Il y a 500 ans


Triboulet, bouffon du roi François 1er, participait au Conseil du roi. Celui-ci, aprĂšs son succĂšs Ă  Marignan (1515), souhaitait retourner guerroyer en Italie. Le Conseil l’approuva. On raconte que seul Triboulet s’y opposa, en disant : « Vous parlez tous d’entrer en Italie, mais personne ne songe au moyen d’en sortir ». La suite de l’histoire prouva qu’il avait eu raison puisque François 1er fut fait prisonnier Ă  Pavie (1525).

Les bouffons ou fous du roi furent prĂ©sents Ă  la cour de France (pareillement dans d’autres cours europĂ©ennes) du XIIIe au XVIIe siĂšcle environ, l’absolutisme de Louis XIV empĂȘchant qu’une voix iconoclaste puisse s’exprimer devant lui et, surtout, devant les autres. Et d’autres voix critiques (les Ă©crivains, les philosophes) apparurent en nombre. La position du bouffon est particuliĂšre : il n’a aucun titre de noblesse, il est d’origine en gĂ©nĂ©ral modeste, n’est pas forcĂ©ment dotĂ© d’une grande intelligence mais doit divertir et avoir le sens de la rĂ©partie qu’il a d’ailleurs pu acquĂ©rir lors d’un apprentissage. Il est souvent reprĂ©sentĂ© laid, difforme, affligĂ© d’un dĂ©faut, mais pas toujours.  Au jeu d’échec, le fou remplace l’élĂ©phant Ă  partir du XIIIe siĂšcle, sans doute sous l’influence du fou du roi. PrĂšs du roi et de la reine, il se dĂ©place en biais. Dans l’iconographie, on l’affuble d’habits distinctifs, rayĂ©s, vivement colorĂ©s en jaune, vert, bleu et rouge, un chapeau Ă  plusieurs pointes, ainsi qu’une marotte, sorte de sceptre au bout duquel sont attachĂ©s des grelots, des caractĂ©ristiques qu’on retrouve dans les reprĂ©sentations de cartes de joker.

Ainsi, tout le monde le reconnaĂźt de loin, il ne se cache pas, on sait Ă  qui on a affaire. C’est le bouffon du prince. L’artiste d’antan (et d’aujourd’hui) est l’obligĂ© de celui qui le paie. Le bouffon est aussi rĂ©munĂ©rĂ© par le seigneur mais est « obligé » de le faire rire. Lui Ă©tant directement rattachĂ©, il bĂ©nĂ©ficie de sa protection. La charge est risquĂ©e, mais pas trop : on a bien entendu trace de menaces du roi lorsque le bouffon dĂ©passe les bornes[1] mais ne vit pas moins longtemps qu’un courtisan et beaucoup plus qu’un homme (trĂšs rares furent les bouffons femmes) du peuple. Le bouffon ne devient pas riche mais vit tout de mĂȘme largement mieux que la population citadine de l’époque. Bref, une situation plutĂŽt enviable, proche du pouvoir, capable d’influencer des dĂ©cisions royales, mais exigeante : ĂȘtre disponible Ă  chaque instant, ĂȘtre au courant de toutes les affaires du royaume, avoir un avis spirituel sur tout.

Le bouffon est irresponsable, au sens oĂč il n’a pas le pouvoir de dĂ©cision. On peut l’écouter, rire avec lui, rire de lui mais, in fine, ni sa naissance ni son poste ne l’autorise Ă  engager quoi et qui que ce soit. Cette irresponsabilitĂ© est sa force : il peut dire n’importe quoi (ou presque), il a la parole libre puisque elle n’engage Ă  rien.

Les bouffons d’aujourd’hui

Cette parole libre (et rĂ©munĂ©rĂ©e) est aujourd’hui rare, malgrĂ© une trĂšs (trop) grande quantitĂ© de « rois ». La plupart des articles dans la presse, des posts sur les rĂ©seaux sociaux, des interventions dans les mĂ©dias, des Ă©tudes dans les revues, mĂȘme les plus sĂ©rieuses, sont sujettes Ă  caution, en tout cas Ă  questionnement. Le locuteur, l’auteur dĂ©fend en gĂ©nĂ©ral un intĂ©rĂȘt, rien de plus normal, sauf lorsqu’il est dissimulĂ©. A tout le moins, il devrait ĂȘtre exigĂ© que les journalistes, les experts, les influenceurs indiquent clairement leurs liens avec telle ou telle partie prenante.

Qui sont alors les bouffons d’aujourd’hui? Qui dĂ©livre une parole dĂ©complexĂ©e et libre d’intĂ©rĂȘts? Ecartons les intervenants sur les rĂ©seaux sociaux : certains avancent masquĂ©s (sic), d’autres vendent des produits ou des services Ă  visage dĂ©couvert (mais pas toujours), il y a l’épĂ©e de DamoclĂšs de l’hĂ©bergeur. Les intellectuels? Oui, sans doute, mais ils sont plongĂ©s dans un Ă©cosystĂšme qui les empĂȘchent probablement d’aller au bout de leurs idĂ©es, prĂ©tendent Ă  juste titre aborder des sujets plus Ă©levĂ©s que les bouffons de jadis et y apportent des rĂ©flexions plus approfondies. Les visiteurs du soir? En aucun cas : ils ne prĂ©tendent qu’à pouvoir revenir le soir suivant. Les espions, les « renseignements gĂ©nĂ©raux »? IndĂ©niablement, ils apportent de l’information privilĂ©giĂ©e aux autoritĂ©s dont ils relĂšvent, mais de l’information restreinte acquise secrĂštement.

Les acteurs qui se rapprochent le plus des bouffons d’antan sont les comiques, les journaux satiriques, les chansonniers. Ils exercent leurs talents, non pas auprĂšs d’un petit cĂ©nacle comme l’entourage du roi, mais auprĂšs d’un vaste public, Ă  travers la radio, la tĂ©lĂ©vision, Internet, le spectacle vivant. On les reconnaĂźt rapidement (Coluche a souvent portĂ© une salopette rayĂ©e blanche et bleue sur un T-shirt jaune). Ils osent dire de maniĂšre drĂŽle certains points de vue iconoclastes, parfois flirtant (voire pire) avec la diffamation. Leur fonds de commerce devient assez rapidement de dire le plus choquant possible pour avoir l’exposition la plus grande. Leur utilitĂ© est manifeste et leur libertĂ© d’expression dĂ©fend la nĂŽtre.

Pour une extension de la bouffonnerie

Jadis auprĂšs du roi, aujourd’hui les humoristes, la bouffonnerie prouve son utilitĂ©, trĂšs rarement sa nocivitĂ©. Pourquoi ne pas Ă©tendre leur champ d’actions? L’ElysĂ©e n’a-t-elle pas besoin de temps en temps d’une voix « dĂ©sintĂ©ressĂ©e », qui ne dĂ©fend pas uniquement une profession, un parti, un territoire, un pays, une catĂ©gorie de personnes? On ne peut attendre de l’entourage classique du PrĂ©sident qu’il se dresse longtemps contre lui en lui prodiguant des conseils qu’il n’a pas envie d’entendre. « Se dĂ©mettre ou se soumettre ». Evidemment, le travail du fou du roi est encore plus difficile lorsque le roi est lui-mĂȘme fou (Charles VI le Fol n’eut pas de bouffon).

Que dire du monde de l’entreprise? Comment dialoguer avec le dirigeant? Il y a la farce des consultants qui donnent des avis Ă©clairĂ©s sur tout, surtout sur ce qui peut procurer un contrat de conseil, en essayant de deviner les intentions du dirigeant afin de proposer la sĂ©quence qui permettra de mettre en place lesdites intentions. Il y a la comĂ©die des comitĂ©s exĂ©cutifs, parfois Ă©largis, qui sont censĂ©s ĂȘtre un lieu d’échanges des Ă©tats des lieux, des progrĂšs dans les diffĂ©rents projets avec, normalement, un ping-pong intelligent entre les diffĂ©rents directeurs. Mais ces rĂ©unions se rĂ©sument le plus souvent Ă  une succession de monologues oĂč chacun essaie de se faire bien voir du dirigeant et de ne pas intervenir sur les sujets du voisin de peur que celui-ci ne vienne sur son propre terrain. Il y a le semblant de dialogue avec les institutions reprĂ©sentatives du personnel qui font le travail de dĂ©fendre les intĂ©rĂȘts de leurs mandants mais le dialogue est convenu et chacun sait bien qui a le pouvoir et que les positions ne changent pas pendant ces rĂ©unions.

Il y a enfin les rĂ©unions du Conseil d’administration et l’AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des actionnaires pour les sociĂ©tĂ©s anonymes. Une vraie parodie de dĂ©mocratie actionnariale le plus souvent! Combien d’administrateurs, y compris les indĂ©pendants, sont-ils proposĂ©s par le dirigeant, sont-ils dĂ©pendants de lui pour leur renouvellement, se satisfont de jetons de prĂ©sence en compensation de leur
 prĂ©sence? Combien d’administrateurs qui dĂ©fendent bien entendu les intĂ©rĂȘts de leur propre entreprise plutĂŽt que l’intĂ©rĂȘt social de l’entreprise dont ils sont administrateurs? Loin de moi l’idĂ©e de jeter l’opprobre sur tous les membres des conseils d’administration, mais force est de reconnaĂźtre que rarement les choses sont dites durant les conseils. La pire des situations Ă©tant lorsque les fonctions de directeur gĂ©nĂ©ral et de prĂ©sident du conseil d’administration sont rĂ©unis dans une mĂȘme personne.

Quant Ă  l’AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale, ce n’est qu’une formalitĂ© durant laquelle nombre de questions de « petits » actionnaires ne sont pas posĂ©es ou, lorsqu’elles le sont, la langue de bois prĂ©domine lors de la rĂ©ponse.

Non, ces instances sont souvent ridicules et il serait utile que l’entreprise se dote d’un bouffon ou d’une bouffonne, de prĂ©fĂ©rence ayant dĂ©jĂ  une expĂ©rience dans l’entreprise. D’une personne ayant accĂšs aux dossiers, aux rĂ©unions importantes et dont la tĂąche serait de persifler, de dire tout haut ce qu’on pense parfois tout bas, de dĂ©nigrer, d’avertir, de proposer ce qui n’est pas pensĂ©, de dire ce qu’on n’ose pas dire par peur des mesures de rĂ©torsion, du retour de bĂąton, de la disgrĂące. Le bouffon agit au vu et au su de tous. Toute l’entreprise sait qui il est et chacun peut l’aborder. Un espion Ă  visage dĂ©couvert qui dit tout. Bien entendu, l’emploi doit ĂȘtre protĂ©gĂ© : pas de licenciement d’un bouffon! Bien sĂ»r, il n’est pas bon qu’un bouffon soit nommĂ© Ă  vie : c’est une fonction Ă©puisante et sa reconversion au sein de l’entreprise doit ĂȘtre assurĂ©e. A dĂ©faut d’une personne permanente, inviter une compagnie de clowns professionnels.

N’est pas bouffon ou bouffonne qui veut : dans l’idĂ©al, il conviendrait qu’une formation initiale lui soit assurĂ©e. Dispenser des cours d’humour au sens large Ă  l’UniversitĂ© ou dans les grandes Ă©coles est indispensable.

Au-delĂ  de l’entreprise, on peut imaginer que les bouffons et bouffonnes investissent d’autres champs de la sociĂ©tĂ©. On pense bien entendu Ă  la classe politique : un bouffon dans chaque ministĂšre[2], dans chaque parti politique! Et, pourquoi pas, dans les associations, dans les universitĂ©s, dans les hĂŽpitaux!

Un bouffon, sinon un roi nu

Dans Les habits de l’empereur d’Andersen, deux escrocs tailleurs proposent au roi de l’habiller avec des vĂȘtements dont la caractĂ©ristique est que les sots ne les voient pas. C’est une maniĂšre « élĂ©gante » de sĂ©lectionner ses conseillers, d’ĂȘtre entourĂ© des meilleurs Ă©lĂ©ments, de choisir les meilleurs « collaborateurs ».

Le roi approuve l’idĂ©e, donne de l’argent aux escrocs, beaucoup d’argent, et lorsque des essayages ont lieu, le roi n’ose avouer, de peur de paraĂźtre sot, qu’il ne voit rien. Ses courtisans font de mĂȘme et s’exclament devant la beautĂ© des vĂȘtements. L’histoire dure assez longtemps pour enrichir les escrocs.

Ayant annoncĂ© Ă  ses sujets qu’il paraderait un jour donnĂ©, le roi se prĂ©sente au peuple et marche au milieu de la foule. Un enfant s’Ă©crie : « Le roi est nu ! » et tout le monde reconnait la nuditĂ© du roi qui fait comme si de rien n’était et poursuit son chemin.

La morale de ce conte n’est pas seulement que la vĂ©ritĂ© sort de la bouche des enfants mais qu’il convient aussi que l’entourage du roi ne soit pas uniquement composĂ© de courtisans, qu’il puisse bĂ©nĂ©ficier d’une parole suffisamment libre pour lui assĂ©ner quelques vĂ©ritĂ©s.

Tel est le rĂŽle du bouffon. Tant qu’il y aura autant de « rois », si peu « sĂ©rieux ». L’idĂ©al restant bien entendu que tout le monde soit un peu bouffon et que les rois soient moins nombreux et moins royaux.

 

Mots-clĂ©s : roi – bouffon – libertĂ© – humoriste


[1] On raconte ainsi que le mĂȘme Triboulet, ayant continuĂ© de se moquer des dames de la cour malgrĂ© l’interdiction de François 1er, est condamnĂ© Ă  mort. Le roi lui laisse le choix de la maniĂšre. Triboulet aurait rĂ©pondu : « Bon sire, par sainte Nitouche et saint Pansard, patrons de la folie, je demande Ă  mourir de vieillesse ». Le roi annula la peine de mort.

[2] A ce propos se pose le terrible problĂšme suivant : que faire d’un bouffon lorsque le roi est fou? C’était le cas sous Charles VI, ce peut l’ĂȘtre aujourd’hui aussi


Alain Minczeles