La crise sanitaire accentue deux tendances fortes de l’évolution monĂ©taire de ces derniĂšres annĂ©es : le gonflement des dettes publiques et le bas niveau des taux d’intĂ©rĂȘt. Dans tous les pays dĂ©veloppĂ©s, les États ont pris des mesures massives de soutien des entreprises et des mĂ©nages ; les dĂ©ficits publics qui en ont rĂ©sultĂ© ont Ă©tĂ© financĂ©s sans difficultĂ© Ă  des taux d’intĂ©rĂȘt trĂšs faibles pour la plupart des pays. Le gonflement des dettes publiques posera-t-il problĂšme pour l’avenir ? Plusieurs propositions ont Ă©tĂ© faites pour annuler ou monĂ©tiser les dettes publiques. Sont-elles rĂ©alistes ?

La hausse des déficits publics a été financée

La crise sanitaire se traduit par une forte hausse des dĂ©ficits et des dettes publics dans l’ensemble des pays dĂ©veloppĂ©s. Selon le FMI (Perspectives de l’économie mondiale, Avril 2020), la perte moyenne de production dans les pays avancĂ©s serait de 8 % en 2020, dont 2,5 points seraient rattrapĂ©s en 2021, laissant donc en 2021 un Ă©cart de 5,5 % par rapport Ă  la tendance d’avant crise ; le dĂ©ficit public augmenterait en moyenne de 7,6 points de PIB en 2020 (les finances publiques prendraient donc Ă  leur charge 75% de la baisse du PIB en 2020), dont 2,4 points persisteraient en 2021 ; le ratio dette/PIB augmenterait de 16 points. MĂȘme en Europe, la crise a fait oublier les dogmes nĂ©o-libĂ©raux de l’impĂ©ratif de l’équilibre budgĂ©taire.

Le principe des Ă©conomies monĂ©taires modernes est que les États doivent toujours pouvoir financer leur dĂ©ficit public. La Banque centrale s’engage Ă  refinancer les banques Ă  un taux de refinancement qu’elle fixe ; les banques s’engagent Ă  acheter les titres Ă  court terme que l’État veut Ă©mettre, qu’elles pourront toujours placer auprĂšs de la Banque centrale, dans le cas oĂč elles ne rĂ©ussiraient pas Ă  les placer auprĂšs du public ou d’autres institutions financiĂšres. L’État a, de fait, un droit de tirage illimitĂ© sur la Banque centrale, Ă  un taux proche du taux de refinancement.

Les marchĂ©s financiers n’anticipent ni de forte reprise de l’activitĂ©, ni celle de l’inflation, ni gĂ©nĂ©ralement de risque de dĂ©faut. Ils anticipent donc le maintien des taux d’intĂ©rĂȘt Ă  de bas niveaux. Ainsi, les États ont pu se financer Ă  des taux trĂšs faibles, Ă  court comme Ă  long terme.  Une fois encore, il apparaĂźt que le creusement des dettes et des dĂ©ficits publics, lorsqu’il a lieu en pĂ©riode de dĂ©pression Ă©conomique, s’accompagne d’une baisse et non d’une hausse des taux d’intĂ©rĂȘt (contrairement Ă  ce que prĂ©tend la thĂ©orie nĂ©o-classique).

Dans la zone euro, depuis le dĂ©clenchement de la crise sanitaire, la plupart des pays peuvent s’endetter Ă  des taux nĂ©gatifs jusqu’à des Ă©chĂ©ances de 10 ans. En 2020-21, la France devrait s’endetter (en net, hors charges d’intĂ©rĂȘt) d’environ 300 milliards, qui lui seront fournis Ă  taux pratiquement nul par les institutions financiĂšres. Il est difficile d’évoquer « un mur de la dette », qu’il faudrait briser.

Par contre, la prime de risque s’est creusĂ©e pour l’Italie jusqu’à 2 points. Les marchĂ©s n’ont aucune crainte sur la dette publique des États-Unis (malgrĂ© Trump), du Royaume-Uni (malgrĂ© le Brexit) ou sur celle du Japon (qui atteint 240 % du PIB). Ils ont des craintes sur celle de l’Italie parce que celle-ci n’est pas garantie par la BCE, qu’il y a le prĂ©cĂ©dent de la dette grecque, qu’une crise aboutissant Ă  une sortie de l’Italie de la zone euro n’est pas totalement inenvisageable, d’autant que les marchĂ©s peuvent craindre leur propre emballement auto-rĂ©alisateur. Une fois de plus, la crise sanitaire montre que la zone euro est un Ă©difice fragile.

Les solutions magiques

Durant la crise sanitaire, les États accumulent de la dette tandis que les agents privĂ©s accumulent globalement des actifs financiers. Le risque est que la demande reste longtemps morose. L’incertitude pĂšsera sur les dĂ©penses des mĂ©nages et l’investissement des entreprises.  Le soutien Ă  l’activitĂ© restera nĂ©cessaire. Dans cette situation, comment gĂ©rer les dettes publiques ? Trois solutions innovantes ont Ă©tĂ© proposĂ©es.

La premiĂšre consisterait Ă  annuler une partie de la dette publique, au dĂ©triment de ses dĂ©tenteurs. Or ceux-ci ne sont pas les plus riches, lesquels ont d’autres instruments de placement que des titres publics (qui rapportent actuellement des taux d’intĂ©rĂȘt nuls, voire nĂ©gatifs), que ce soit dans l’immobilier, dans des instruments financiers plus risquĂ©s ou, pour les plus riches, dans leur entreprise. Ce sont des mĂ©nages des classes moyennes (qui les dĂ©tiennent sous forme d’assurance-vie ou d’OPCVM. Ils ont fait confiance Ă  l’État français en lui prĂȘtant Ă  des taux trĂšs faibles, n’incorporant pas de prime de risque : ils sont disposĂ©s Ă  lui prĂȘter de nouveau. On ne peut les spolier en Ă©pargnant les plus riches. La France n’est pas en faillite, elle ne peut prĂ©tendre ĂȘtre dans l’impossibilitĂ© de servir sa dette. Les institutions lĂ©sĂ©es porteraient plainte devant les tribunaux, français ou internationaux, et auraient gain de cause. Évoquer la possibilitĂ© d’annulation partielle de la dette pourrait effrayer les Ă©pargnants, provoquer une hausse des taux d’intĂ©rĂȘt et donc gĂ©nĂ©rer une crise de la dette. Les dettes publiques ne seraient plus considĂ©rĂ©es comme sans risque ; ce qui imposerait aux banques d’immobiliser des fonds propres pour en dĂ©tenir. Les pays qui auraient procĂ©dĂ© Ă  de telles opĂ©rations auraient du mal Ă  emprunter de nouveau pour financer, par exemple, la transition Ă©cologique. Heureusement, cette proposition n’est pas prise au sĂ©rieux.

Certains suggĂšrent, plus modestement, d’émettre des titres de dette perpĂ©tuelle, que l’État ne rembourserait jamais, dont il n‘aurait qu’à servir les intĂ©rĂȘts. George Soros[1] propose de les Ă©mettre avec un taux d’intĂ©rĂȘt de 0,5 %. Mais quelle institution financiĂšre achĂšterait de tels titres, avec lesquels elle serait Ă©ternellement collĂ©e si les taux remontaient ? L’État devrait proposer des taux beaucoup plus Ă©levĂ©s ou des taux indexĂ©s, ce qui rĂ©duit l’intĂ©rĂȘt de la proposition.

La deuxiĂšme consisterait Ă  faire tourner la planche Ă  billets ou Ă  « monĂ©tiser » la dette publique. Mais, qu’est-ce que la planche Ă  billets en 2020 ? La question n’est pas : « L’État peut-il distribuer de l’argent aux mĂ©nages et aux entreprises en pĂ©riode de crise ? ». Nous l’avons vu : en 2020, les États peuvent emprunter et distribuer toutes les sommes qu’ils dĂ©sirent[2]. Cet argent n’est ni distribuĂ©, ni dĂ©tenu sous forme de billets. Il n’y a pas de planche Ă  billets Ă  faire tourner, mais il n’existe pas non plus de ressources supplĂ©mentaires Ă  taux d’intĂ©rĂȘt obligatoirement nul.

Imaginons que l’État verse 100 milliards aux mĂ©nages prĂ©caires, qui les dĂ©pensent entiĂšrement. Cela va gĂ©nĂ©rer un effet multiplicateur sur la production si l’économie est en sous-emploi. Supposons que le taux d’Ă©pargne moyen des mĂ©nages sur leur revenu courant est de 0,7 et que le taux d’imposition de la production est de 0,3[3]. Le multiplicateur keynĂ©sien est alors de 2, la production va augmenter de 200 milliards et donc les rentrĂ©es fiscales de 60 milliards. Ex post, le dĂ©ficit public, comme l’Ă©pargne des mĂ©nages, augmentera de 40 milliards. L’effet sur le dĂ©ficit public est nettement plus faible que la dĂ©pense initiale. Mais ces 40 milliards ne seront pas dĂ©tenus sous forme de billets. Ils le seront par exemple pour 20 milliards en titres (par l’intermĂ©diaire de l’assurance-vie notamment) et pour 20 milliards en dĂ©pĂŽts bancaires rĂ©munĂ©rĂ©s. Les banques n’ont aucune raison a priori d’augmenter leurs crĂ©dits. Elles pourront donc acheter les 20 milliards de titres publics que l’État va Ă©mettre. Ex post, l’État sera endettĂ© de 40 milliards supplĂ©mentaires rĂ©munĂ©rĂ©s au taux des titres de court ou de long terme. Savoir quelle part de ces 40 milliards relĂšve du financement monĂ©taire est une question qui n’a aucun sens.

Comme les taux sont nuls actuellement, la hausse de l’endettement ne pose pas problĂšme ; si, Ă  l’avenir, les taux d’intĂ©rĂȘt remontaient, les charges d’intĂ©rĂȘt augmenteraient. Mais cette remontĂ©e ne devrait avoir lieu que si s’ouvre une pĂ©riode de fortes croissance et inflation, donc avec d’importantes rentrĂ©es fiscales et un taux d’intĂ©rĂȘt corrigĂ© de la croissance relativement faible, de sorte que la situation des finances publiques ne serait pas forcĂ©ment tendue.

Si la Banque centrale achĂšte 100 milliards de titres publics aux banques, comptablement, le refinancement des banques diminue d’autant, ce qui peut les inciter Ă  dĂ©velopper leurs crĂ©dits ; cela implique que le montant des titres publiques dĂ©tenus par la Banque centrale ne doit pas ĂȘtre trop important, car cela diminuerait trop le refinancement des banques et fragiliserait le contrĂŽle de la distribution du crĂ©dit par la Banque centrale.

Certains estiment que la possibilitĂ© de financement direct des États par la Banque centrale devrait ĂȘtre inscrite dans les TraitĂ©s. Mais qui en aurait l’initiative : la Banque centrale (ce qui ne changerait rien par rapport Ă  la situation actuelle oĂč celle-ci garantit que les États peuvent financer leurs dĂ©ficits et oĂč elle peut racheter de la dette de long terme) ou les États (mais Ă  quels taux ? sous quelles limites ?) ?  Il y a une diffĂ©rence de nature entre une situation oĂč la Banque centrale peut dĂ©cider d’acheter des titres publics, par exemple pour stabiliser les taux d’intĂ©rĂȘt de long terme, et une situation oĂč elle serait contrainte de financer un programme de dĂ©penses publiques, dont elle ne contrĂŽlerait pas le montant. Cela pourrait l’empĂȘcher de contrĂŽler le refinancement des banques ou la contraindre, au contraire, Ă  pratiquer une politique de refinancement trop restrictive.

La Banque centrale appartient Ă  l’État, elle lui verse ses bĂ©nĂ©fices, en particulier le seigneuriage, rĂ©sultat de l’écart entre le taux de refinancement et le taux d’intĂ©rĂȘt nul qu’elle paye sur les billets de banque. Ce qu’elle gagne en intĂ©rĂȘts de la dette publique, la Banque centrale le perd en intĂ©rĂȘts sur le refinancement bancaire.  Un financement de l’État Ă  un taux nul reviendrait Ă  une ponction sur les profits de la Banque centrale (ce qui en soi n’a guĂšre d’importance puisque finalement les profits de la Banque centrale sont reversĂ©s Ă  l’État, sauf qu’il serait contraire Ă  l’autonomie de la Banque centrale que l’État puisse rĂ©duire de façon discrĂ©tionnaire le profit de celle-ci) : il est donc lĂ©gitime que l’État s’endette auprĂšs de la Banque centrale Ă  un taux de marchĂ© sans risque.

La monĂ©tisation se traduit pour l’ensemble « État + Banque Centrale » par un financement au taux de refinancement, qui doit ĂȘtre comparĂ© au coĂ»t du financement par des titres, Ă  des taux de long terme, sans risque, qui reflĂštent les anticipations des marchĂ©s sur l’évolution des taux de court terme. Ainsi, quand les taux d’intĂ©rĂȘt de long terme sont nuls comme actuellement, l’État peut prĂ©fĂ©rer s’endetter Ă  long terme, plutĂŽt que recourir au marchĂ© monĂ©taire, puisqu’il se prĂ©munit contre le risque d’une remontĂ©e des taux d’intĂ©rĂȘt. En sens inverse, l’achat de titres publics par la Banque centrale peut contribuer Ă  faire baisser le taux de long terme, ce qui peut ĂȘtre utile si les marchĂ©s craignent de les voir remonter.

Si la Banque centrale conserve Ă©ternellement les titres publics, l’État n’a pas Ă  les rembourser, nous disent certains. Certes, mais, c’est le cas de l’ensemble de la dette publique, si elle est garantie par la Banque centrale. A chaque pĂ©riode, l’État est assurĂ© de pouvoir refinancer la dette arrivĂ©e Ă  Ă©chĂ©ance. L’État est Ă©ternel : il y aura toujours des Ă©pargnants qui voudront dĂ©tenir des actifs financiers sans risque. Il n’y aura pas un jour J, oĂč l’État devra rembourser sa dette. Chaque mois, l’État rembourse les emprunts arrivĂ©s Ă  Ă©chĂ©ance, mais la plupart des institutions remboursĂ©es rachĂštent immĂ©diatement des titres publics. L’État doit seulement conserver le contrĂŽle de la dette ; il doit aussi ĂȘtre prĂȘt Ă  la rĂ©duire (en ayant des excĂ©dents budgĂ©taires) si cette dette gĂ©nĂšre une demande trop Ă©levĂ©e par rapport aux capacitĂ©s de production (et donc des tensions inflationnistes ou sur les taux d’intĂ©rĂȘt).

La troisiĂšme solution consisterait Ă  faire assumer la dette publique par la Banque centrale. Ainsi certains proposent que la Banque centrale annule les titres publics qu’elle dĂ©tient ou, ce qui revient au mĂȘme, qu’elle les dĂ©tienne jusqu’à la fin des temps Ă  un taux d’intĂ©rĂȘt nul.  En rĂ©alitĂ©, cette opĂ©ration purement interne Ă  l’ensemble « État + Banque centrale » n’aurait aucun effet sur les autres agents, donc aucun impact macroĂ©conomique. Imaginons que la Banque centrale annule 400 milliards de titres publics qu’elle dĂ©tient. La dette publique baisse de 400 milliards, mais la dette totale : « Banque centrale + État » reste fixe. L’opĂ©ration ne dĂ©gagerait pas de marge de manƓuvre de 400 milliards, tant du point de vue de l’équilibre de court terme, que de la soutenabilitĂ© de la dette[4]. Certes, les taux sont nuls actuellement, de sorte que les flux d’intĂ©rĂȘt n’ont pas d’importance. Mais, si les taux d’intĂ©rĂȘt remontaient, la Banque centrale devrait emprunter aux banques aux taux du refinancement ; son compte courant serait dĂ©sĂ©quilibrĂ©. Comme elle appartient Ă  l’État, les Ă©conomies faites par celui-ci en intĂ©rĂȘts de la dette annulĂ©e seraient compensĂ©es par la perte des dividendes de la Banque centrale (et sans doute par l’obligation de la subventionner). L’indĂ©pendance de la Banque Centrale serait affaiblie.

Certains proposent que le soutien aux mĂ©nages soit assurĂ© par une monnaie hĂ©licoptĂšre, une somme que la Banque centrale verserait Ă  chaque mĂ©nage[5]. Ils oublient que ce genre d’opĂ©ration fait partie de la politique budgĂ©taire ; ce n’est pas le rĂŽle de la Banque centrale, qui doit gĂ©rer la politique monĂ©taire, donc contrĂŽler le crĂ©dit, garantir les banques et la dette publique. Une banque fait des prĂȘts ; elle ne verse pas des prestations. Dans la zone euro, chaque pays membre a dĂ©jĂ  pris des mesures pour soutenir son Ă©conomie, ce serait un gĂąchis que de rajouter un transfert Ă  tous, aux riches comme aux pauvres, Ă  des fonctionnaires ou Ă  des retraitĂ©s qui n’ont pas Ă©tĂ© affectĂ©s par la crise sanitaire ; les besoins d’assistance ne sont pas les mĂȘmes dans les pays qui ont mis en place un revenu minimum et un systĂšme d’assurance chĂŽmage et dans les autres.

Reprenons notre exemple. Imaginons que ce soit la Banque centrale qui ait versĂ© 100 milliards aux mĂ©nages prĂ©caires. Ex post, la Banque centrale aura un dĂ©ficit de 100 milliards ; l’État pourra rĂ©duire son dĂ©ficit et sa dette de 60 milliards, mais la Banque centrale va voir diminuer de 100 milliards le refinancement qu’elle accorde aux banques. Globalement, l’ensemble « État + Banque centrale » aura bien la mĂȘme Ă©volution de sa dette nette, la masse monĂ©taire sera la mĂȘme, rien ne sera changĂ© pour les agents privĂ©s, mais le financement sera assurĂ© par le refinancement des banques (donc au taux du refinancement) et non par des titres (dont le taux d’intĂ©rĂȘt dĂ©pend de l’échĂ©ance).

Certains Ă©conomistes prĂ©tendent que la Banque centrale Ă©tant la source ultime de la liquiditĂ©, son bilan peut ĂȘtre dĂ©sĂ©quilibrĂ© sans problĂšme, mais ce raisonnement s’applique de la mĂȘme façon Ă  l’État, dont la dette publique, garantie par la Banque centrale, peut, elle aussi, grandir sans limite. L’équivalence entre la dette publique et une Ă©ventuelle dette de la Banque centrale tient du point de vue macroĂ©conomique, comme financier. Pour Ă©valuer l’impulsion budgĂ©taire, il faut tenir compte du dĂ©ficit public et du dĂ©ficit de la Banque centrale (si celui-ci devient important). C’est lĂ  que certains Ă©conomistes jouent de la comptabilitĂ© crĂ©ative (nommĂ©e encore la mĂ©thode de la poussiĂšre sous le tapis). Ils pensent que les marchĂ©s financiers et les Instances europĂ©ennes seront dupes, qu’elles regarderont la baisse de la dette publique et non la hausse du total « dette publique + dette de la Banque centrale ». C’est illusoire. Si des États essayaient de dissimuler une partie de leur dette dans le bilan de leur Banque centrale, les marchĂ©s financiers et les institutions internationales en tiendraient vite compte, pour Ă©valuer la soutenabilitĂ© de la dette, (c’est ce qu’ils font pour les pays en dĂ©veloppement).

Contrairement Ă  ce que prĂ©tendent certains[6], il n’existe pas de crĂ©ation monĂ©taire magique qui permettrait de financer, sans crĂ©er de dette, le revenu universel, l’emploi garanti, la transition Ă©cologique, et maintenant la crise sanitaire. Du cĂŽtĂ© de l’équilibre des biens et services, c’est la dĂ©pense exogĂšne qui compte. Sa hausse doit ĂȘtre financĂ©e par une hausse des impĂŽts en situation de plein-emploi. Elle doit l’ĂȘtre par le dĂ©ficit en pĂ©riode de sous-emploi, mais cela gĂ©nĂšre obligatoirement une hausse de la dette. Le point dĂ©licat est la frontiĂšre entre ces deux situations. Il est permis de penser qu’une politique plus active, gĂ©nĂ©rant un excĂšs de demande et donc des tensions inflationnistes serait plus favorable Ă  la croissance que les politiques trop restrictives suivies en Europe depuis 2011. Reste Ă  gĂ©rer la contradiction avec les prĂ©occupations Ă©cologiques. Du cĂŽtĂ© des actifs financiers, le montant des actifs non rĂ©munĂ©rĂ©s que les agents veulent dĂ©tenir est limitĂ©, et le serait d’autant plus que les taux d’intĂ©rĂȘt remonteraient. La hausse de la dette se ferait obligatoirement en actifs rĂ©munĂ©rĂ©s.

Que faire de la dette publique ?

La dette publique est nĂ©cessaire. Elle satisfait le besoin des mĂ©nages et des marchĂ©s financiers de disposer d’un actif financier sans risque. Il est lĂ©gitime qu’elle finance les investissements publics. Il est indispensable que les dĂ©ficits se creusent en pĂ©riode de basse conjoncture, une fois que les taux d’intĂ©rĂȘt ont Ă©tĂ© abaissĂ©s Ă  leur minimum. La dette publique n’est excessive que lorsqu’elle induit des taux d’intĂ©rĂȘt et des taux d’inflation trop Ă©levĂ©s. De toute Ă©vidence, ce n’est pas le cas actuellement. Une partie de la hausse rĂ©cente de la dette correspond Ă  l’épargne involontaire des mĂ©nages en raison de l’impossibilitĂ© de faire des achats. Il serait contre-productif de la rĂ©duire par l’impĂŽt, alors qu’il faut Ă  court terme soutenir la demande ; ce serait socialement injustifiable.

À court terme, l’important est la reprise de l’activité ; la baisse de la dette publique ne peut se faire que par le dĂ©gonflement de l’épargne excĂ©dentaire et par l’inflation ; il faut surtout Ă©viter que les instances europĂ©ennes rĂ©introduisent la norme de 60 % du PIB pour la dette publique, celle de 3 % pour le dĂ©ficit et l’objectif d’équilibre de moyen terme des finances publiques ; la BCE devrait garantir les dettes publiques tandis que le budget europĂ©en devrait soutenir les pays les plus frappĂ©s par la pandĂ©mie. À moyen terme, le financement des investissements publics et de la transition Ă©cologique doit ĂȘtre facilitĂ© par le dĂ©veloppement d’un systĂšme financier public offrant aux mĂ©nages des placements sans risque, Ă  des taux hors-marchĂ©, faibles, mais protĂ©gĂ©s de l’inflation. À plus long terme, la rĂ©duction de la dette publique sera facilitĂ©e par un impĂŽt sur les patrimoines Ă©levĂ©s, par la lutte contre la concurrence et l’optimisation fiscales, mais surtout par la rĂ©duction des inĂ©galitĂ©s de revenus induites par le nĂ©o-libĂ©ralisme (ponction excessive de la finance sur les entreprises, revenus exorbitants des  dirigeants et cadres supĂ©rieurs des entreprises, prĂ©carisation d’une large partie de la population), ce qui soutiendra la demande sans creuser le dĂ©ficit public.


[1] https://www.project-syndicate.org/commentary/finance-european-union-recovery-with-perpetual-bonds-by-george-soros-2020-04

[2] Ce qui permet de dire, selon son humeur, soit que la Modern Monetary Theory a raison, soit qu’elle enfonce une porte ouverte.

[3] Pour simplifier le raisonnement, on se place en économie fermée.

[4] Comme le croient Laurence Scialom (2020) :  http://tnova.fr/notes/des-annulations-de-dette-publique-par-la-bce-lancons-le-debat ou Gaël Giraud (2020)  https://www.lepoint.fr/postillon/gael-giraud-cette-crise-est-une-epreuve-de-verite-pour-les-collapsologues-romantiques-25-04-2020-2372847_3961.php

[5] Comme Aurore Lalucq et Jézabel Couppey-Soubeyran (2020) : https://www.nouvelobs.com/economie/20200330.OBS26781/tribune-la-monnaie-helicoptere-ou-le-desastre.html

[6] Comme Alain Grandjean et Nicolas DufrĂȘne (2020) : Une monnaie Ă©cologique, Éditions Odile Jacob.

Henri Sterdyniak
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