Les inégalités professionnelles entre femmes et hommes persistent, malgré un cadre législatif de plus en plus engagé. Ainsi, dans l’Union européenne (UE), en 2021, le taux d’activité chez les 15-64 ans est de 68,5 % chez les femmes et 78,7 % chez les hommes (données issues de l’EIGE : European Institute for Gender Equality).
Par ailleurs, les femmes et les hommes n’occupent pas les mêmes métiers. Certains métiers sont ainsi très féminisés (métiers du service à la personne, secrétariat, par exemple), quand d’autres sont très masculinisés (métiers du bâtiment par exemple).
Ensuite, les femmes ont plus de difficultés que les hommes pour accéder aux différentes responsabilités. Enfin, dans l’UE en 2019, l’écart de salaire mensuel brut moyen est d’environ 19 % et de 20 % en France selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).
La persistance de ces nombreuses inégalités apparaît aujourd’hui d’autant plus étonnante que les entreprises ont de plus en plus d’obligations en matière d’égalité professionnelle en Europe. En France, plusieurs lois ont été promulguées depuis 1983, portant notamment sur la négociation relative à l’égalité professionnelle femmes-hommes (2001), l’égalité salariale (2006), la mixité des conseils d’administration (2011), l’index d’égalité professionnelle (2019) ou encore la mixité des instances de direction (2021).
« Les poupées, c’est pour les filles »
Comment l’expliquer ? Dans mon ouvrage, intitulé Stéréotypes de genre et inégalités professionnelles entre femmes et hommes. Quelles responsabilités pour les organisations ? (Éditions EMS, parution le 9 mars 2023), j’avance que la persistance des stéréotypes de genre explique en partie la persistance des inégalités professionnelles entre femmes et hommes.
Pas plus tard qu’en janvier dernier, le Haut Conseil à l’égalité a publié un rapport sur l’état du sexisme en France. Ce rapport montre notamment que les stéréotypes de genre demeurent prégnants. Par exemple, 20 % des femmes et 35 % des hommes pensent que les hommes ont naturellement plus le sens de l’orientation que les femmes ; ou encore, 13 % des femmes et 34 % des hommes pensent que « les poupées c’est pour les filles et les camions pour les garçons ».
Pourtant, la France reste plutôt bien positionnée par rapport au reste de l’Europe, notamment grâce à une évolution particulièrement rapide des représentations depuis les années 1990, et ce notamment chez les hommes français. Sur l’ensemble du continent, 38,5 % des femmes et hommes pensent que « quand une mère a un emploi, les enfants en souffrent », et 34,9 % que « le travail d’un homme, c’est de gagner de l’argent, celui d’une femme de s’occuper de la maison et de la famille ».
Un corpus multiple de stéréotypes
Schématiquement, il est courant de positionner les croyances individuelles sur une échelle allant d’une vision dite traditionnelle du genre, dans laquelle les comportements attendus de la part des femmes et des hommes sont très différenciés, les femmes étant cantonnées à la sphère domestique et familiale et les hommes à la sphère publique et professionnelle, à une vision égalitaire du genre, dans laquelle les comportements ne sont pas différenciés en fonction du sexe.
Cependant, dans mon ouvrage, je montre que, plutôt qu’une échelle unidimensionnelle, le corpus des stéréotypes de genre gagne à être représenté sous forme de quatre dimensions sur lesquelles une vision traditionnelle s’oppose à une vision égalitaire :
Une sur les compétences (opposant l’idée que les hommes sont plus compétents que les femmes dans les domaines de prise de décision à une vision où les femmes et les hommes ont les mêmes compétences) ; une sur le rôle de la mère (opposant l’idée que les enfants risquent de souffrir si leur mère travaille à l’idée que les mères n’ont pas à sacrifier leur vie professionnelle pour leurs enfants) ; une sur l’essentialisme (opposant l’idée de souhaits spécifiques intrinsèques aux femmes, comme le souhait de fonder un foyer, à l’idée que femmes et hommes ont les mêmes souhaits) ; une sur la justification des inégalités (opposant l’idée que les inégalités entre femmes et hommes sont parfois justifiées à l’idée qu’elles ne le sont jamais).
Cette représentation sous forme de quatre dimensions rend mieux compte de la réalité des stéréotypes de genre et du fait qu’il ne s’agit pas d’un corpus monolithique de croyances. Ainsi, un individu peut à la fois penser que les femmes ont plus que les hommes le souhait intrinsèque de fonder un foyer, et que les inégalités ne sont pas justifiées.
Liens réciproques
Les liens entre stéréotypes de genre et inégalités professionnelles entre femmes et vont ensuite se matérialiser à plusieurs niveaux. Au niveau individuel, tout d’abord, les stéréotypes jouent sur les comportements individuels.
Par exemple, la notion de « menace du stéréotype » montre l’influence des stéréotypes sur la performance individuelle. Celle-ci recouvre les situations dans lesquelles, même à performance égale, les femmes ressentent de l’anxiété liée à la peur d’être évaluée de façon négative, ce qui va in fine dégrader la performance.
Le fait que, en 2019, dans l’UE, 29 % des femmes contre 6 % des hommes à temps partiel l’étaient en raison du fait de devoir s’occuper d’enfants ou d’adultes (alors que 6 % des femmes contre 16 % des hommes à temps partiel l’étaient pour suivre une formation) montre aussi le poids des stéréotypes dans la prise de temps partiel, sachant que la surreprésentation des femmes parmi les personnes travaillant à temps partiel contribue fortement aux inégalités salariales.
Au niveau organisationnel, ensuite, les stéréotypes jouent sur les décisions d’évaluation, de promotion, etc., prises dans les entreprises. Les stéréotypes de genre vont généralement dans le sens d’une moins grande proximité des femmes avec la sphère professionnelle par rapport aux hommes (plus grande attention aux enfants, moins d’importance attachée au revenu du travail, voire moindres compétences professionnelles), ce qui peut conduire les personnes qui évaluent (personnes qui recrutent, qui promeuvent, etc.) à sous-évaluer les compétences des femmes au travail.
Les stéréotypes de genre peuvent aussi conduire à ne pas percevoir ou évaluer de la même façon un même comportement selon qu’il est adopté par une femme ou par un homme. Par exemple, des études ont montré qu’un comportement correspondant à ce qui est attendu d’un « leader » était évalué moins favorablement quand c’était une femme qui l’adoptait.
Enfin, au niveau national ou institutionnel, certaines politiques, certaines institutions, peuvent être entachées de stéréotypes, ou peuvent venir renforcer des stéréotypes existants. Par exemple, le fait que le congé de maternité soit beaucoup plus long que le congé de paternité dans la très grande majorité des pays engendre des inégalités de partage des tâches domestiques dès la naissance, inégalités qui tendent à se perpétuer par la suite, même quand les femmes concernées ont repris le travail à la fin du congé de maternité.
Les liens entre inégalités et stéréotypes sont réciproques : les stéréotypes expliquent en partie le maintien des inégalités, mais en retour, les inégalités contribuent au maintien des stéréotypes : par exemple, la faible présence des femmes dans les filières scientifiques et techniques peut renforcer le stéréotype selon lequel les femmes sont moins douées ou intéressées par ces filières.
Quelle responsabilité pour les entreprises ?
La persistance et l’importance des stéréotypes de genre montrent que les inégalités professionnelles entre femmes et hommes ne sont pas du seul ressort des entreprises : ces inégalités trouvent aussi leur source dans la culture et dans les représentations. Cela pose alors la question du rôle et de la responsabilité des entreprises dans la lutte contre les inégalités professionnelles.
Certaines pratiques de gestion des ressources humaines (GRH) contribuent aux inégalités, en les reproduisant voire en les accentuant. Par exemple, la place centrale accordée à l’évaluation d’un individu par un autre individu (responsable hiérarchique, personne en charge du recrutement, par exemple) dans les processus de carrière augmente le risque de discrimination directe, parfois fondée sur des biais en partie inconscients. Ou encore, des critères en apparence neutres tels que la mobilité obligatoire pénalise les personnes peu mobiles, par exemple du fait de charges familiales.
À l’inverse, d’autres pratiques permettent de diminuer les risques de discrimination directe et indirecte : standardisation des critères, collégialité, etc. Au-delà des pratiques de GRH, il semble impératif de mettre en cause le fonctionnement global des organisations, c’est-à-dire à la fois certains critères implicites de carrière (disponibilité extensive, par exemple) et certains fonctionnements informels (réseaux informels, cooptation, etc.).
Enfin, lutter contre les stéréotypes de genre constitue une pièce centrale des politiques visant l’égalité professionnelle. Cela passe à la fois par la formation, la sensibilisation, et la création de nouvelles représentations plus égalitaires.
Clotilde Coron, Professeure des universités en Sciences de gestion, Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Cet article a été initialement publié le 6 avril.
- La persistance des stéréotypes entretient les inégalités professionnelles femmes-hommes - 17 août 2023
- Indice d’égalité professionnelle, un (petit) pas vers la convergence salariale hommes-femmes - 21 octobre 2019
- L’éthique des algorithmes - 30 janvier 2017
Commentaires récents