Il n’y a pas un temps des philosophes.
Il y a un temps psychologique, différent du temps des physiciens.
Albert Einstein, cité par Étienne Klein (Les tactiques de Chronos)

 

Sitôt descendu des hauteurs et fort de ses exploits olympiens (à défaut d’être olympiques), Caruso a suivi le conseil de Chronos et s’est mis au travail. Lui et moi avons œuvré en parfaite osmose et, après plusieurs mois d’un âpre labeur, a mûri le fruit de nos cogitations : un mémoire philosophico-mathématique sur la chrono-perception. Ce mémoire prétend à une modélisation cohérente qui tente d’apporter réponse – autant qu’il est possible –, au redoutable questionnement : à quelle vitesse s’écoule le temps  ?

Opérateurs de chrono-perception

Au détour du texte, chers lecteurs, vous serez peut-être surpris de rencontrer quelques notions mathématiques . Un programme de révision est-il nécessaire ? Non, pas vraiment   Toutefois, si le cœur vous en dit, revoyez les notions d’espace affine, d’opérateur et de morphisme, car la perception du temps n’est, en définitive, rien d’autre qu’un opérateur appliquant une droite, celle du temps naturel, sur une autre droite, celle du temps ressenti. Et si cet opérateur est un morphisme, autrement dit une composition de translations et d’homothéties, alors il préserve les rapports de deux durées et ne réalise ainsi qu’un changement de calendrier, ne fait que choisir une nouvelle origine de datation et une nouvelle unité de durée. Avec les morphismes, point de déformation temporelle, le temps subjectivement ressenti est une réplication conforme du temps objectivement écoulé.

Parmi les opérateurs de chrono-perception non triviaux, c’est-à-dire non réductibles à de simples morphismes changeurs de calendrier, nous mettrons en évidence deux familles remarquables : les opérateurs homogènes et les opérateurs homothétiques.

Les opérateurs homogènes sont tels que la perception du rapport entre deux durées est insensible à la progression du temps : que le sujet ait dix ans ou bien cent, il établit la même comparaison subjective entre la perspective de vieillir de dix ans et celle de vieillir d’un an : la première perspective lui paraît par exemple onze fois (ou neuf fois) plus éloignée que la seconde, quel que soit son âge. Peu réaliste, me dites-vous  ? Pourtant, dans un contexte il est vrai très différent de celui du cycle de vie, cette famille particulière d’opérateurs est celle qu’utilisent les économistes dans leur pratique coutumière de l’actualisation des flux monétaires à taux constant.

Les opérateurs homothétiques, quant à eux, supposent la donnée préalable d’un pôle temporel, typiquement la naissance du sujet chrono-percevant. Ces opérateurs sont tels que la perception du rapport entre deux accroissements relatifs d’une même durée écoulée à partir du pôle ne dépend pas de cette durée : que le sujet ait dix ans ou bien cent, il établit la même comparaison subjective entre la perspective de vieillir de 10 % de son âge et celle de vieillir de 5 %. Si, du haut de ses dix ans, il contemple l’échéance de son onzième anniversaire (10 % d’âge en plus) vis-à-vis de l’échéance intermédiaire de ses dix ans et demi (5 % d’âge en plus) et s’il ressent, par exemple, cette dernière échéance comme étant trois fois plus proche que la première, alors, devenu centenaire, il ressentira son cent-cinquième anniversaire (5 % d’âge en plus) comme trois fois plus proche que son cent-dixième (10 % d’âge en plus) ! Pas très réaliste non plus ? Une représentation plus fidèle à la réalité se situe vraisemblablement à mi-chemin entre les deux modèles, homothétique et homogène, le premier modèle se montrant le plus pertinent à proximité du pôle et le second, loin du pôle.

Un avertissement, avant de poursuivre. Je me dois loyalement de prévenir mes lecteurs amateurs de science-fiction : vous serez en partie déçus. Car si le temps, certes se transforme au gré de notre perception, il ne se plie point en revanche, ni ne se déchire : ici donc, pas de vortex ni de trous de ver ! Le temps que nous examinons ne se retourne pas non plus : donc, pas davantage de voyages vers le passé ou vers le futur !

D’autres types de singularité entrent néanmoins dans le cadre de notre analyse. En particulier, une activité chrono-psychique intense peut fortement distendre le temps et commuer une très courte durée réelle en une très longue durée ressentie. Dans les cas rapportés de NDE (Near Death Experience), les sujets revoient leur vie entière en mode accéléré dans le court moment précédant une mort qu’il pressentent comme imminente. Inversement, une longue durée réelle peut être contractée jusqu’à ne plus occuper qu’un seul méta-instant du temps ressenti, comme dans le cas d’une amnésie, escamotant tout un pan d’existence dans la perception du sujet.

Notre modélisation n’écarte aucun de ces phénomènes. Au sein de la galaxie du temps, elle n’exclut ni la présence de « fontaines blanches », pures créatrices de durées, ni celle de « trous noirs » purs absorbeurs de durées. Entre ces deux extrêmes, l’esprit est susceptible de créer un continuum de chrono-perceptions, en passant par celle du contemplatif lamartinien, modérateur de temps en mode #Ô Temps suspends ton vol ; ou à l’opposé celle du pressé, catalyseur de temps, en mode #Hâte d’être à demain ! Nous découvrirons également que le flot du temps ressenti peut sembler jaillir d’une « source », située dans un méta-passé fini ou encore plonger dans un « puits », situé dans un méta-futur fini.

Flux directeur et loi fondamentale de la chrono-perception

Ces considérations descriptives sur le temps ressenti doivent être complétées par un modèle explicatif sous-jacent : de quelle cause la chrono-perception est-elle l’effet ? L’explication proposée et développée au long de cet essai tient à l’influence exercée sur le psychisme par la séquence, continue mais irrégulière, des expériences et d’évènements signifiants vécus par un sujet. Cette séquence agit comme un « flux directeur », dont les fluctuations le long de la ligne du temps naturel engendrent et modulent le temps ressenti. Telle est selon nous la loi fondamentale de la chrono-perception : un individu ressent le temps via le « changement ». Quand tout s’agite autour de lui, et dans la mesure où cette agitation le pénètre, alors le cours du temps lui semble torrentiel ; quand tout s’apaise, ce cours lui semble réduire son débit ; et, quand rien ne change, le temps lui semble s’écouler uniformément.

Autrement dit, lorsqu’un individu est soumis à des sollicitations expérientielles allant crescendo (decrescendo), le flux directeur est croissant (décroissant), le temps naturel accélère (ralentit) à l’horloge du temps ressenti ou, ce qui revient au même, le temps ressenti raccourcit (allonge) les durées du temps naturel, selon un profil de chrono-perception concave et compressif (convexe et expansif) (cf. Figure 1).

Quand mon intérêt est suscité par des nouveautés, que je suis dans le feu de l’action, mon flux directeur grossit, les durées me paraissent plus courtes et le temps plus rapide (cf. colonne de gauche sur la figure). Quand au contraire je m’ennuie, ou suis dans l’attente, mon flux directeur se tarit, les durées me paraissent plus longues et le temps plus lent (cf. colonne de droite sur la figure).

 

Figure 1. Flux directeur et chrono-perception

 

Un examen plus approfondi nous montrera comment le temps ressenti prend forme, sous l’effet de deux variables de contrôle : d’une part, la sensibilité du sujet chrono-percevant au flux directeur du changement ; d’autre part, la capacité de ce sujet à influer sur la teneur même du flux directeur. Un geek speedé se montrera hyper-sensible au tsunami des avancées technologiques et, en outre, il s’y plongera à corps perdu sans surtout chercher à s’en abstraire ; tandis qu’un yogi zen s’efforcera d’abaisser le niveau de sa sensibilité au tourbillon du monde extérieur et il ira même jusqu’à construire son propre flux directeur intérieur, réglé sur sa respiration, ses battements de cœur ou les bruissements de la Nature… Notons que lorsque le sujet devient le maître et non plus l’esclave de son flux directeur, alors il transcende le temps Chronos des anciens pour accéder au temps Kairos, celui de l’opportunité, de la volonté et du projet.

Au chapitre précédent, l’idée fondatrice du flux directeur de chrono-perception nous a déjà guidés dans l’interprétation de l’adage initiateur de notre quête : impétueuse jeunesse, ton flux directeur est encore flamboyant et tes journées sont courtes ; paisible vieillesse, ton flux directeur a bien pâli et tes journées sont longues ! Rappelons que cette image d’un cycle de vie déclinant est caricaturale et souvent démentie par les faits. Mais peu importe à notre modèle qui s’adapte à tous les cas de figure, puisqu’il permet de prendre en compte un profil des variations du flux directeur absolument quelconque, et non pas seulement le profil-type décroissant présupposé par l’adage.

Quand la chrono-perception fait des siennes

Si le flux directeur s’interrompt, c’est-à-dire tombe à zéro, alors la durée ressentie s’allonge indéfiniment et diverge. Tel est le cas lors d’une NDE, au cours de laquelle la platitude de l’électrocardiogramme durant quelques dizaines de secondes s’accompagne d’une explosion du temps ressenti, d’une éventuelle impression de sortie de corps et d’une chute vertigineuse de la vitesse apparente du temps.

Envisageant une situation beaucoup moins exceptionnelle, celle d’un sucre qui fond dans un verre d’eau, le philosophe Henri Bergson décrit le même phénomène. Pour un sujet désirant boire un verre d’eau sucrée, le flux directeur est comme suspendu entre l’instant où ce sujet verse le sucre et celui où il se saisit du verre pour le boire, après que le sucre a fondu. Alors que son flux directeur est coupé et qu’il attend impatiemment le moment d’être en mesure d’avaler l’eau sucrée, le sujet amplifie à l’extrême la courte durée réelle du processus de fonte du sucre, qu’il ressent subjectivement comme une interminable méta-durée (cf. Figure 2, colonne de gauche).

Et quid si le flux directeur de la chrono-perception est périodique, c’est-à-dire se répète indéfiniment à l’issue d’un certain laps de temps ? Alors notre loi fondamentale, postulant l’induction de la méta-chronologie par le flux expérientiel directeur, implique que le temps ressenti s’identifie à un empilement de « festons » identiques. Il emprunte ainsi ses traits au temps Aiön de la philosophie antique (cf. Figure 2, colonne de droite) !

Figure 2. Deux singularités de la chrono-perception

 

Cette situation étrange d’un temps cyclique, où hier, aujourd’hui et demain sont indiscernables, est admirablement montrée dans le film Un jour sans fin, joliment titré Le jourde la marmotte en québécois. Le héros s’y trouve emprisonné dans un « cristal temporel » dont la maille dure 24 heures :  de jour en jour, il vit et revit la même journée. Autrement dit, il est invariablement soumis chaque jour à un même flux directeur, engendré par les personnes avec lesquelles il interagit et qui, pour leur compte, n’ont aucune souvenance d’avoir déjà vécu cette journée. Il ne pourra sortir de cette infernale circularité qu’au prix d’une transformation radicale de son attitude et de son comportement  vis-à-vis des autres personnages du film, induisant ainsi un retour à la normale du flux directeur.

Notons que si l’expérience d’un temps cyclique plongerait les humains dans la bizarrerie, elle fait figure de simple routine chez les corps astraux : la terre n’en finit pas de tourner sur elle-même ni d’orbiter autour du soleil et il est vraisemblable qu’elle ne s’en lassera pas avant plusieurs milliards d’années ! Cela n’est pas sans conséquence sur l’organisation de nos vies : ainsi le cycle circadien, régissant notre sommeil et notre alimentation, est-il réglé sur le rythme nycthéméral qui, sur 24 heures fait alterner le jour et la nuit De même, la ronde des saisons influe sur nos modes d’habitat, nos tenues vestimentaires et sur notre humeur… Le temps Aiön est donc bien présent dans notre quotidien, au côté de Chronos et Kairos !

Un temps aux multiples visages

Deux métaphores de la chrono-perception, équivalentes et complémentaires, nous sont déjà connues. Nous les développerons dans la suite :

  • la métaphore morphologique, dans laquelle le temps naturel est assimilé à la juxtaposition longiligne d’une multitude de micro-tiges faites d’un matériau ductile, la temporalité ressentie apparaissant comme le résultat d’une déformation élastique de cette structure ;
  • la métaphore cinématique, dans laquelle le front du temps est matérialisé dans une particule fictive, le chronon, se mouvant sur la ligne du temps naturel et chronométrée à l’aide d’une méta-horloge marquant le temps ressenti.

Dans la vision cinématique, les variations instantanées du flux directeur de la chrono-perception se concrétisent en un champ de forces s’exerçant sur le chronon, l’accélérant ou le ralentissant à un instant donné, selon que le flux directeur croît ou décroît en cet instant. Dans la vision morphologique, les variations instantanées du flux directeur sont figurées par un champ de contraintes mécaniques qui s’exercent sur les micro-tiges du temps naturel, les contractant ou les étirant localement, selon que le flux directeur augmente ou diminue au point considéré.

Là ne s’arrêtera pas notre examen des nombreuses facettes de la chrono-perception. Nous considérerons aussi une vie humaine comme un « gaz d’instants », gaz virtuel dont la température mesure notre propension à modérer le niveau moyen de notre excitation thymique… au prix de déformer par la pensée la régularité de l’agencement du temps naturel, en surpondérant les instants les plus « tranquilles » et sous-pondérant les plus « agités ». La température chrono-psychique est en quelque sorte l’incrément de quiétude obtenu à la marge, en contrepartie de la création artificielle d’un bit informationnel de dissonance cognitive entre les temporalités respectivement naturelle et ressentie. Cette conception stimulante ouvre la voie à une véritable thermodynamique du temps « qui passe », plutôt que du temps « qu’il fait » !

Nous bâtirons également une axiomatique de la chrono-perception, en cherchant à normaliser de façon crédible la manière dont un sujet ordonne chronologiquement, non pas seulement des instants purs, mais plus généralement des « paquets d’instants » ; un paquet étant défini comme un groupe d’instants affectés de coefficients de pondération. Par exemple, le paquet consistant à envisager concomitamment, dans un même élan de pensée, « hier » pour 30 %, « aujourd’hui » pour 50 % et « demain » pour 20 %, semble-t-il au sujet antérieur ou postérieur à cet autre paquet, mixant « il y a cinq ans » pour 10 %, avant-hier pour 60 %, et « dans une semaine » pour 30 % ?

Accepter quelques axiomes « rationnels », s’appliquant à de tels classements de paquets d’instants, revient à postuler l’existence d’un profil de chrono-perception qui, à tout instant du temps naturel, associe un méta-instant du temps ressenti. Mutatis mutandis, ce profil joue, dans notre théorie de la chrono-perception, un rôle similaire à celui la fonction d’utilité de von Neumann & Morgenstern dans la théorie de la décision en incertitude. De cette analogie, il ressort notamment qu’étirer le temps par la pensée est un phénomène psychique de même nature que prendre le risque de jouer à une loterie : oser donner du temps au temps est ainsi du même ordre que se confronter à l’aléa d’un pari !

Lire la suite au troisième et dernier épisode !

 

Mots-clés : perception du temps – Bergson – Chronos – Kairos – Aiôn

Nicolas Curien