Guillaume Gaudron (2005), directeur général du nouveau centre de recherche « IRT[2] Saint Exupéry Canada », travaille au rapprochement des chercheur.e.s et des industriels pour permettre l’adoption des technologies d’IA par les industries des transports et par les citoyen.ne.s eux-mêmes. Pour Variances, il raconte son parcours, entre recherche, administration et enseignement supérieur, – notamment à l’ENSAE -, et partage avec nous quelques convictions, ses choix, certaines prises de risques. Il souligne combien le développement professionnel est indissociable du développement personnel, et la réalisation de ses envies, essentielle au plein épanouissement de chacun.e.  

Variances : La recherche, l’industrie, l’Insee, l’enseignement supérieur, pour, il y a trois ans, décider de lancer ta start-up : un parcours non linéaire, riche, que l’on sent exploratoire. Peux-tu nous le décrire ?

Guillaume Gaudron : Mon parcours professionnel est celui d’un polytechnicien (X91) ayant choisi, après l’école, la formation par la recherche, en mathématiques appliquées. Après mon doctorat, j’intègre un grand groupe industriel, que je quitte au bout de quelques mois pour devenir mathématicien. Je suis pendant 5 ans enseignant-chercheur à l’INSA de Toulouse, directeur-adjoint du département de mathématiques, pour finalement prendre conscience que je m’épanouis au moins autant dans la construction et le management de projets, scientifiques ou non, que dans la pure science. Je cherche alors une voie qui valorise mieux le management tout en laissant ouverte la possibilité d’allers-retours vers la recherche ; mon choix se porte sur l’Insee (administrateur, ENSAE 2005) avec, cerise sur le gâteau, l’espoir d’éclairer des sujets socio-économiques tout autant que d’être moi-même éclairé. Malheureusement, cette arrivée à l’Insee est concomitante à un bouleversement dans ma vie personnelle qui m’amènera très vite à faire des choix professionnels contraints pour répondre à des priorités familiales.

A l’Insee, puis au Ministère de l’agriculture et aux Douanes, je prends plaisir à découvrir des univers différents, des gens attachants, des possibilités d’innover modestement au quotidien pour bousculer des pratiques et des process. En 2013, je rejoins l’ENSAE, où je remodèle l’offre de mastères spécialisés, je crée les Data Science Game, développe les liens avec l’UC Berkeley, et mets beaucoup d’espoirs dans l’émergence de l’Université Paris Saclay. Ces différents projets me permettent de commencer à tisser un réseau de chercheur.e.s et d’industriels dans ce qui était alors le « Big data » et qui est devenu, sémantique oblige, l’« Intelligence Artificielle » (IA).

V : C’est alors que tu décides de te lancer et de créer ta start-up, qui s’appuie sur des algorithmes d’intelligence artificielle ?

GG : En 2016, l’éloignement géographique entre Paris la semaine et Toulouse, où vit ma famille, le week-end, devient trop pesant. Cette situation me convainc de sauter le pas pour quelque chose dont j’ai envie depuis longtemps. Je crée alors PeerPrecious, start-up consacrée à l’évaluation des compétences par les pairs.

Je me souviens d’un amphi que nous avions organisé à l’ENSAE sur la création de start-up. Un étudiant avait demandé « quel est le meilleur moment pour créer une start-up ? » et la réponse, que je résume maladroitement, avait été la suivante : « c’est quand on est le moins soumis à des contraintes ». Autrement dit, quand il faut payer un loyer ou rembourser un crédit, subvenir aux besoins de ses enfants, c’est plus difficile. C’est pourtant cette voie que j’ai choisie, et sur laquelle je voudrais m’attarder, parce que c’est probablement une des plus belles expériences de ma vie professionnelle.

Outre le fort désir, dont je viens de parler, d’être plus présent à Toulouse, je ressentais la convergence de plusieurs envies qui résonnaient en moi et me faisaient sentir que le moment était là : envie d’expérimenter la liberté et les risques de l’indépendance loin des organigrammes et des structures d’entreprises ou d’administrations, envie de construire quelque chose avec mon « quasi grand frère » tant nous avions partagé des moments d’enfance et de création (de jeux de plateau, de jeux vidéo…), envie d’aller sur le terrain du business data driven, envie enfin de participer au développement économique et au rayonnement de la France en créant de l’emploi. Grâce au soutien indispensable de ma compagne qui en a accepté les conséquences financières, je me suis offert cette bulle de liberté.

Notre produit était beau, disruptif, bienveillant. Finalement, ce fut un échec en termes de business, mais un vrai réveil de l’esprit ! J’ai retrouvé le goût de la créativité, beaucoup appris sur ce qu’on appelle « l’expérience utilisateur », participé à des compétitions de start-up (j’ai d’ailleurs fini par me rendre compte que les plus rapides et les plus convaincantes d’entre elles évitent souvent de perdre de l’énergie dans ces événements), innové comme j’aime le faire, sans avoir de comptes à rendre, compris que mon réseau était fort et que j’avais du talent pour faire du business développement. Je suis sorti de cette expérience enrichi comme jamais, reconnaissant envers toutes celles et tous ceux qui ont participé ou soutenu l’aventure, et, c’est important, avec l’envie très présente de recommencer, un jour ou l’autre.

Un an et demi plus tard, sans être devenu millionnaire…, je rejoins l’IRT Saint Exupéry, un institut de recherche basé principalement à Toulouse, pour y développer l’IA : augmenter le niveau scientifique des équipes et des projets, aller vers l’international, convaincre des partenaires nouveaux de participer aux projets de recherche. Et c’est pour l’IRT Saint Exupéry que je construis depuis juillet un centre de recherche à Montréal, au Canada… en mode start-up !

Toutes ces années au cours desquelles j’ai opéré des changements radicaux d’environnements, pris certains risques, m’ont finalement aidé à me trouver : je sais aujourd’hui que je suis passionné d’innovation, peut-être pour les émotions qu’elle procure. Concevoir, construire, imaginer, avoir de grandes joies quand ça marche, préférer l’échec constructif au statu quo, est fondamentalement ce qui m’anime.

V : Plus jeune, avais-tu imaginé un parcours avec autant de variété, ou te projetais-tu dans une trajectoire plus linéaire ?

GG : Quand j’étais adolescent, je voulais être pilote de chasse ! Plus sérieusement, je suis issu d’une famille modeste, pour qui mon parcours académique et professionnel est tout sauf un parcours programmé depuis la tendre enfance. J’ai vu ma mère tenir des budgets serrés pour nous nourrir et nous habiller, j’ai dû choisir entre sport et musique parce ce que les deux c’était trop cher, et c’est grâce à l’école que j’ai pu pour la première fois découvrir un autre pays, l’Allemagne en l’occurrence. Mon entrée dans les prestigieuses grandes écoles françaises a donc été une surprise pour tous, dont je tire bien sûr une grande fierté, mais en même temps qui génère chez moi un sentiment encore présent d’imposture (je ne suis pas à ma place, quelqu’un a dû se tromper…) et une difficulté d’identification sociale entre le milieu d’où je viens et celui auquel j’appartiens aujourd’hui. Autant dire que je ne connaissais rien aux codes, en particulier de carrière, aux rapports de force permettant de construire un parcours professionnel conscient et maîtrisé, et que j’ai navigué à vue, porté par des envies finalement très enfantines de découvertes et un cheminement personnel nécessaire.

Ma vision d’aujourd’hui est donc bien différente de celle que je pouvais avoir à 20 ans. Ce qui me frappe en premier lieu c’est que les étudiant.e.s sont marqué.e.s par des perceptions fortes des classements entre les grandes écoles les plus prestigieuses, alors qu’au fond le niveau des élèves à Centrale Supélec, aux Mines de Paris, à l’ENSAE ou à l’Ecole polytechnique est assez homogène. Tous ces élèves seraient dans un équivalent de Cambridge ou du MIT si nos « petites » grandes écoles à la française étaient rassemblées, ce qui serait moins anxiogène pour les impétrant.e.s et permettrait d’offrir des parcours plus riches. Les cursus des grandes écoles sont des labels, acquis quasiment dès l’entrée, qui rassurent les futurs employeurs et offrent aux étudiants une grande liberté pour s’épanouir… à condition de se prendre en main. De 2013 à 2016, j’étais directeur des mastères et du développement à l’ENSAE, et j’ai été étonné de voir le nombre d’étudiant.e.s qui, en fin de formation, ne savaient toujours pas identifier ou assumer leurs envies. Comme si leurs rêves, leurs aspirations, restaient contenus, peut-être pour répondre à des exigences autres, familiales parfois, de carrière le plus souvent (repousser des choix pour garder le maximum de « portes ouvertes »). J’ai envie de conseiller à chacun de ces jeunes camarades d’essayer de satisfaire ses rêves, pour ne pas avoir de regrets lorsque vient l’âge des bilans, de profiter justement que tant de portes soient ouvertes pour tenter des choses : faire un stage chez Pixar, dans une ONG ou dans un vignoble, une césure à Singapour ou Seattle, contribuer aux initiatives « AI for good », repérer le jeune chercheur prometteur et pas toujours la star bien installée, admirer Steve Jobs pourquoi pas mais surtout se dire « pourquoi pas moi ? », etc. Et en cours de carrière, fuir l’ennui !

V : Nous rappelles-tu ainsi « pas de professionnel sans humain » ou encore « accueillir ce que tu es avant de choisir ce que tu vas faire » ?

GG : En effet, je n’imagine pas de carrière épanouie sans acceptation, sans compréhension de l’humain que chacun est. Parfois ça prend du temps, c’est un cheminement personnel. Ce qui caractérise l’homme que je suis aujourd’hui, c’est avant tout que je suis un papa de trois enfants. Ça peut paraître trivial, mais ça ne l’est pas, car mes choix de carrière ont été marqués par cette réalité. Comment continuer de voir grandir et d’accompagner son fils après une séparation ? Comment composer avec des employeurs aux exigences variées, certains bienveillants et d’autres pour qui « les problèmes de famille ne sont pas des problèmes » ? Comment réussir à déployer ses envies de réalisations professionnelles et intellectuelles ? Comment accepter de passionnantes missions au bout du monde en sachant qu’on va manquer à ses enfants et demander plus de travail à son conjoint ? Bref, comment trouver un équilibre entre la vie de famille, les carrières de chaque conjoint, ses propres aspirations intellectuelles, les pressions diverses, qu’elles soient professionnelles ou sociales ? Ça, c’est la vraie vie : imprévisible, riche, parfois difficile, jamais linéaire ou parfaite. Je ne fais pas partie des gens qui pensent que les épreuves rendent plus forts, certaines abîment franchement et pour la vie, mais les expériences nous amènent à nous questionner, à remettre en question des certitudes.

Je m’étonne, voire déplore, que certaines grandes entreprises, certaines administrations, pratiquent depuis des décennies un mode de sélection des hauts potentiels et des cadres dirigeants qui repose sur la perfection, la démonstration de la réussite en tout temps. Or, d’une part, la vie n’est pas comme ça, d’autre part cette stratégie conduit à diffuser la culture de l’absence de prise de risques, de l’homogénéité, des certitudes, car, pour ne pas échouer, il suffit de ne pas tenter ! Je crois que cette stratégie est mortifère, parce qu’elle évince certains talents, en particulier les créatifs, parce qu’elle est à l’opposé même de ce qui fait l’essence de l’innovation.

V : Aujourd’hui, tu es directeur général de l’IRT Saint Exupéry à Montréal. A 48 ans, fort de cette énergie trempée dans tes envies de concevoir, construire, imaginer… tu mets en place les synergies fécondes entre la recherche en IA et les nécessités d’innovation de l’industrie des transports.

GG : L’Intelligence Artificielle est mon terrain de jeu aujourd’hui. Pour les industriels de l’aéronautique, de l’automobile, du spatial, avec lesquels je travaille sur ces sujets, l’IA est une curiosité stratégique : inévitable, mais qui laisse perplexe. Beaucoup de jeunes pousses prétendent l’utiliser pour « disrupter » les industriels dominants, par exemple en proposant des véhicules autonomes, que ce soit des voitures ou des taxis volants. Or, s’il est « facile » de proposer un démonstrateur embarquant de l’intelligence artificielle, ce qui permet de lever de l’argent auprès d’investisseurs pour aller plus loin, il est difficile aujourd’hui d’imaginer que ce démonstrateur puisse rouler ou voler en respectant la législation, en rassurant le citoyen.

Prenons l’exemple – futuriste, mais pas trop – d’un avion ou d’un taxi volant sans pilote : comment « certifier » l’appareil, c’est-à-dire lui donner le droit d’emprunter les routes aériennes, compte tenu de normes de certification qui aujourd’hui semblent incompatibles avec la nature même des modèles à base d’apprentissage (statistiques, biaisés, sans garanties mathématiques concernant leur domaine de fonctionnement) ? Comment « qualifier » le pilote automatique, c’est-à-dire quel permis de voler doit-on lui faire passer, – probablement plus exigeant que ne le serait un permis pour un humain -, pour être socialement acceptable ? Ces deux grandes questions nécessitent de mener des travaux de recherche très fondamentaux et d’innover. Pour y arriver, et c’est ce qui m’intéresse, il ne s’agit pas seulement de mobiliser de l’argent. Les ressources rares étant les chercheur.e.s en IA et les data scientists, il faut les convaincre – et si possible, les meilleur.e.s – de s’intéresser à ces sujets. Or la concurrence est rude et le sujet géostratégique, en particulier à cause des géants du numérique, américains et chinois, qui offrent des conditions de travail inégalées pour des scientifiques.

Mon travail consiste à imaginer, construire et exécuter des programmes de recherche structurants, risqués, dans lesquels les industriels s’associent pour partager ces risques et gagner en attractivité en créant collectivement des conditions favorables pour que chercheur.e.s et ingénieur.e.s travaillent ensemble, en un même lieu. Ceci suppose le partage des connaissances, le respect de la liberté des chercheur.e.s, l’adoption de modèles d’innovation en vigueur chez les digital natives, l’association d’industriels aux préoccupations très éloignées au premier abord, le déplacement des grilles de rémunération des talents rares vers le haut pour a minima éviter leur fuite, et également l’interpellation du législateur pour qu’il autorise des espaces d’expérimentations.

Ma chance est de pouvoir promouvoir des thématiques de recherche et des pratiques d’innovation qui me font rêver ! A condition, bien sûr, de convaincre. L’apprentissage par renforcement est une de ces thématiques, parce que l’interaction se fait avec un système complexe et non avec un jeu de données figé, comme un enfant qui explore l’espace qui l’entoure. Les démonstrations récentes sur la capacité de contextualisation des systèmes à base d’IA me séduisent également. Les implications dans nos vies connectées (objets connectés tels que smartphones ou assistants vocaux, jeux vidéo…) sont vertigineuses, et me donnent envie d’explorer la science, la technologie, tout comme le business.

V : Pourquoi Montréal ?

GG : Ce qui se passe à Montréal en IA est riche d’enseignements. Pour éviter la fuite des talents vers la Silicon Valley une star mondiale de l’IA[3] a réussi à convaincre les politiques canadiens de fortement soutenir localement la recherche et l’innovation. L’engagement public ambitieux, conjugué à la présence de chercheur.e.s de classe mondiale, a créé des conditions favorables à l’installation massive des industriels de renom : Google (Brain et Deepmind), Facebook (AI Research), Microsoft, Samsung, Thales, Ericsson, etc. Montréal est aujourd’hui une place forte mondiale de l’IA, avec laquelle l’IRT Saint Exupéry a réussi à nouer assez tôt un partenariat sur l’IA explicable, robuste, et certifiable au travers du programme DEEL (DEpendable & Explainable Learning – https://www.deel.ai/) que j’ai eu la chance de concevoir et mettre en place avec Grégory Flandin, un de mes collègues. Je suis aujourd’hui installé à Montréal, pour y construire et déployer de nouveaux projets structurants transatlantiques.

Et spéciale dédicace : que les élèves de l’ENSAE souhaitant faire un stage, une césure, ou une thèse au Canada n’hésitent pas à me contacter !

 

Mots-clés : Intelligence Artificielle – Startup – Aérospatiale – Recherche académique – Innovation – Partenariat – Montréal – Canada – Artificial Intelligence – Aerospace – Academic Research – Partnership


[1] Brad Smith, Président, Microsoft

[2] « IRT » pour Institut de Recherche Technologique

[3] https://www.lemonde.fr/campus/article/2019/10/12/montreal-nouvelle-silicon-valley-de-l-intelligence-artificielle_6015228_4401467.html