres travaux statistiques effectués entre 1912 et 1918, notamment en France, il a servi de base à la délégation polonaise à la Conférence de la Paix réunie à Paris après l’armistice du 11 novembre 1918 qui a pu ainsi présenter le 29 janvier 1919 un long rapport très documenté sur les frontières que pourrait avoir la nouvelle Pologne. Les conclusions de ce rapport ont été entérinées lors de la signature du Traité de Versailles le 28 juin 1919.

Il est également intéressant de noter que l’Office central de statistique, créé le 13 juillet 1918 par le Conseil de régence de la Pologne, quatre mois avant l’armistice, a été la toute première administration de la Pologne après qu’elle eut recouvré son indépendance.

L’existence de statistiques a donc joué un rôle essentiel dans la renaissance de la Pologne et sa reconnaissance par la communauté internationale.

1993 Palestine : une vision du rôle de la statistique

En 1993, avant même la signature des accords d’Oslo et la mise en place de l’Autorité Nationale Palestinienne (ANP), un Bureau Central Palestinien de Statistique (PCBS) a été créé par un décret de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP). Le Président de l’OLP et de la future ANP, Yasser Arafat, partageait en effet la vision de l’importance de la mise en place d’un système statistique national fiable, pertinent et objectif pour encadrer la naissance d’une nouvelle nation et permettre à ses dirigeants et à son administration de jouer pleinement leur rôle.

Le PCBS est ainsi devenu la première administration palestinienne opérationnelle après la mise en place de l’Autorité Nationale Palestinienne en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. La tâche du PCBS était rendue d’autant plus difficile qu’il avait été créé à partir de zéro, contrairement à ce qui s’était passé en Belgique en 1830 ou en Pologne en 1918. Comme le préconisaient la Banque mondiale et la division de statistique des Nations Unies, les nouvelles autorités palestiniennes ont donc préparé, avec l’aide d’experts internationaux, un Schéma[11] directeur de la statistique couvrant la période 1995-2000. Ce document a été présenté durant une conférence internationale organisée du 23 au 26 avril 1995 à Jérusalem-Est et à Gaza, sa cérémonie de clôture ayant été présidée par le Président Arafat lui-même, montrant ainsi l’intérêt que portaient à ce Schéma directeur les plus hautes autorités palestiniennes.

Le PCBS a, depuis sa création, joui d’une très bonne réputation au sein de la communauté statistique internationale. Fort de cette réputation, il a été coopté en 2001 au titre des membres institutionnels de l’International Statistical Institute et sa Présidente, Ola Awad, a exercé la présidence de l’International Association for Official Statistics de 2015 à 2017.  L’excellence de son système statistique a certainement joué un rôle dans l’admission de la Palestine à l’Unesco le 31 octobre 2011 et dans l’octroi, le 29 novembre 2012, du statut d’État non membre observateur à « l’État de Palestine » par l’Assemblée générale des Nations-Unies.

Comme dans l’exemple de la Belgique, le système statistique palestinien a constitué une preuve tangible de l’existence de la nouvelle nation palestinienne.

Union Européenne : la création du système statistique européen

En 1952 se met en place la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) conformément au Traité signé l’année précédente à Paris. Au sein de cette institution est immédiatement créé un bureau de statistique. Le 1er janvier 1958, suite aux Traités de Rome signés le 25 mars 1957, entrent en vigueur la Communauté européenne de l’énergie atomique, plus connue sous le nom d’Euratom, et la Communauté économique européenne (CEE). Le bureau de statistique de la CECA devient une institution commune aux trois communautés sous le nom d’Office statistique des communautés européennes (OSCE). En 1959, apparaît le surnom d’Eurostat donné à cet Office ; après l’entrée en vigueur en 1993 du Traité de Maastricht créant l’Union européenne ainsi que la Commission européenne se substituant aux trois communautés, le nom d’Eurostat a petit à petit remplacé le précédent nom d’Office statistique des communautés européennes et est devenu le nom officiel de cette direction générale de la Commission.

La mission confiée à l’origine à l’OSCE se limitait à la fourniture aux directions générales des trois communautés des statistiques dont elles avaient besoin pour préparer, mettre en œuvre et évaluer les politiques dont elles étaient responsables. À cette fin, Eurostat recevait des informations des différents offices statistiques des pays membres et s’efforçait de les rendre comparables et de les harmoniser.  Au fur et à mesure de l’évolution du cadre législatif européen et à l’entrée en vigueur du Traité d’Union européenne (Maastricht, 1992) et des différents amendements apportés par les Traités d’Amsterdam (1997), de Nice (2001) et de Lisbonne (2007), s’est mis en place un véritable système statistique européen[12] (SSE) qui est beaucoup plus qu’une simple juxtaposition des systèmes statistiques nationaux, avec notamment l’adoption par le Parlement et le Conseil européens de règlements régissant le fonctionnement de la statistique communautaire. L’existence du SSE est essentielle pour les progrès de l’intégration européenne, telle que le prévoit le dernier alinéa du préambule du Traité d’Union européenne dans sa version consolidée, et en constitue donc un élément fondamental. Comme dans les trois cas décrits ci-dessus, le SSE est une preuve tangible de l’existence de l’entité européenne.

Le cas des états issus du démantèlement de la Yougoslavie et de l’URSS

Au début des années 1990, de nombreux États sont réapparus ou ont été créés suite au démantèlement de la Yougoslavie et de l’URSS. En Yougoslavie, la Slovénie et la Croatie sont devenus membres de l’Union européenne tandis que la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine du Nord, la Monténégro et la Serbie ont obtenu le statut de pays candidats. Pour ce qui concerne l’URSS, les trois pays baltes ont rejoint l’Union européenne tandis que la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine sont devenus pays candidats. L’Albanie a aussi rejoint la liste des pays candidats[13]. Dans ces pays, la statistique n’a pas eu à jouer le même rôle que dans les trois exemples cités dans cet article. Ces pays avaient en effet en commun l’existence d’offices statistiques déjà fortement structurés : chacune des républiques soviétiques disposait d’un Comité d’État pour la Statistique (Goskomstat) ; de même, chacune des républiques fédérées de Yougoslavie disposait d’un office statistique, bénéficiant souvent d’une certaine autonomie par rapport à l’office fédéral de Belgrade.

Le défi majeur pour les statisticiens de ces pays aura été la transition que leur a imposé le passage d’un système associé à la planification centralisée à un système adapté à l’économie de marché et ouvert à tous les publics. Les pays qui ont rejoint l’Union européenne ont aujourd’hui adopté les mêmes méthodes que les autres pays de l’Union. Quant aux pays candidats, les négociations pour l’examen de leur candidature reposent sur le respect de « l’acquis » communautaire, document de 35 chapitres dont l’un est précisément consacré à la statistique. L’évolution des écosystèmes statistiques de ces pays aura donc été une composante essentielle du succès de leur transition.

Parmi ces pays, l’Ukraine a une place à part. Après l’éclatement de l’URSS fin 1991, les statisticiens ukrainiens avaient souhaité se rapprocher le plus rapidement possible des normes et méthodes statistiques en vigueur dans l’Union européenne. C’est presque chose faite aujourd’hui ; « l’acquis » communautaire est pratiquement mis en œuvre pour ce qui concerne son chapitre statistique. Mais l’agression russe du 22 février 2022 a eu de lourdes conséquences sur le travail des statisticiens ukrainiens. Le recensement de la population qui devait avoir lieu en Ukraine en 2022 n’a pas pu être réalisé. Il en a été de même pour les enquêtes périodiques. La situation démographique est difficile à évaluer en raison du très grand nombre de réfugiés à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Et il faudra évaluer les conséquences sur la situation sanitaire et les dommages de guerre qui seront dramatiquement élevées.

Conclusion : la statistique, preuve de l’existence d’une nation

Lorsque voient le jour de nouvelles nations ou des nations ayant disparu de la carte depuis de nombreuses années, la mise en place d’un système statistique fiable et performant est essentielle pour permettre à leurs gouvernements et à leurs nouvelles administrations de jouer pleinement leur rôle.

Mais la statistique joue aussi un rôle important pour prouver aux yeux de la communauté internationale que ces nouvelles nations existent réellement. La mise en place d’un système statistique constitue alors clairement la preuve de l’existence de ces nations nouvellement créées ou restaurées.

 

Mots-clés : Statistiques -Nation – Belgique – Pologne – Palestine – Europe

 

*Cet article se base sur une communication présentée par son auteur pendant le 64e Congrès Mondial de la Statistique qui s’est tenu à Ottawa en juillet 2023.


[1] En anglais, on utilise le mot « nation-building ».

[2] On oublie souvent que Charles-Quint est né à Gand !

[3] La Belgique est alors divisée en neuf départements à l’image des départements créés en 1790 par l’Assemblée Constituante française. On y trouve par exemple le département de l’Escaut, chef-lieu Gand, ou celui de Sambre-et-Meuse, chef-lieu Namur.

[4] Adolphe Quetelet est né à Gand en 1796 (en territoire français donc). Mathématicien et astronome de formation, il rencontre, lors de séjours à Paris entre 1823 et 1825, Laplace, Poisson et Fourier, puis Villermé, qui lui font découvrir les probabilités et la statistique. En 1832, il convainc le roi Léopold de l’importance de la statistique dans la gouvernance d’une nation. Le roi lui confie alors l’éducation scientifique de ses neveux, Ernest et Albert. Plus tard, à l’occasion de l’Exposition universelle organisée à Londres en 1851, il rencontre à nouveau Albert, devenu entre-temps le consort de la Reine Victoria ; ils décident ensemble de la mise en place de Congrès internationaux de la statistique dont la première édition va précisément se tenir à Bruxelles an 1853. Ces congrès sont à l’origine de la création en 1885 de l’International Statistical Institute.

[5] Ces partages ont concerné, non seulement la Pologne, mais aussi le Grand-Duché de Lituanie qui lui était associé depuis plusieurs siècles au sein de la « République des Deux Nations ».

[6] On peut noter la réalisation de deux recensements du Grand-Duché en 1808 et 1810 et le début de la rédaction d’un annuaire statistique sur le modèle de celui publié en 1806 par le bureau de la statistique de l’Empire français.

[7] Les territoires annexés par l’Empire austro-hongrois seront eux aussi rattachés au Grand-Duché de Varsovie en 1809.

[8] Le tsar avait reçu le titre de Roi de Pologne.

[9] Aujourd’hui Lviv en Ukraine.

[10] Cette association existe toujours aujourd’hui.

[11] Les schémas directeurs de la statistique préconisés par la Banque mondiale dans les années 1990 ont été les précurseurs des Stratégies Nationales de Développement de la Statistique aujourd’hui préparées par la quasi-totalité des pays en transition ou en développement.

[12] On peut trouver une description des méthodes de gouvernance du système statistique européen et de son organisation sur le site d’Eurostat.

[13] Outre les huit pays candidats cités, la Turquie figure évidemment dans cette liste.

Jean-Louis Bodin