Vous avez peut-être quelques souvenirs d’école et avez le vague souvenir d’avoir entendu parler de facteurs. Malheureusement, difficile de recoller les morceaux et de savoir ce qu’était ce concept (sans parler de retrouver vos cours de l’époque). Heureusement, les facteurs sonnent toujours deux fois et nous allons essayer de vous donner quelques éléments pour rafraîchir vos souvenirs.

A notre époque, les modèles factoriels étaient abordés en 2e et 3e années, dans des cours d’économétrie de la finance, principalement enseignés par Christian Gouriéroux et Serge Darolles. Ce qui a changé, c’est que depuis 2009, l’investissement factoriel est devenu une tendance lourde de la gestion d’actifs qui ne peut être ignorée[1].

Le CAPM

Reprenons le fil des événements. Les facteurs se trouvent sur toutes les classes d’actifs, mais sont originellement identifiés sur les marchés actions. Les travaux de Markowitz dans les années 50 jettent les bases de la théorie moderne du portefeuille, introduisant (pour aller vite) la notion d’optimisation moyenne-variance et l’utilité de la diversification. Dans la décennie suivante, le CAPM (voir [1] – MEDAF en français) permet de modéliser les effets de cette diversification : pour réduire les risques individuels, il faut diversifier ses investissements, mais il reste une composante irréductible qui est faite du risque du marché. Ce modèle n’est finalement qu’un simple modèle de régression des rendements des actifs (les actions en l’occurrence) sur une seule variable explicative, le rendement de marché. Le rôle du beta de cette régression est crucial dans la finance du XXe siècle car cette unique dimension quantifie théoriquement la sensibilité au marché, et est donc directement liée au risque porté par l’actif.

Ensuite, dans les années 70, l’APT (Arbitrage Pricing Theory, voir [2]) de Ross étend la dimensionnalité de ce risque. Le modèle reste théorique car sans expliciter les sources potentielles de risque, l’APT autorise le risque des actifs financiers à être multidimensionnel. Dit autrement, Ross autorise d’autres variables explicatives que le marché. Ce qui n’était à l’époque pas si évident car peu de preuves contre l’efficacité du CAPM existaient. Peu, mais… quand même un peu ! Des chercheurs et des praticiens (Banz, Basu, Haugen et Baker) ont jusqu’au début des années 90 accumulé des éléments qui contredisent le CAPM. Entre autres, des portefeuilles faits de petites capitalisations ou d’actions à très faible volatilité pouvaient avoir des rapports de rendement/risque meilleurs que les portefeuilles optimaux selon le CAPM.

Ah oui, on allait oublier. Un mot sur l’efficience de marché. Un des messages de la théorie du portefeuille est qu’il est optimal de détenir une combinaison de l’actif sans risque et d’un portefeuille optimal. Cette combinaison dépend de l’aversion au risque de l’investisseur. Ce portefeuille optimal, lui, est unique, et ses proportions relatives sont le reflet des capitalisations de marché. En particulier, c’est un portefeuille qu’il n’est (mécaniquement) pas coûteux de rebalancer (c’est-à-dire repondérer au fil du temps). Ceci se justifie par le fait que les indices pondérés en capitalisation de marché sont peu coûteux et théoriquement optimaux pour un investissement en actions. La notion d’indice est ancienne et remonte au XIXe siècle avec l’indice Dow Jones Transportation Average, mais la notion d’indice investissable à travers un produit fermé, aisément accessible et peu coûteux ne date finalement que du début des années 90 et des premiers ETFs (Exchange Traded Funds). Pour résumer : le CAPM date des années 60, nous dit que le portefeuille de marché est le portefeuille optimal à détenir, et depuis 30 ans il est possible de le répliquer à faible coût grâce à des produits standards, les ETFs. Les rendements des indices de marché constituent simplement ce qu’on entend par « la prime de risque traditionnelle actions » (voir [3]).

D’une révolution « académique’’…

C’est dans ce contexte que Fama et French matérialisent en 1992 (voir [4]) une « révolution » théorique dont on observe aujourd’hui les conséquences directes (y compris en termes de montants sous gestion !). Ce qui n’était auparavant que de potentielles anomalies peut désormais se penser comme un facteur. Si les sources (inobservées) des mouvements des rendements financiers ne sont pas identifiables, peut-être peut-on trouver cependant des projections dans le monde observable de ces sources de risque grâce à des variables de marché. Un modèle à facteurs n’est donc rien d’autre que l’identification d’un modèle de régression qui explique les rendements des actifs avec le marché et une liste de régresseurs additionnels au marché, nommés facteurs. Le marché est évidemment un de ces facteurs. Une anomalie est normalement rapidement arbitrée dès qu’elle est publiée et exploitée. Un facteur se doit, lui, d’être pérenne, justifié économiquement, issu d’une recherche académique, et persistant (voir [10]). Un facteur gagne naturellement le terme de prime de risque si le risque qu’il porte (un facteur doit en effet expliquer une partie de la variance des rendements des actions) donne lieu à une rémunération pour l’investisseur qui est prêt à assumer ce risque.

Cette vue est en fait un peu restrictive. Il existe trois types de modèles à facteurs (voir [14]). Les modèles macroéconomiques (les régresseurs sont des séries temporelles observées mais ne représentant pas forcément un produit investissable) ; les modèles statistiques (qui utilisent par exemple l’analyse en composantes principales – le but de ces derniers étant plus de construire un modèle de risque) ; et les modèles fondamentaux (ou de style) dont nous parlons implicitement jusqu’à présent. Notre but ici étant de faire un lien avec les mouvements profonds de l’industrie, et avec des produits investissables, et non de produire un cours de statistique, nous prenons volontairement des raccourcis abrupts ! Nous n’aborderons pas le thème des facteurs latents ou des approches non basées sur la régression linéaire pour rester sur l’essentiel du propos.

Fama et French ont ainsi réussi à montrer qu’en plus du marché, deux primes de risque supplémentaires, liées à la taille (Size) et au côté Value des entreprises, expliquent les rendements des actions. Si statistiquement, on peut exhiber ces primes de risque, reste encore à comprendre pourquoi elles émergent. La justification de leur existence est un des grands courants de la littérature académique depuis lors. Le second est évidemment d’étendre cette liste de facteurs à d’autres candidats et d’autres classes d’actifs. Ceux qui sont les plus connus sont entre autres Momentum (acheter les actifs à la performance récente positive, vendre les actifs à la performance récente négative), Quality (acheter les actifs de meilleure qualité selon des critères comptables) ou Low Volatility (acheter les actifs de volatilité la plus faible).

Au-delà des faits stylisés et autres constats empiriques, quelle justification pour cette structure multifactorielle du marché ? Une réponse courte serait de considérer les facteurs comme un proxy pour le facteur d’escompte stochastique (voir [14]). En effet, le prix de n’importe quel actif peut s’écrire comme l’espérance du produit de ses flux futurs et du facteur d’escompte stochastique (voir [13]). Les primes associées aux facteurs sont souvent des compensations pour l’asymétrie des rendements de ces facteurs. La littérature recense un nombre important de facteurs, dont beaucoup sont considérés comme fallacieux. Ainsi une majorité des 316 facteurs documentés depuis 1967 ne seraient pas significatifs (voir [12]). On parle alors de « zoo de nouveaux facteurs » (voir [11]).

…à une révolution « pour l’industrie’’ ?

Des facteurs pérennes, rémunérés, et qui ne disparaissent pas lorsque leur identification est diffusée ? Cela ne pouvait pas échapper longtemps à l’industrie, qui a évidemment cherché à les répliquer pour les commercialiser. En fait le glissement est plus subtil. La recherche de stratégies performantes s’est toujours faite dans les fonds spéculatifs et chez les gérants d’actifs. L’identification de ces facteurs vient expliciter et démocratiser l’usage d’une stratégie déjà bien implantée chez les professionnels. Une phrase célèbre dans l’industrie résume bien cela : « l’alpha d’aujourd’hui est le beta de demain ». En d’autres termes : toutes les stratégies sur lesquelles les gérants travaillent en voulant garder un avantage compétitif finiront par être trouvées par d’autres, et la démocratisation de ces stratégies donnera lieu à l’identification d’un facteur sous-jacent.

Mais si tout le monde le fait, et que la prime de risque reste accessible, vient évidemment la question du coût. Tout s’accélère en fait en 2009 avec le rapport de Ang, Goetzmann et Schaefer (voir [9]) pour le fonds de pension norvégien GPFG[2]. Chargés de proposer des pistes pour améliorer la performance du fonds, l’un des plus gros au monde, les auteurs conseillent alors au gouvernement norvégien d’adopter une stratégie d’investissement basée sur les facteurs. En effet, la performance du fonds était déjà majoritairement expliquée par quelques facteurs, ce qui n’était pas identifié par les gestionnaires du fonds. La volonté de vouloir « refaire pour moins cher », si elle est naturelle, suit en fait une tendance amorcée quelques années plus tôt. Les archéologues de la finance de marché noteraient qu’entre 2005 et 2007, des produits nommés « réplicateurs de hedge funds » avaient déjà anticipé ce mouvement, concrétisé donc à grande échelle quelques années plus tard.

Voilà à peu près où nous en sommes : pendant des années la gestion passive n’était confinée qu’à la réplication des grands indices définis en capitalisation. Désormais, cette notion évolue vers tous types d’indices qui contribuent à sa démocratisation. Tous les indices qui répliquent ces facteurs avec une règle systématique, simple, explicite, et à peu de frais, peuvent être considérés comme des éléments de gestion passive. Une jungle de termes est alors apparue : Smart Beta, Risk Premia, Alternative Beta, Smart Indices, Factor Investing, etc. Le fait de proposer une implémentation Long Only (uniquement des positions acheteuses) est généralement rangé sous l’ombrelle du terme Smart Beta. Une implémentation Long-Short (des positions acheteuses et des positions vendeuses) sera reconnue sous le nom d’Alternative Risk Premia (ARP). Les produits Smart Beta s’achètent le plus souvent via des ETFs à très faible coût. Les produits de type ARP sont proposés par des banques et des gestionnaires d’actifs plus spécialisés et à un coût légèrement supérieur (voir [7]).

L’approche factorielle ne s’est pas limitée aux actions. Elle s’est propagée au monde obligataire avec les stratégies de portage, de pente, de tendance, etc.  Ainsi qu’aux marchés de change et de matières premières. Par ailleurs, l’émergence de l’investissement socialement responsable pousse les investisseurs à intégrer les critères extra-financiers dits ESG, environnementaux, sociaux et de gouvernance au processus de sélection des titres. Là aussi entre ceux qui plaident pour l’existence d’un facteur ESG et ceux qui soutiennent qu’une éventuelle prime ESG peut être répliquée par des critères financiers classiques, le débat ne manque pas d’alimenter la recherche.

Quel avenir pour ces produits ?

L’implémentation exacte de ces primes de risques alternatives (le terme consacré étant ARP, Alternative Risk Premia en anglais) reste spécifique à chacun des intervenants, banques ou gestionnaires. La notion de diversification est ici plus délicate. Il est espéré que les différentes implémentations non concertées participent à cette diversification. Ces ARP sont alternatives car elles offrent une source de rendement différente des primes traditionnelles que sont la simple détention d’actions ou d’obligations. Cependant, le principe usuel de diversification ne s’applique probablement pas avec les facteurs. Contrairement aux actions, il n’est pas évident que détenir plus d’exposition à plus de facteurs garantisse une diversification, ces facteurs pouvant se corréler entre eux, et malheureusement spécifiquement aux pires moments.

Quel avenir pour ces produits ? Tout va plus vite et la mode sur ces produits va-t-elle disparaître aussi rapidement qu’elle est arrivée ? Des allers-retours rapides sur les montants sous gestion, qui ont explosé entre 2009 et 2019, sont possibles. Après des années d’augmentation rapide, l’année 2018 a vu une stagnation des collectes d’actifs et Morningstar prévoyait des fermetures de fonds il y a quelques mois (voir [8]). Les performances sont en question. La note suivante (voir [9]) souligne bien les enjeux et les défis que ces produits vont rencontrer, notamment la compétition agressive sur les frais de gestion qui est déjà en cours. Le marché aura mis moins de 10 ans pour grandir et atteindre une maturité certaine sur des thématiques où la recherche avançait de concert.

 

Mots-clés : Facteurs – Smart Beta – Alternative Risk Premia – Risque multifactoriel – Alpha – Beta – Fama and French

 


Bibliographie :

[1] “Capital Asset Prices: A Theory of Market Equilibrium under Conditions of Risk” – William F. Sharpe – The Journal of Finance, Vol. 19, No. 3 (Sep., 1964), pp. 425-442.

Disponible ici : http://efinance.org.cn/cn/fm/Capital%20Asset%20Prices%20A%20Theory%20of%20Market%20Equilibrium%20under%20Conditions%20of%20Risk.pdf

[2] « The arbitrage theory of capital asset pricing » – Stephen Ross – Journal of Economic Theory, Vol. 13, No. 3 (1976), pp. 341-360.

[3] “The Road Not Taken” – John Bogle – The Journal of Portfolio Management, Vol. 44, No. 1, (Fall 2017); pp. 83-90.

[4] “Common risk factors in the returns on stocks and bonds” – Eugene Fama, Kenneth French – Journal of Financial Economics, Vol. 33, No. 1, (Feb. 1993); pp. 3-56.

[5] “Evaluation of Active Management of the Norwegian Government Pension Fund – Global” – Andrew Ang, William Goetzmann and Stephen Schaefer – Report for the Norwegian Government Pension Fund (2009)

Disponible ici : https://www0.gsb.columbia.edu/faculty/aang/papers/report%20Norway.pdf

[6] “Asset Management: A Systematic Approach to Factor Investing” – Andrew Ang – Financial Management Association Survey and Synthesis – Oxford University Press (2014)

[7] “Alternative Risk Premia: What Do We Know?” – Thierry Roncalli – Working Paper (2017)

Disponible ici : http://www.thierry-roncalli.com/download/Alternative_Risk_Premia_WDWK.pdf

[8] “Morningstar predicts ‘saturated’ strategic beta market will see fund closures” – ETF Stream (2019)

Disponible ici : https://www.etfstream.com/news/5697_morningstar-predicts-saturated-strategic-beta-market-will-see-fund-closures/

[9] “L’Investissement factoriel en débat, les commissions sont-elles la variable la plus importante dans la selection de produits” – Robeco (2020)

Disponible ici : https://www.robeco.com/fr/actualites/2020/02/linvestissement-factoriel-en-debat-les-commissions-sont-elles-la-variable-la-plus-importante-dans-la-selection-de-produits.html

[10] Pukthuanthong, K. and Roll, R. (2015). A Protocol for Factor Identification. www.ssrn.com/abstract=2342624.

[11] Harvey, C., Liu, Y., and Zhu, H. (2016). … and the cross-section of expected returns. Review of Financial Studies, 29(1):5–68.

[12] Cochrane, J. (2011). Presidential address: Discount rates. Journal of Finance, 66(4):1047–1108.

[13] Hansen, L. and Jagannathan, R. (1991). Restrictions on intertemporal marginal rates of substitution implied by asset returns. Journal of Political Economy, 99:225–262.

[14] Ielpo, F., Merhy, C. and Simon, G (2016). Engineering Investment Process: Making Value Creation repeatable. ISTE.


[1]NDLR: variances.eu y a d’ailleurs déjà consacré un article consultable sur https://variances.eu/?p=1822 et dont nous vous conseillons évidemment la lecture !

[2] NDLR: voir à ce sujet l’article https://variances.eu/?p=4267 que nous avons consacré à ce fonds.

Chafic Merhy et Guillaume Simon
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