L’explosion récente des salaires et des indemnités de transfert dans le football professionnel a amené de nombreux observateurs à parler d’une « bulle » spéculative susceptible d’exploser prochainement. Ces interrogations se sont accentuées depuis les méga-transferts de l’intersaison 2017 : les transferts de Neymar et Kylian Mbappé au PSG, ceux d’Ousmane Dembélé, Philippe Coutinho et Antoine Griezmann au FC Barcelone, celui de Cristiano Ronaldo à la Juventus (à 33 ans…soit un âge où bien d’autres ont pris leur retraite sportive) et celui de João Félix à l’Atletico Madrid ont en effet tous coûté nettement plus de 100 millions d’euros. Par ailleurs, Messi, Ronaldo et Neymar étaient les trois sportifs les mieux payés du monde en 2018 avec des rémunérations totales sur l’année de respectivement 127, 109 et 105 millions de dollars (qui comprennent à la fois leurs salaires en club et leurs contrats publicitaires). Ces évolutions interpellent et intriguent de plus en plus les amateurs de football comme ceux qui ne s’intéressent pas du tout à ce sport.

Bulle ou pas bulle ?

Dans le football comme sur les marchés financiers, on rencontre souvent des commentateurs affirmant qu’il existe une bulle prête à éclater. Prédire l’éclatement de celle-ci fait toujours sensation et ne coûte pas grand-chose. Surtout, ceux qui répètent chaque année que les marchés se retourneront ou que la récession éclatera l’année suivante finiront par avoir raison un jour ou l’autre. Toutefois, cela ne doit pas nous empêcher de réfléchir au bien-fondé de la qualification de bulle. C’est ce que j’ai essayé de faire dans le livre Mercato : l’économie du football au 21ème siècle, dont la 2ème édition est sortie en décembre.

Il est indéniable que les salaires des meilleurs joueurs professionnels de football et les indemnités de transfert ont augmenté de façon extrêmement rapide ces vingt dernières années. Est-il pour autant juste d’affirmer qu’il existerait une bulle prête à éclater dans le football professionnel ? On parle généralement de bulle spéculative[1] lorsque l’on observe « un écart important et persistant du prix d’un actif par rapport à sa valeur fondamentale »[2], mais cela suppose qu’il existerait toujours un modèle permettant de déterminer le prix fondamental d’un actif. Un premier obstacle pour affirmer qu’il existerait une bulle prête à éclater dans le football professionnel est de connaître la valeur fondamentale des salaires des joueurs et des indemnités de transfert : cela n’a vraiment rien d’évident. Les méga-transferts et les hyper-rémunérations font régulièrement les gros titres, c’est beaucoup moins le cas de l’évolution des recettes des gros clubs européens. Pourtant, ces dernières ont explosé ces dernières années ! D’après les chiffres de l’UEFA, les recettes des clubs européens (principalement composées des droits TV, des contrats de sponsoring et des recettes de billetterie) ont augmenté sur la période en passant de 2,8 milliards d’euros pour la saison 1995-1996 à 20,1 milliards d’euros pour la saison 2016-2017, soit une augmentation annuelle moyenne de 9,8 %.

Des dépenses qui ont progressé aussi vite que les recettes

Le plus pertinent pour savoir si l’évolution des dépenses des clubs professionnels (salaires des joueurs et indemnités de transfert) est justifiée est de voir dans quelle mesure elle suit celle des recettes des clubs : est-ce que les dépenses croissent plus vite ou moins vite que les recettes ? Dans le premier chapitre du livre, nous mettons en évidence que les salaires des joueurs et les indemnités de transfert ont globalement progressé au même rythme que les recettes des clubs au cours des dix dernières années. L’UEFA et les clubs eux-mêmes considèrent généralement qu’un ratio salaires sur recettes inférieur à 70 % permet d’éviter les dérapages budgétaires et les déficits. Lorsque l’on considère l’ensemble des clubs européens, le ratio salaires sur recettes a fluctué entre 50 % et 69 % sur la période 1996-2016 (le pic de 69 % a été atteint lors de la saison 2001-2002). Il s’est stabilisé légèrement en deçà de 65 % au cours des dix dernières années et est même retombé à 61 % lors de la saison 2016-2017. Les amortissements d’indemnité de transfert n’ont pas explosé non plus lorsqu’on les calcule en pourcentage des recettes. Les clubs peuvent donc assumer la progression des salaires et des indemnités de transfert.

Mais cela ne fait que déplacer le problème : n’existe-t-il pas finalement une « bulle » des recettes des clubs prête à éclater ? Dans les chapitres suivants, nous étudions en détail les caractéristiques des principales recettes des clubs professionnels (droits de retransmission télévisuelle, contrats de sponsoring, merchandising, billetterie) et nous voyons que l’économie du football a radicalement changé ces dernières années.

Des recettes de sponsoring en forte hausse pour les gros clubs

Contrairement aux idées reçues, la progression des recettes des gros clubs n’est pas qu’une question de droits TV ! Sur la période 2013-2018, près de la moitié de l’augmentation des recettes des 10 plus grands clubs européens a correspondu à l’augmentation des recettes commerciales, en grande partie liée à l’internationalisation des clubs. Pour la saison 2017-2018, les recettes commerciales représentaient près de la moitié des recettes totales pour Manchester United, le Real Madrid et le FC Barcelone ; et même plus de la moitié pour le Paris Saint-Germain et le Bayern Munich !

D’abord, les équipementiers se sont livré une bataille encore plus acharnée pour se lier aux plus gros clubs, ce qui fait fortement augmenter le montant des partenariats. Par exemple, Chelsea a rompu son contrat avec Adidas en 2016 pour en nouer un – encore plus lucratif – avec Nike, pour un montant tournant autour de 65 millions d’euros par saison. Le fort développement du chiffre d’affaires de la vente d’articles de sport en Chine et en Asie nécessite pour les équipementiers de se lier aux clubs et aux sportifs ayant le plus fort potentiel au niveau mondial. Cela s’est concrétisé par des partenariats moins nombreux mais centrés sur les meilleurs clubs et les meilleurs joueurs. Adidas résume ainsi sa nouvelle stratégie d’investissement marketing par la phrase « Mean more by doing less ».

Ensuite, les sponsors des gros clubs sont devenus plus internationalisés. Les grands clubs ont tiré avantage de leur poids sur les réseaux sociaux qui leur permet de démultiplier les contacts directs avec les fans. Fin 2019, la page Facebook de Neymar était, elle, « likée » par près de 60 millions de personnes, soit 5 millions de plus que Barack Obama. Cela offre un potentiel de communication d’une ampleur inédite qui est encore plus intéressant qu’auparavant pour les sponsors. La course aux followers constitue le nouveau nerf de la guerre – l’un des objectifs des tournées d’été est d’aller chercher de nouveau followers aux quatre coins du monde – et les grands clubs effectuent un point d’avancement sur le sujet dans chacun de leurs documents financiers.

Des droits TV qui continuent à progresser

Source de revenus principale des clubs européens des dernières années, les droits TV ont également continué à progresser en Europe ces dernières années. La principale raison est qu’ils sont devenus au fil du temps un produit d’appel pour la télévision payante, les fournisseurs d’accès internet et désormais pour les géants du numérique comme Amazon (comme on a pu le voir en Angleterre cette saison) ou Facebook. Dans le cas du championnat italien, même après l’annulation du contrat de Mediapro, les droits de retransmission augmenteront sur la période 2018-2021. Avec toujours plus d’acheteurs potentiels, les droits TV n’ont cessé de grimper depuis 20 ans et il est peu probable qu’ils baissent de façon significative dans un avenir proche.

Au final, tout est en place pour que les méga-transferts réalisés par les gros clubs soient encore plus nombreux dans un avenir proche, tout simplement car leurs ressources devraient continuer à augmenter. Par ailleurs, aucun autre sport ne semble pouvoir concurrencer le football en Europe, tout simplement car aucun autre sport n’est aussi bien implanté dans tous les pays européens en même temps (par exemple, le handball ou le rugby ne sont professionnels que dans quelques pays).

Pas de bulle… mais de nouveaux risques

Cela dit, même si l’éclatement d’une bulle ne semble pas être d’actualité, beaucoup de questions se posent, en particulier car l’écart entre grands et petits clubs est devenu abyssal. En effet, les ressources des petits clubs et des clubs intermédiaires progressent beaucoup moins rapidement que celui des grands clubs, voire stagnent. La survie des compétitions (championnats nationaux, Ligue des champions) dans leur forme actuelle est désormais en jeu. Le projet récent de nouvelle Coupe du monde des clubs et le retour de l’idée d’une Superligue européenne fermée (c’est-à-dire s’écartant du modèle traditionnel européen de promotion-relégation) montrent que les conditions d’une rupture sont plus que jamais réunies.

Enfin, il apparaît que le football professionnel n’a jamais été aussi connecté à l’évolution et aux mutations de l’économie mondiale. Si le secteur a traversé sans encombre la récession de 2008-2009, il est moins certain qu’il traverserait aussi facilement une nouvelle crise économique mondiale. Dans le cas d’une forte baisse du prix des hydrocarbures, il n’est par exemple pas certain que des investisseurs du Moyen-Orient ou de Russie souhaite conserver leurs investissements (de plusieurs ordres : prises de participation dans les clubs, contrats de sponsoring avec des entreprises publiques du Golfe, participation à des chaînes de télévision, développement de championnats professionnels achetant des joueurs à des clubs européens) dans le football professionnel européen.

Les changements drastiques de l’économie du football professionnel rendent donc encore plus nécessaires une régulation efficace du système des transferts et une meilleure redistribution des ressources. Celles-ci ne pourront se faire qu’au niveau international car le football professionnel est l’un des domaines d’activité les plus globalisés que l’on puisse trouver. Il est donc illusoire de penser que la solution sera trouvée au niveau strictement national. L’UEFA, la FIFA, les clubs et les joueurs eux-mêmes semblent tous être d’accord avec l’idée d’une meilleure régulation et d’une meilleure redistribution, mais la difficulté sera ailleurs : elle consistera en la recherche d’un consensus qui satisfasse toutes les parties et qui soit en adéquation avec le droit européen. Dans le football aussi flotte un parfum de rupture…

Mots-clés : football – sport – économie du sport

* « Mercato : l’économie du football au 21ème siècle » de Bastien Drut, aux éditions Bréal


[1] Une bulle spéculative correspond à une hausse démesurée du cours d’un titre, d’un indice, voire d’un secteur tout entier, se produisant en quelques mois, ou années, et qui finit, bien souvent, par éclater de manière brutale.

[2] V. Coudert et F. Verhille, « À propos des bulles spéculatives », Bulletin de la Banque de France, 2001.

Bastien Drut