Cet article a initialement été publié sur le site Telos, le 22 mars dernier.


L’idée de participation est en France fortement rattachée au général de Gaulle. En février 1947, il exposait son idée d’association, c’était son terme, devant les cadres de son nouveau parti, le RPF. Certains participants n’y voyaient qu’une lubie de plus du général. À tort : l’association a été une des idées qu’il a poursuivies avec le plus de constance tout au long de sa carrière politique, y compris jusqu’au référendum de 1969 qui lui a été fatal.

Le terme était large, mais bien choisi. De Gaulle recouvrait par là une vision de l’entreprise où capital et travail œuvraient de concert dans l’intérêt de chacun, ceci pour limiter une inféconde lutte des classes dont il allait, quelques mois plus tard, constater les effets lors des violentes grèves de la fin 1947. Il reprenait là un thème porteur venu du catholicisme social dans les années d’avant-guerre, avec l’ambiguïté associée : une inspiration clairement corporatiste à droite, mais teintée d’un certain socialisme pour la gauche, par exemple de la part de Louis Vallon, un des socialistes qui l’avaient rejoint à Londres pendant la guerre. Le mot pouvait même évoquer Fourier ou Proudhon. Après tout, la grand-mère de Charles de Gaulle n’avait-elle pas écrit un livre sur Proudhon ?

Les deux volets de la participation

Le terme d’association ouvre donc sur une double potentialité. Pour une part, un alignement des intérêts économiques du capital et du travail, et donc une rémunération salariale qui dépend pour partie des résultats de l’entreprise ; de l’autre, une voie de dialogue allant jusqu’à une codécision dans certains domaines, en quelque sorte une participation plus politique qu’économique à la marche de l’entreprise. Le premier volet, la participation au profit, prend d’ailleurs deux sens distincts : faire que le salarié trouve intérêt à la rentabilité de l’entreprise, qu’il soit davantage motivé par son sort et donc qu’il en partage les fruits ; mais aussi, d’une façon moins affichée, qu’il en partage les risques, puisque dans les mauvais jours, l’entreprise voit diminuer sa charge salariale, ceci pouvant être au final à l’avantage du salarié si cela renforce la résilience conjoncturelle de l’entreprise. Motivation d’un côté, flexibilité de l’autre.

Sans vouloir faire de de Gaulle un des hérauts de la codétermination, il avait fortement poussé au moment des débats de 1959 puis de 1967 sur son cadre législatif, pour que la participation soit payable en actions de l’entreprise, donnant potentiellement aux salariés un mot à dire sur la marche de l’entreprise. « Billevesées », aurait dit son Premier ministre Pompidou. Le terme a fait mouche puisque, de fait, malgré quelques avancées récentes (la loi Sapin de 2013 qui fait entrer pour la première fois un ou deux administrateurs salariés dans les grandes entreprises privées (avec un seuil de 5000 salariés), la loi Rebsamen qui baisse le seuil à 1000, puis la loi Pacte qui fait venir le second administrateur un peu plus tôt), c’est toujours la participation au profit qui a été la priorité législative en France. En 1986 est venue l’importante loi sur l’intéressement qui, sans être une obligation légale, comporte à peu près les mêmes avantages fiscaux pour l’entreprise et pour le salarié. L’intéressement est simplement davantage à la main de l’entreprise et donne lieu, par rapport à l’automatisme d’une formule de participation légale probablement « trop intelligente[1] », à des discussions assez riches entre syndicats et direction sur les indicateurs à retenir pour son calcul. De fait, l’intéressement est désormais plus important que la participation, soit 56% contre 44% des 16,2 milliards d’euros versés au total aux salariés (derniers chiffres connus, DARES 2018). Il faut ajouter à cette somme l’abondement des entreprises au titre du PEE et Perco pour un montant de 2,4 milliards d’euros.

Un regard long sur le droit social en Europe depuis la fin de la guerre montre assez nettement que certains pays ont retenu le premier volet de l’association, le lien de la rémunération au profit ; d’autres le second, la codécision ou codétermination comme on l’appelle en Allemagne. La France fait clairement partie du premier groupe, puisque c’est le pays au monde qui a poussé le plus loin les mécanismes de participation au profit, assortis de l’aide fiscale également la plus forte ; Allemagne, Pays-Bas, Suède, Autriche sont plutôt sur l’autre schéma. Les modalités de ces deux types de participation sont infiniment variées, mais on note sur une échelle grossière que les pays les plus avancés en matière de participation à la décision sont ceux qui ont la participation aux profits la plus faible, comme si les deux types de participation étaient substituables. En France le patronat, plus d’ailleurs que ses propres actionnaires, s’accommode de la participation aux profits – si on y ajoute une aide fiscale pour faire bonne mesure –, mais pour éviter autant que possible le partage de la décision.

Un levier fiscal important

Il faut en effet relever l’importance du soutien budgétaire à la participation au profit : essentiellement l’exonération d’impôt (hors CSG-CRDS) sur les sommes reçues par les salariés à l’entrée et à la sortie[2] et des cotisations sociales nulles pour le salarié et ramenées à 20% (le forfait social) pour l’entreprise au lieu couramment de 45%[3].

Le chiffrage précis de l’effort total n’est aisé. Un rapport désormais ancien du Conseil des prélèvements obligatoires donnait en 2010 une aide fiscale qui s’approchait de la moitié des sommes de participation en jeu, mais à une époque où le forfait social était plus bas. Un même calcul aujourd’hui donnerait un effort supérieur à 6 milliards d’euros aujourd’hui[4], soit de l’ordre de 40%.

L’importance du levier fiscal tient en partie à ce que la participation est aussi, dans la vision des pouvoirs publics, une incitation à l’épargne longue, et en particulier à l’épargne pour la retraite. On revient ici au débat récurrent sur le type de soutien fiscal à donner aux cotisations de retraite qui ne relèvent pas d’un régime de répartition. Toujours est-il que les fonds d’épargne entreprise ont désormais acquis, avec plus de 140 Md€, un poids non négligeable qu’on juge très utile comme substituts aux fonds de pension dans l’actionnariat des groupes français. Mais faire coïncider deux objectifs au sein d’un même instrument n’est pas commode. Le placement à long terme perd souvent de son sens si jamais l’on permet, à des fins de gestion conjoncturelle, la libération des fonds acquis, ce qui a été encore fait à l’occasion de la crise Covid. Et une épargne salariale en vue de la retraite est plus efficace si elle est assise sur le salaire, un élément moins volatil que le profit (à l’égal du très populaire plan d’épargne longue aux États-Unis, le 401-K).

Mais l’élément fiscal ne doit pas être oublié quand on s’attache à mesurer les effets de la participation sur la rémunération totale du salarié. Dans le cas extrême où cette dernière ne bouge pas, cela signifie que l’entreprise garde l’intégralité de la prime fiscale et que le salarié voit baisser son salaire net à proportion de la participation reçue. Cela dépend donc du poids de négociation de l’entreprise dans la fixation salariale et de la proportion de salariés payés au SMIC ou à un niveau proche. Comment trancher ? Le protocole de test est délicat car les entreprises les plus performantes ont à l’évidence une participation au profit plus forte, sans qu’on sache aisément le sens de la causalité. Dans une tribune récente de Telos, Jacques Barthélémy et Gilbert Cette mettent en avant celles des études montrant un effet positif sur les salaires nets, tandis qu’on peut citer en sens inverse Mabile (1989) ou Delahaie et Duhautois (2013), qui concluent à un effet opposé. Un rapport de l’IGAS et de l’IGF (2013), conclut dans ce dernier sens.

On en a néanmoins une indication grossière en regardant la part des salaires dans le revenu national : elle est légèrement croissante en France depuis le milieu des années 90 (+0,2% d’après l’OCDE), alors que les montants de participation financière se sont fortement développés depuis deux décennies. Un raisonnement financier strict demanderait plutôt une hausse de la rémunération totale pour compenser le surcroît de risque capitaliste pris. C’est l’occasion de rappeler que la participation au profit fait simplement partie du salaire au sens large et est bien un coût pour l’entreprise[5]. Elle ne vient pas « après » le salaire ; les normes comptables modernes l’entendent bien ainsi. Les directions RH des entreprises savent bien mettre en avant, dans la négociation du salaire d’entrée d’un salarié, l’ensemble du « paquet » que lui offre l’entreprise. La seule différence avec le salaire fixe est qu’il s’agit d’un coût contingent, à l’égal des stock-options données aux cadres dirigeants, qu’on peut évaluer d’ailleurs par les mêmes techniques. Elle procède toujours d’un contrat (ou d’une obligation légale) par lequel les salariés connaissent par avance non pas le montant de la rémunération versée (qui reste sujette à aléas), mais les critères sur lesquels ils percevront cet élément de prime.

Par contre, les études citées plus haut semblent être d’accord sur un effet positif, faible, de la participation financière sur la productivité, qu’on peut vouloir attribuer à une plus forte motivation des salariés, leur donnant, s’agissant de gratification collective, un sentiment plus fort d’appartenance à une même communauté de travail, ce qui était l’idée gaulliste d’origine. Plus de cinquante ans après la mise en place, on observe bien une réduction de la conflictualité au travail. Mais c’est le cas dans tous les grands pays comparables, qu’ils aient ou non adopté à ce point ce mode de rémunération. Quant à l’ambiance au travail et au renfort du projet collectif d’entreprise, les enquêtes conduites internationalement sur la satisfaction au travail, sur l’estime pour les responsables d’entreprise et sur la « confiance » au sens large, placent de façon répétée la France en queue des pays comparables. Sauf à dire que sans la participation ce pourrait être pire, ce constat gêne clairement les tenants sinon de ce mode de rémunération, du moins des efforts publics pour le promouvoir. On est toujours prompts à justifier une aide fiscale par une externalité positive que le marché ne serait pas tout seul capable de mettre en œuvre. Dans le cas de la participation financière, on est bien en peine pour justifier que l’entreprise n’est pas capable de comprendre, sur la durée, que son intérêt bien compris est d’associer les salariés à son profit.

Et si la participation politique était plus «rentable»?

Même si les tests sont pareillement difficiles à conduire, il faut noter (voir Ghirardello et alii – 2018) que la participation politique peut se réclamer elle aussi d’effets favorables sur la performance de l’entreprise. Un papier intéressant (Benhamou-Ndiaye – 2011) montre que l’effet sur la productivité de la participation financière est d’autant plus fort qu’il y a une bonne information et association des salariés au projet de l’entreprise et à la marche de ses affaires, c’est-à-dire un certain degré de codétermination.

On voit de quoi il retourne : pour le salarié, la participation fait trop souvent partie des choses habituelles, qui tombent une fois par an et avec retard, sans qu’il lui soit commode de faire un lien entre l’effort collectif et le retour financier. Il n’y a pas un compte-rendu détaillé du pourquoi et du combien à propos de la participation de l’année, alors que les bonus individuels font communément l’objet de discussions avec sa hiérarchie. Il faut tenir compte aussi de la dilution de la motivation intrinsèque dès lors qu’elle est monétisée pécuniairement : salarié responsable, ayant goût à mon travail, travaillerais-je moins bien ou moins avec les autres parce que le profit de l’année a baissé, et mieux au contraire s’il a monté ? C’est presque l’incitation inverse qu’on voudrait chercher : payer plus quand les choses vont mal et qu’on souhaite remotiver, ce qui est exactement ce qui se passe pour les dividendes dont la part dans le profit monte quand celui-ci baisse. Pourquoi les logiques de motivation de l’actionnaire et du salarié devrait-elle différer si on cherche davantage à associer l’un et l’autre ?

Il est donc plausible que les effets de productivité et de motivation viennent davantage d’une association aux décisions que d’une association aux profits. Pourquoi alors l’État consacre-t-il tant de moyens budgétaires et politiques pour pousser la participation financière alors que la participation politique et une gouvernance plus inclusive semblent plus propices à une bonne marche de l’entreprise ? Et bien moins chères.

 


[1] L’assiette est le profit comptable après impôts (assimilable dès lors à une assiette de dividendes) mais corrigé d’un « coût du capital » égal à 5% des fonds propres comptables de l’entreprise. Les financiers d’entreprise reconnaissent là une sorte d’EVA, pour Economic value added. La formule introduit en plus un élément correcteur, le ratio salaires sur valeur ajoutée, de façon à ce que le critère précédent ne favorise pas trop les entreprises avec peu de main d’œuvre et donc disposant d’un fort profit par tête (un défaut de l’intéressement). Et l’on prend forfaitairement 50% de cette assiette, alors que la part moyenne du travail dans la valeur ajoutée est plutôt des deux-tiers.  Le fait qu’il faille comme ici sept lignes pour expliquer la formule lui fait perdre une grande part de son potentiel performatif.

[2] et avec des plafonds de déductibilité les plus élevés d’Europe – ce qui favorise les hauts salaires dans l’entreprise.

[3] Sauf depuis peu les entreprises de moins de 50 salariés qui en sont exonérées.

[4] Dont 2,2 Md$ au seul titre de l’exonération d’IR lors de la réception des sommes et 4 Md€, estimation de l’auteur, au titre de l’abattement de cotisations sociales.

[5] C’est la critique qu’on peut faire au salaire d’efficience tel que le voyait Martin Weitzman (1980). Il soutenait que la participation aux profits allait faire croître l’emploi parce que les entreprises ne considèreraient que la partie fixe du salaire, plus basse grâce à l’élément participatif. La vérité est que les entreprises prennent leurs décisions sur la base du coût salarial total.