Cet article a été initialement publié dans le numéro 679 de L’Agefi Hebdo, le 17 octobre 2019
On ne sait trop ce que va donner le projet Libra, mais une chose est déjà sûre : l’émoi qu’il provoque dans le monde des régulateurs est sans précédent. Comme l’évolution technique est inexorable, les banques centrales semblent mises au pied du mur : soit elles acceptent la circulation d’une ou plusieurs monnaies privées (et plutôt une que plusieurs sachant l’effet réseau massif dans le domaine monétaire) au risque de voir leur propre monnaie défiée, soit elles se lancent elles-mêmes dans la course en émettant une monnaie numérique banque centrale (MNBC).
Elles ont deux façons de le faire : sous forme directe où les agents privés non bancaires disposent d’un simple compte à vue auprès de la banque centrale ; soit sous forme déléguée où la banque centrale charge les banques ou des institutions agréées de gérer les dépôts en contrepartie des comptes numériques.
Une monnaie numérique privée s’écarte moins qu’on pourrait le penser de ce schéma, du moins si l’on parle ici de monnaies privées « adossées » (ou stablecoins en anglais), qui, à la différence d’un Bitcoin qui ne vaut que la valeur que ses utilisateurs lui prêtent, placent les sommes confiées en des actifs monétaires. Par exemple, Libra place les sommes confiées en un panier de grandes devises, dont le dollar ou l’euro. Il faut donc voir que les monnaies numériques, dès qu’elles sont adossées, ne sont rien d’autres que des fonds ouverts investis en actifs monétaires devant garantir toujours une extrême liquidité s’ils veulent jouer leur rôle de monnaie. Le Libra, face à la tâche plus complexe de bien adosser actif et passif, ressemble d’ailleurs fortement à un ETF (exchange trading fund), avec des « resellers » faisant la liquidité.
Or, tant que la monnaie privée ne supplante pas la monnaie du pays où elle circule – ce qui pourrait être une crainte dans certains pays émergents –, elle reste fortement dépendante du système bancaire local. Après tout, ce sont des dollars ou des euros qu’on dépose chez les opérateurs et qu’ils doivent eux-mêmes placer. Aujourd’hui, la régulation les oblige au minimum à les placer auprès de banques. Mais la banque centrale peut aller plus loin : elle peut contrôler largement l’émission de telles monnaies en imposant un statut bancaire aux opérateurs privés et en les contraignant à des réserves obligatoires chez elle. C’est exactement ce que fait la Banque de Chine aujourd’hui avec les deux grands opérateurs chinois que sont Alipay et WeChat Pay.
Les monnaies numériques, dès qu’elles sont adossées, ne sont rien d’autre que des fonds ouverts
On aurait ce faisant une nouvelle classe de banques, limitées à la fonction de dépôts, ce qu’on appelle le narrow banking. Rien n’est simple bien sûr : sachant la puissance et le savoir-faire des grands du numérique qui promeuvent ces nouvelles monnaies, on verrait venir des concurrents redoutables pour les banques traditionnelles, avec le risque de les assécher en dépôts et donc de freiner le crédit. On comprend que les banques centrales souhaitent ne pas bousculer trop vite le monde financier d’aujourd’hui.
On entrevoit en tout cas le bout de la route : soit une entrée frontale des banques centrales proposant leur monnaie numérique et s’arrangeant entre elles pour les transactions internationales, soit l’arrimage à la monnaie souveraine du pays de monnaies numériques adossées émises par des institutions étroitement contrôlées par elles.
Erreur stratégique ?
Ce qui nous ramène au Libra. Facebook ne serait-il pas en train de commettre une belle erreur stratégique avec le Libra tel qu’il est configuré, outre la bronca suscitée chez les régulateurs ? Le départ de PayPal du consortium Libra en est peut-être le signe avant-coureur. Pourquoi inventer une nouvelle monnaie, alors qu’il aurait pu se limiter à une simple monnaie numérique directement calée sur le dollar ou l’euro ou, à vrai dire, sur toute monnaie domestique ? Son intérêt premier n’est-il pas, on le présume, de transformer Whatsapp en véhicule de paiements entre particuliers et ainsi de collecter, à usage publicitaire, la précieuse information privée qui en découle ? Or, les monnaies internationales n’ont jamais décollé, témoin l’échec du SDR ou Special Drawing Right, cette monnaie portée par le FMI. Le très gros des flux monétaires reste domestique, et les particuliers qui souhaitent faire des transactions à l’international, les migrants, les touristes ou les malfrats s’accommodent volontiers des grandes devises existantes. Quel intérêt pour un particulier d’accepter le Libra s’il doit in fine le convertir dans sa devise locale et subir le risque de change ? Enfin, les grandes monnaies présentent un degré de sécurité qu’il est difficile de battre. On voit plus facilement un pays émergent admettre le dollar comme monnaie interne (il est dit « dollarisé ») que dans le futur être « libraïsé ». Mark Zuckerberg semble partager cet avis puisqu’il met l’accent à présent sur Facebook Pay et sa déclinaison sur Whatsapp, pour être avant tout un moyen de paiement à la Paypal, mais surtout analogue à ce qu’ont fait Alibaba et Tencent en Chine, les véritables concurrents désormais de Facebook.
Le projet Libra aurait eu alors pour seul résultat d’ameuter les régulateurs et les banques centrales et les pousser plus vite qu’elles le pensaient à rentrer de plain pied dans le monde de la monnaie numérique.
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