En février 1776, le jeune Louis XVI fait adopter un édit royal rédigé par Turgot, destiné à mettre fin aux corporations :

« Article premier.

« Il sera libre Ă  toutes personnes, de quelque qualitĂ© & conditions qu’elles soient, mĂȘme Ă  tous Étrangers, encore qu’ils n’eussent point obtenu de nous des Lettres de naturalitĂ©, d’embrasser & d’exercer dans tout notre royaume, & notamment dans notre bonne ville de Paris, telle espĂšce de Commerce, & telle profession d’Arts & MĂ©tiers que bon leur semblera ».

L’opposition se mobilise de tous cĂŽtĂ©s, des parlements, de la noblesse, des paysans et des artisans : Turgot est remercié ; ses rĂ©formes sont annulĂ©es. Il faudra attendre la RĂ©volution pour les mettre en Ɠuvre.

En 1791 donc, l’AssemblĂ©e nationale vote la loi Le Chapelier qui confirme la suppression des corporations :

« Il ne doit pas ĂȘtre permis aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs prĂ©tendus intĂ©rĂȘts communs ; il n’y a plus de corporation dans l’État ; il n’y a plus que l’intĂ©rĂȘt particulier de chaque individu, et l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Il n’est permis Ă  personne d’inspirer aux citoyens un intĂ©rĂȘt intermĂ©diaire, de les sĂ©parer de la chose publique par un esprit de corporation ».

Pour les catholiques fervents, la RĂ©volution reprĂ©sente le mal absolu. Rappeler les corporations leur permet de dĂ©nigrer le systĂšme Ă©conomique qui s’est imposĂ©, individualiste et libĂ©ral. NĂ©anmoins, au dĂ©but du XIXe siĂšcle, les catholiques ne font pas des anciennes corporations un projet politique. MĂȘme Ă  la Restauration, ils ne proposent ni de les rĂ©tablir, ni de s’en inspirer pour Ă©tablir un nouveau systĂšme Ă©conomique. Les choses changent Ă  la fin du Second Empire. Les catholiques de tous bords considĂšrent alors que le socialisme est devenu l’ennemi prioritaire. Certains se rapprochent donc des libĂ©raux, tandis que les autres, disons les catholiques « intransigeants », mettent en avant la corporation comme une troisiĂšme voie entre le socialisme et le libĂ©ralisme.

Les deux principaux leaders du mouvement sont les Saint-Cyriens et comtes Albert de Mun (prononcez « main ») et RenĂ© de la Tour du Pin. Prisonniers Ă  Aix-la-Chapelle aprĂšs 1870, les deux officiers occupent leurs loisirs Ă  analyser les malheurs de leur temps : la dĂ©faite militaire ; la dĂ©christianisation et, bientĂŽt, la Commune de Paris qui rĂ©vĂšle l’hostilitĂ© des ouvriers parisiens contre l’Église. Fervents catholiques et monarchistes, ils retiennent de leur aĂźnĂ©, FrĂ©dĂ©ric Le Play, que tout le mal vient de la RĂ©volution. Avec quelques camarades, Albert de Mun fonde en 1871 une sorte de patronage qui devient une sorte de parti destinĂ© Ă  la jeunesse ouvriĂšre masculine, L’ƒuvre des cercles catholiques d’ouvriers. En 1886, il fonde, avec d’autres catholiques sociaux, l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF) dont l’actuelle JOC est issue. Il quitte l’armĂ©e et mĂšne une carriĂšre d’homme politique comme dĂ©putĂ© d’extrĂȘme droite, presque sans interruption de 1876 Ă  sa mort. Il rejoint l’AcadĂ©mie française en 1897. De son cĂŽtĂ©, RenĂ© de La Tour du Pin est le principal thĂ©oricien de la corporation en France pendant la IIIe RĂ©publique.

La doctrine corporatiste

L’idĂ©al corporatiste consiste Ă  dĂ©passer l’opposition entre le capital et le travail au nom d’une mĂȘme fraternitĂ© communautaire. Au sein d’une entreprise ou au sein d’une branche, ouvriers et maĂźtres rĂ©uniraient leurs dĂ©lĂ©guĂ©s pour envisager toutes les questions utiles concernant leur profession : les salaires et les conditions de travail ; la formation et les embauches ; les caisses de retraite, de maladie, de chĂŽmage ; les assurances contre les accidents ; les avantages collectifs de toutes espĂšces. Les accords qui en rĂ©sulteraient s’imposeraient ensuite Ă  tous, ils deviendraient la loi de la profession.

Dans la future sociĂ©tĂ© corporatiste, La Tour du Pin prĂ©conise « la participation aux bĂ©nĂ©fices [
] en considĂ©rant toute entreprise comme une sorte d’association du travail et du capital, et faisant en consĂ©quence Ă  chaque associĂ© dans la rĂ©partition du produit une part non pas arbitraire, mais proportionnelle Ă  son apport ». Dans cette association, seuls les ouvriers auraient leur part, pas les capitalistes, car « ce n’est pas la charrue qui travaille, c’est le laboureur ». Les moyens de production devraient donc progressivement devenir la propriĂ©tĂ© collective des seuls ouvriers. L’analyse semble plutĂŽt socialiste que catholique, mais La Tour du Pin nie cette comparaison : les ouvriers sont actuellement les esclaves des capitalistes ; les socialistes veulent en faire les esclaves de l’État ; le corporatisme seul les affranchira. La Tour du Pin envisage l’expropriation des capitalistes d’autant plus sereinement qu’il les identifie Ă  des banquiers juifs ou Ă  des financiers forcĂ©ment malhonnĂȘtes.

En pratique, les militants corporatistes sont gĂ©nĂ©ralement moins radicaux que La Tour du Pin. Les patrons du Nord sont par exemple plus intĂ©ressĂ©s par l’exemple de LĂ©on Harmel, patron depuis 1854 d’une filature textile, au Val des Bois, prĂšs de Reims. Les dirigeants de cette entreprise dĂ©libĂšrent rĂ©guliĂšrement avec des dĂ©lĂ©guĂ©s ouvriers au sein d’une instance corporative appelĂ©e « conseil d’usine ». Les patrons veillent Ă  la conduite religieuse de leurs ouvriers et de leurs familles ; ils en financent gĂ©nĂ©reusement les associations, par exemple sportives et ludiques. Des caisses de solidaritĂ© sont constituĂ©es, en vue de la santĂ©, de l’éducation et une sorte d’allocation familiale complĂšte certains salaires. Le travail commence chaque jour par une priĂšre collective ; une chapelle est mĂȘme disponible dans la propriĂ©tĂ©. Les relations entre garçons et filles sont Ă©videmment trĂšs surveillĂ©es, les sexes ne sont d’ailleurs pas mĂ©langĂ©s dans l’usine.

L’ambiguĂŻtĂ© de la rĂ©fĂ©rence au corporatisme permet de rassembler des catholiques trĂšs diffĂ©rents par ailleurs, des intransigeants et des libĂ©raux, des fervents et des modĂ©rĂ©s, des riches et des pauvres. Le paternalisme peut mĂȘme se concevoir comme une variante limite du corporatisme, dans laquelle le patron, et lui seul, devrait dĂ©passer l’opposition du travail et du capital et tenir compte de l’intĂ©rĂȘt, matĂ©riel et moral, de ses ouvriers. LĂ©on Harmel est plutĂŽt un patron de ce type qu’un militant rĂȘvant d’instaurer un ordre Ă©conomique et politique radicalement nouveau ; il se mĂ©fie de l’État pour organiser les corporations, alors que Mun et La Tour du Pin jugent l’État nĂ©cessaire, sinon pour installer un rĂ©gime corporatif gĂ©nĂ©ral, du moins pour lĂ©gifĂ©rer en faveur des entreprises corporatistes et prendre en charge la protection des ouvriers.

Le divorce entre les ouvriers et l’Église

La corporation est un thĂšme qui permet de dĂ©noncer les mĂȘmes vices que ceux que les catholiques dĂ©noncent depuis la RĂ©volution, mais en insistant sur la condition ouvriĂšre. L’évĂȘque d’Angers, Charles-Émile Freppel, Ă  l’occasion du centenaire de la RĂ©volution, dĂ©nonce les deux hommes dont l’influence aurait particuliĂšrement Ă©tĂ© importante sur le systĂšme Ă©conomique : « Turgot et les autres Ă©conomistes contre le rĂ©gime corporatif » et Rousseau, pour son Contrat social :

« DĂšs lors, plus une ombre de hiĂ©rarchie ; plus de paternitĂ© sociale ; plus de charge d’ñmes ; plus de fraternitĂ© professionnelle ; plus de rĂšgles communes ; plus de solidaritĂ© d’intĂ©rĂȘt, d’honneur et de rĂ©putation ; plus de rapprochement entre les maĂźtres, les ouvriers et les apprentis ; plus de garanties pour les faibles contre les forts ; plus de protection des grands Ă  l’égard des petits. Une concurrence effrĂ©nĂ©e, une lutte pour la vie oĂč chacun, rĂ©duit Ă  ses seules forces, cherche Ă  l’emporter sur les autres, au risque d’entraĂźner leur ruine ; une mĂȘlĂ©e oĂč l’on se coudoie, oĂč l’on s’écrase, oĂč l’on se foule aux pieds, c’est-Ă -dire, en rĂ©sumĂ©, l’oppression en haut, la servitude en bas, l’antagonisme partout et l’union nulle part ; telle est la situation que la RĂ©volution française est venue crĂ©er Ă  la classe ouvriĂšre ».

L’évĂȘque Freppel plaide pour la corporation parce qu’il y voit un remĂšde Ă  l’éloignement des classes ouvriĂšres de la religion. Les statisticiens donnent rĂ©guliĂšrement des indices de cet Ă©loignement au XIXe siĂšcle: les ouvriers des villes se marient moins et vivent en union libre ; le nombre de naissances d’enfants illĂ©gitimes augmente ; le recours Ă  la contraception est manifeste ; la prostitution s’étend et des filles trĂšs jeunes s’y adonnent ; les cabarets attirent davantage les ouvriers que les Ă©glises. Non seulement les ouvriers s’éloignent de la religion, mais encore sont-ils de plus en plus sĂ©duits par les syndicats rĂ©volutionnaires et les partis socialistes. On peut donc prĂ©senter les associations corporatistes, aussi, comme des associations catholiques destinĂ©es Ă  dĂ©tourner les ouvriers du mauvais chemin. Le sujet est suffisamment important pour que le pape LĂ©on XIII, en 1891, intervienne et prĂ©cise l’analyse de l’Église.

L’encyclique Rerum Novarum dĂ©finit ce que l’on appellera « la doctrine sociale de l’Église » : elle justifie la propriĂ©tĂ© privĂ©e mais elle condamne les excĂšs du capitalisme ; elle condamne aussi le socialisme, c’est-Ă -dire la lutte des classes et le recours Ă  l’État ; elle encourage explicitement le mouvement en faveur des corporations chrĂ©tiennes. En France, l’encyclique apparaĂźt comme un encouragement aux analyses et aux revendications corporatistes. L’économiste libĂ©ral Gustave du Puynode s’en dĂ©sole dans un article sur « Le socialisme en 1896 » :

« La cĂ©lĂšbre encyclique Rerum Novarum de LĂ©on XIII sur les ouvriers Ă©tait destinĂ©e Ă  combattre le socialisme, et chacune de ses solutions est une rĂ©glementation purement socialiste. Elle veut, en effet, qu’on en revienne aux anciennes corporations ; que chacun ait ‘un juste salaire’, indĂ©pendant de l’offre et de la demande ; qu’il n’y ait plus de travaux ‘qui satisfassent d’insatiables cupiditĂ©s et mĂȘlent les sexes’. Que resterait-il aprĂšs cela du travail libre et de la propriĂ©tĂ© individuelle ? ».

AprĂšs la premiĂšre guerre mondiale

AprĂšs la premiĂšre guerre mondiale, les idĂ©es de La Tour du Pin sont relayĂ©es par Maurras et son Action française, plus prĂ©cisĂ©ment par l’économiste du mouvement, Georges Valois. En dehors de ce courant, les catholiques sociaux entretiennent la revendication corporative. Par exemple, depuis 1904, Les Semaines sociales rassemblent les catholiques sociaux dans une sorte de colloque annuel oĂč se mĂȘlent clercs et laĂŻcs, militants et experts. Presque chaque annĂ©e, une leçon porte sur la corporation ou, au moins, la mentionne comme un courant Ă  encourager. En 1935, la corporation est mĂȘme le thĂšme des Semaines sociales Ă  Angers. Chacun explique que le capitalisme a fait son temps et que l’idĂ©e de la corporation gagne du terrain, dans la rĂ©alitĂ© comme dans les aspirations. Le capitalisme et le libĂ©ralisme sont considĂ©rĂ©s comme moribonds, alors que trois pays font de la corporation catholique un Ă©lĂ©ment essentiel de leur organisation en 1933 et 1934 : le Portugal, l’Autriche et l’Italie.

En France, deux trajectoires individuelles correspondent bien Ă  l’aventure corporatiste entre 1934 et 1944, passĂ©e de l’espoir Ă  la dĂ©ception et de la dĂ©ception Ă  l’abandon. François Perroux est, avant la guerre, le professeur d’économie le plus radical en faveur de l’idĂ©e corporatiste ; il appelle Ă  une rĂ©volution nationale, sociale, morale et spirituelle, plus prĂ©cisĂ©ment catholique. Maurice Bouvier-Ajam est un autre Ă©conomiste, mais bien moins illustre. En 1934, il a 20 ans, entame un doctorat en Ă©conomie, Ă©pouse une fervente catholique et devient lui-mĂȘme un fervent catholique. Il dirige bientĂŽt une association d’études et de promotion des doctrines corporatistes, l’Institut d’Études Corporatives et Sociales (IECS).

Pendant l’occupation allemande, le marĂ©chal PĂ©tain explique dĂšs septembre 1940 que le corporatisme sera le principe gĂ©nĂ©ral de son action. La charte du travail d’octobre 1941 passe pour le texte corporatiste du rĂ©gime, mais elle sera trĂšs peu appliquĂ©e. Vichy planifie son Ă©conomie comme une Ă©conomie de guerre, avec un État plus puissant et plus technocratique que jadis. Perroux et Bouvier-Ajam sont donc déçus, Ă  la fois par la Charte et par son application. Par ailleurs, Bouvier-Ajam est mis en cause pour son train de vie dispendieux au sein de son Institut et pour son intĂ©rĂȘt trop vif pour ses jeunes collaboratrices. A la LibĂ©ration, il passe quelques mois en prison avant d’ĂȘtre jugĂ© pour « intelligence avec l’ennemi ». On lui interdit seulement de passer le concours de l’agrĂ©gation : il ne sera donc jamais professeur. Bouvier-Ajam se remarie en 1944. Sa nouvelle femme milite au parti communiste, il devient alors un militant communiste. François Perroux continue sa carriĂšre qui le mĂšnera au CollĂšge de France, il n’évoquera plus ses idĂ©es corporatistes, mais il restera trĂšs hostile au systĂšme capitaliste et libĂ©ral.

Dans la pĂ©riode qui suit la guerre, on ne trouve plus de catholiques Ă©minents pour promouvoir la corporation, mais la France Ă©volue vers une forme de corporatisme qui ne dit pas son nom. La gauche politique et syndicale s’en rĂ©jouit, mais surtout pas au nom d’une doctrine explicitement corporatiste et encore moins pour appliquer « la doctrine sociale de l’Église ». Par ailleurs, l’idĂ©e corporatiste n’est peut-ĂȘtre pas loin de l’autogestion des annĂ©es 1960, chĂšre Ă  la gauche non communiste. Ce mouvement compte des militants catholiques trĂšs actifs, anciens des jeunesses ouvriĂšres et Ă©tudiantes, mais qui agissent Ă  titre individuel ; en particulier, la CFDT adopte l’autogestion comme mot d’ordre en mai 1968, peu aprĂšs sa dĂ©confessionnalisation.

Selon l’économiste catholique Daniel Villey, dans un article de 1954, la recherche d’une troisiĂšme voie entre le libĂ©ralisme et le socialisme serait une obsession des Ă©lites catholiques, infondĂ©e et vouĂ©e Ă  l’échec :

« La pensĂ©e Ă©conomique de beaucoup de catholiques [
] incline encore aujourd’hui volontiers vers les ‘doctrines intermĂ©diaires’ — corporatisme, coopĂ©ratisme, associationnisme, solidarisme, travaillisme — c’est parce qu’elle y croit retrouver des Ă©chos idĂ©ologiques d’une Ăšre prĂ©capitaliste dont — consciemment ou inconsciemment — elle conserve la nostalgie ».

Malgré les préventions de Daniel Villey, « entre le plan et le marché », la corporation a suscité des analyses et des espoirs qui relevaient en grande partie de la foi catholique de ses partisans.

 

Mots-clĂ©s : corporation – catholique – capitalisme – paternalisme – socialisme


* d’aprĂšs un livre Ă  paraĂźtre chez Classiques Garnier en 2021, Les catholiques et la science Ă©conomique.

François Etner