Cet article, signé par Alain Desrosières, et publié dans Variances en 2007, rappelle l’influence que Pierre Bourdieu a exercée sur les relations entre la statistique et la sociologie, et décrit les grandes lignes de cet héritage. A l’heure du développement des études de genre qui permettent d’objectiver les formes de domination, comme à celle des big data recueillies via les réseaux sociaux ou les objets connectés, de manière exhaustive et quasi-passive, et qui peuvent interroger le mode de construction des données, Variances choisit de publier à nouveau cet article dont nombre d’éléments résonnent avec l’exigence de réflexivité de Pierre Bourdieu.
Le sociologue Pierre Bourdieu, mort en 2002, a enseigné à l’ENSAE, entre 1964 et 1966. Mais ses liens avec l’INSEE et l’ENSAE étaient plus anciens, et son influence sur les statisticiens s’est prolongée bien au-delà de ce bref enseignement. Cet aspect original de sa carrière a été peu souligné au moment de sa mort.
Pierre Bourdieu avait rencontré un petit groupe de statisticiens de l’INSEE, Alain Darbel, Jean-Paul Rivet et Claude Seibel, à Alger à la fin des années 1950, dans le contexte des dernières années de la guerre d’Algérie. Leur collaboration avait conduit à la publication, en 1963, d’un livre collectif, signé du sociologue et des trois statisticiens : « Travail et travailleurs en Algérie » (Mouton). Si ce livre a été en général perçu dans le contexte de l’ensemble de ses travaux sur l’Algérie, il a été aussi une sorte de manifeste pour une nouvelle forme de collaboration entre les deux professions de statisticien et de sociologue, et, plus généralement, pour une sociologie quantitative qui se voulait plus subtile que celle promue alors par les sociologues américains de Columbia tels que Paul Lazarsfeld.
En tous cas, Bourdieu avait alors placé beaucoup d’espoirs dans ce rapprochement improbable entre deux univers qui, ailleurs, se fréquentent peu : d’une part, des sciences sociales dites improprement « littéraires » (sociologie, anthropologie), fortement informées par des débats philosophiques, et, d’autre part, les techniques d’ingénieurs utilisées par les statisticiens œuvrant dans les bureaux de la statistique publique, avec notamment la méthode des enquêtes par sondage, alors toute nouvelle.
Il en est résulté, dans les années 1960, un enseignement de la sociologie à l’ENSAE, enseignement brièvement assuré en 1964 par Bourdieu lui-même, puis, plus tard, par d’autres sociologues comme Christian Baudelot. Par ailleurs, un autre livre collectif resté célèbre a été publié en 1966 : « Le partage des bénéfices » (Ed. de Minuit), sous le pseudonyme de Darras, avec une préface de Claude Gruson, alors directeur de l’INSEE. Bourdieu, Darbel et Seibel en avaient été les promoteurs, avec une dizaine d’autres sociologues, économistes et statisticiens de la même génération, née dans les années 1930.
Le métier de sociologue
En ce temps, l’ENSAE était installée dans les locaux de l’INSEE, quai Branly, là où est maintenant le Musée des arts premiers. Parmi les en seignants, il y avait Maurice Allais (microéconomie), Edmond Malinvaud (macroéconomie et économétrie), et deux futurs premiers ministres, Raymond Barre (économie politique) et Michel Rocard (comptabilité nationale et budget économique). L’enseignement de Bourdieu était constitué de six conférences dont le contenu annonçait le futur livre « Le métier de sociologue », publié en 1968 avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron.
Ce cours fascinait tellement les élèves qu’ils allèrent en délégation, en cours d’année, demander au Directeur de l’ENSAE, Edmond Malinvaud, de rajouter deux leçons supplémentaires, ce qui fut accepté. Les cours se prolongeaient souvent par d’interminables discussions au café du coin de l’Avenue de la Bourdonnais. Bourdieu, polémiste impénitent, aimait prendre à rebrousse-poil les jeunes statisticiens matheux, en leur montrant des aspects de leurs futures activités dont ils n’avaient pas idée.
Cette rencontre sociologiquement improbable résultait des circonstances exceptionnelles de la guerre d’Algérie. Il en est résulté deux héritages en partie distincts, dont l’influence a marqué nombre de ceux qui avaient suivi ces cours et qui reflète une tension inhérente à toute l’œuvre de Bourdieu. D’une part, selon des canons alors classiques, une sociologie dans laquelle le recours à l’argument statistique occupe une place importante, et, d’autre part, une autre exigence, dite de « réflexivité », qui conduit à examiner les dimensions historiquement et socialement situées des outils techniques eux-mêmes (notamment pour les nomenclatures).
Si, normativement, ces deux exigences étaient présentées par Bourdieu (et beaucoup d’autres) comme complémentaires, aussi nécessaires l’une que l’autre et participant du même projet scientifique, l’expérience a posteriori a montré qu’elles ne sont que rarement mises en œuvre en même temps et par les mêmes protagonistes.
Utiliser les chiffres, réfléchir sur leur production
Mais c’est bien parce que, dès les années 1960, Bourdieu incitait les étudiants de l’ENSAE à travailler dans ces deux directions, que cette tension et cette divergence, constatées de facto, peuvent être aujourd’hui formulées, sans pour autant reprendre certaines critiques parfois adressées à la façon dont Bourdieu met en avant les arguments statistiques (par exemple dans « La distinction »), du genre : « En fait, cela ne lui sert pas à grand-chose. Il sait d’avance ce qu’il veut dire. Les statistiques ne sont là que pour « faire scientifique ».
De cette critique en partie injuste, on ne peut sortir qu’en examinant à nouveaux frais la place, la portée et les usages des arguments statistiques, ce que l’on ne pourra pas faire ici. Mais la façon de formuler la question ne peut plus être la même après Bourdieu (même si celui-ci ne l’a pas toujours fait de façon convaincante), ne serait-ce que parce que, en poussant dans les deux directions, il a permis de mieux voir les difficultés de leur articulation. On cherchera ici, plus simplement, à suivre les fils de ces deux héritages tous deux fort féconds, puis à pointer quelques difficultés sociologiques de leur synthèse.
L’analyse des inégalités entre catégories socioprofessionnelles
Le premier héritage est celui d’une sociologie quantitative centrée sur les questions de reproduction des inégalités et des rapports de domination entre les classes sociales, appréhendées en termes d’habitus et de champ.
Dès l’origine, on peut cependant observer ce qui est plus qu’une nuance de vocabulaire entre Bourdieu et ses amis statisticiens : ceux-ci mesurent des « inégalités », là où le sociologue cherche à objectiver des formes de « domination », notamment culturelles et symboliques, auparavant inaperçues. Quoi qu’il en soit, ceci implique un usage systématique de la nomenclature socioprofessionnelle, déjà bien travaillée et utilisée à l’INSEE depuis le début des années 1950. Les deux ouvrages collectifs des années 1960, déjà mentionnés, sont ainsi conçus, de même que le sont notamment « Les héritiers » (1964), « Un art moyen » (1965), « L’amour de l’art » (1966), « La reproduction » (1970) et « La distinction » (1979). A l’INSEE, Darbel (décédé en 1975) lance en 1973 une publication bientôt triennale, « Données sociales », elle aussi marquée par l’influence de ce Bourdieu du « premier héritage ».
Le Service statistique du ministère de l’Education est lui aussi animé par des statisticiens issus de cette tradition : Darbel au tournant des années 1970, puis Seibel et Françoise Oeuvrard dans les années 1980 et 1990. Dans ces divers lieux, le critère socioprofessionnel (notamment l’origine sociale, appréhendée par la « CS du père », la variable fétiche pour les tenants du premier héritage de Bourdieu) sera largement utilisé jusqu’à la fin des années 1980. Mais le code des PCS sera moins mobilisé dans les services de la statistique publique, à partir des années 1990, au profit notamment des critères de revenus et de niveau scolaire, jugés « plus efficaces » et « plus explicatifs », dès lors que les méthodes de régression économétrique y sont utilisées de préférence aux méthodes d’analyse des données, qui avaient connu une grande vogue dans les années 1970 et 1980, notamment chez les sociologues formés par Bourdieu.
Le statut de la preuve en sciences humaines
A partir de 1970 en effet un outil statistique nouveau particulièrement bien adapté à la démarche de celui-ci est apparu sur le marché. L’analyse des correspondances, issue des travaux de Jean-Paul Benzecri et de son élève Brigitte Escofier, permettait de visualiser des « champs », à partir de tableaux statistiques croisant des agents (individus ou groupes sociaux) et des observations.
La première utilisation importante de cette méthode par Bourdieu a été présentée dans « Anatomie du goût », un article publié dans Actes en octobre 1976. C’était la première version de ce qui deviendra « La distinction » en 1979. Cet article puis ce livre ont fait l’objet de vifs débats sur le statut de la « preuve statistique » chez Bourdieu. A-t-elle un rôle d’ « exploration » et de « description » (au sens où on parle de « statistique descriptive »), de « démonstration » d’une théorie (au sens des sciences de la nature), ou de « confirmation » des idées que celui-ci avait de toute façon déjà en tête ?
Beaucoup penchent pour la dernière hypothèse, sans voir peut-être qu’un des traits essentiels de sa méthode était le va-et-vient entre, d’une part, les plans factoriels et, d’autre part, des examens de cas, analysés en profondeur comme des monographies, et répartis dans les diverses zones des plans factoriels. L’acteur principal de ce théâtre statistique reste le groupe social ou l’individu, ce qui distingue complètement ce théâtre de celui des méthodes économétriques ultérieures (régression logistique) qui envahiront ensuite la sociologie quantitative, et dans lesquelles les « protagonistes » (et sujets des verbes dans les phrases) sont des « variables », c’est à dire des entités abstraites construites sur le modèle ahistorique des sciences de la nature.
C’est de ce point de vue que la sociologie empirique de Bourdieu diffère de celle d’autres courants (inspirés de l’économétrie) pour lesquels la question centrale et quasiment unique est celle de l’ « effet d’une variable sur une autre », question qu’il ne pose pas dans ces termes. C’est pourquoi le dialogue avec les sociologues quantitativistes inspirés de cette méthodologie plus ou moins poppérienne des « variables » et de leurs « effets » tourne souvent au dialogue de sourds. Ceci n’implique pas que Bourdieu s’interdise de parler en termes d’ « effet d’une variable » (notamment de la fameuse « CS du père »), mais il refuse de s’enfermer dans la recherche des « effets purs d’une variable » résultant de la distillation fractionnée opérée par les modèles économétriques de type LOGIT.
Sa vision est proche de celle de Simiand et Halbwachs qui, dès les années 1930, avaient raillé ce type de méthodes, avec la célèbre métaphore de la « comparaison des comportements des rennes au Sahara et des chameaux au Pôle nord ». C’est celle d’un « holisme méthodologique », dans lequel les individus sont historiquement et socialement situés, et non réductibles à des « mises en variables » elles-mêmes issues de catégorisations artificiellement universalisantes.
C’est sans doute cette idée qui peut permettre de faire le lien entre les deux héritages, puisque précisément le second héritage insiste sur l’historicité des nomenclatures et des procédures de codage. Mais, de fait, ces deux intuitions, chacunes centrales dans la pensée de Bourdieu, vivront des vies différentes, sauf dans quelques rares cas. Ceci devrait inciter à examiner, dans des recherches ultérieures, les causes et les conséquences, sociologiques et politiques, de l’autonomisation de l’argument statistique.
L’exigence de réflexivité
Quand il enseignait la sociologie à l’ENSAE, vers 1964, le jeune Bourdieu, tout juste revenu de ses enquêtes de terrain en Algérie, recommandait bien sûr aux apprentis statisticiens-économistes de lire Bachelard, Durkheim, Marx et Weber (à la différence des autres enseignants qui leur donnaient peu de conseils de lectures), mais aussi, plus spécifiquement, son enseignement pouvait être résumé en deux mots d’ordre : 1) n’oubliez pas la CS du père, 2) ne prenez pas les nomenclatures pour de simples grilles transparentes.
Ce deuxième conseil est à l’origine du deuxième héritage, celui de « l’exigence de réflexivité ». La métaphore usuelle était celle des lunettes : si on les garde sur le nez, il est paradoxalement impossible de les voir, et de comprendre leur fonctionnement et leur apport spécifique. Pour cela, il faut nécessairement les enlever et les examiner en tant que telles. De ce conseil sont issus les travaux qui, à partir des années 1970, porteront sur la genèse des nomenclatures et des grandes variables de la statistique publique : activités industrielles, postes de la consommation des ménages, catégories socioprofessionnelles, chômage, formes de délinquance, causes de décès, et, beaucoup plus tard dans les années 1990, origines ethniques.
Ces études sont le fait de statisticiens et chercheurs (nés dans les années 1940 et 1950), plus marqués par l’aspect « radical » des débats de 1968 que ne l’étaient leurs prédécesseurs (nés dans les années 1930), plutôt plus « réformistes ». La première génération voyait dans la sociologie de Bourdieu un outil d’interprétation des inégalités sociales, en phase avec les idées alors promues par le Plan, et complémentaire des travaux sur les « aspects sociaux de la croissance économique » : « Le partage des bénéfices » (1966) symbolise ce moment. La génération suivante y vit plutôt, dans un premier temps, une façon de relativiser les certitudes de « l’idéologie dominante ». Si, pour d’autres, cette humeur a été inspirée par Michel Foucault, elle l’a été, pour les « statisticiens critiques », surtout par le Bourdieu de l’ « exigence de réflexivité ».
Les travaux menés à l’INSEE à l’occasion de la rénovation de la nomenclature socioprofessionnelle, entre 1979 et 1982, peuvent être rapprochés de chacun des deux héritages.
D’une part, la cartographie d’un espace social à deux dimensions présentée dans « La distinction », confirmée par des analyses de correspondances effectuées à partir de diverses sources, permettait a posteriori de structurer habilement la nomenclature élaborée par Jean Porte à l’INSEE dans les années 1950.
D’autre part, l’étude approfondie des procédures de codage et de catégorisation sociale bénéficiait des travaux antérieurs du sociologue Luc Boltanski sur les cadres. En effet, cette recherche sur une catégorie socioprofessionnelle avait conduit de proche en proche son auteur à retravailler les processus de classement social, puis, avec le statisticien Laurent Thévenot, les diverses formes de grandeurs et de leurs justifications, ouvrant ainsi la voie à une réflexion qui, bien que désormais éloignée de celle de Bourdieu, avait trouvé son inspiration initiale dans ce qui est présenté ici comme son « second héritage », c’est à dire l’intérêt pour la genèse sociale des nomenclatures sociales.
Statistique historique ou histoire des statistiques ?
Le colloque d’Arras, organisé en juin 1965 par Bourdieu et Darbel, avait été à l’origine du « Partage des bénéfices ». Celui de Vaucresson, organisé par l’INSEE en juin 1976, réunissait des statisticiens et des historiens sur le thème « Pour une histoire de la statistique » (il a été publié en 1977, sous ce titre). Bien que Bourdieu n’ait pas participé à ce colloque orienté vers les historiens, ses organisateurs (Mairesse, Desrosières et Volle), qui avaient tous trois suivi son enseignement de 1964 à l’ENSAE, étaient influencés par ses conseils les incitant à historiciser et sociologiser les outils statistiques, et notamment les nomenclatures.
En un temps où l’histoire quantitative, dite « sérielle », était encore à son zénith, les historiens présents, surtout friands de sources pour alimenter leurs séries temporelles, étaient parfois déconcertés par ce retournement du regard, proposé paradoxalement par les statisticiens qui visaient à historiciser leurs outils de description. Ainsi la posture réflexive, qui bien sûr n’est pas étrangère aux historiens quand ils procèdent à la classique « critique des sources », leur revenait via des statisticiens qui avaient entendu Bourdieu au cours de leurs études à l’ENSAE.
Bien que ces échanges se soient déroulés dans l’ambiance sage d’un colloque administrativo-académique bien éloigné des effervescences critiques et « déconstructionnistes » de 1968, ils soulevaient de fait des questions sur les conséquences de cette historicisation des outils de mesure sur la démarche historienne « sérielle ». A quelles conditions une « série longue », construite à grands frais, constitue-t-elle un espace conventionnel d’équivalence justifiant que soient comparées des mesures ou des estimations portant sur des périodes distantes de plusieurs décennies, sinon de plusieurs siècles ?
Une telle question a été discutée par exemple à propos d’une étude portant sur « Deux siècles de travail en France », publiée en 1991 par Olivier Marchand et Claude Thélot, deux statisticiens peu influencés par le Bourdieu du deuxième héritage, celui de la réflexivité, alors qu’ils pouvaient éventuellement se réclamer du premier, celui de l’analyse statistique des inégalités. Ce travail, reconstituant a posteriori une série sur deux siècles de la population active, a été critiqué à propos de la disparité des conventions de rétropolation des évaluations selon les périodes des 19ème et 20ème siècles, sans que pour autant les usages sociaux ultérieurs de cette étude n’en pâtissent.
La difficile articulation entre analyse quantitative et réflexivité
Cet exemple montre que les relations entre les deux héritages relèvent moins de l’épistémologie de l’histoire que de l’histoire de l’épistémologie des sciences sociales, c’est-à-dire, dans le cas présent, de la place et de l’interprétation des méthodes quantitatives, dans ces sciences et dans la société en général. Ces questions sont difficiles à penser, du fait de deux coupures, plus sociologiques qu’épistémologiques, dont les effets conjoints expliquent nombre de débats sans issues sur les relations entre les deux héritages.
La première coupure est celle qui sépare le monde de la production des statistiques de celui de leurs usages, notamment pour la recherche. Les statistiques sont produites dans des instituts spécialisés dont la légitimité est ambivalente, puisqu’elle se réfère à la fois à l’Etat (Bourdieu insistait beaucoup sur ce point) et à la science.
La seconde coupure est celle qui, chez Bourdieu lui-même, isole la science, comme production de vérité, parmi les connaissances mises en œuvre dans les diverses formes d’action, et notamment, dans le cas de la statistique, l’action publique.
Ces deux difficultés sont bien visibles quand on relit les diverses façons, parfois contradictoires, dont Bourdieu a abordé, au fil des ans, d’une part, le rôle de la statistique dans la sociologie et, d’autre part, le rôle des statisticiens dans l’Etat. Ces deux questions sont en théorie différentes, mais, compte tenu du fait que, en France, la construction de statistiques sur la société (autres que les sondages d’opinion) est fortement concentrée dans des instituts publics comme l’INSEE ou l’INED, et peu pratiquée par des chercheurs, elles sont de fait liées.
L’autonomisation, tant institutionnelle que scientifique, de l’activité statistique produit des effets complexes de séparation entre la mesure faite (sur laquelle s’appuie le premier héritage) et la mesure entrain de se faire (dont traite le deuxième). Entre les deux est placé symboliquement la « banque de données », écran et boîte noire, dont l’aval est constitué par les usages argumentatifs des statistiques, tandis que l’amont est l’ensemble des procédures de taxinomie, d’enregistrement, de codage, d’agrégation et de tabulation nécessaires pour élaborer ces « données », en fait fort coûteuses.
L’efficacité argumentative de la statistique dépend largement de l’étanchéité de cette séparation. Mais si le sociologue conséquent qu’est Bourdieu voit bien qu’il y du social aux deux bouts de la chaîne (en aval pour objectiver les formes de domination, et en amont pour objectiver les conditions sociales et politiques de remplissage des boîtes noires), ces deux constats se situent à des moments différents. Il est vrai que, par la façon très spécifique dont l’institution statistique joue de sa double légitimité, étatique et scientifique, celle-ci se prête bien à cette double lecture.
Selon les moments et les enjeux de son entreprise scientifique et politique, Bourdieu a mis l’accent sur l’une ou l’autre de ces dimensions, tout en ayant été un des premiers à attirer l’attention sur cette complexité.
Autonomie et indépendance des institutions statistiques
Dans un premier temps (dans les années 1960), il a pris appui sur l’efficacité « scientifique » de l’argument statistique : c’était le temps du « Partage des bénéfices ». A la même époque, le Centre de sociologie européenne de l’EHESS (qu’il a dirigé à partir de 1968) concevait, réalisait, codait et tabulait des enquêtes par questionnaire, ce qu’il fit moins par la suite. Puis, à partir des années 1970, Bourdieu a insisté de plus en plus sur le caractère « étatique » de la statistique publique, symbolisé par l’idée que le roi (rex) est, étymologiquement, celui qui a le pouvoir de « régir les frontières » (regere fines), c’est à dire d’instaurer les nomenclatures. Il a souvent repris cette formulation frappante, qui met l’accent sur le caractère politique du travail des statisticiens.
Ce faisant, tout à la fois il pointait une dimension essentielle de cette activité, mais il rendait plus difficile une analyse cognitive fine de la spécificité de la pratique de quantification, de son efficacité propre en tant que forme logique, produisant par elle-même des effets de pouvoir et de coordination.
Enfin, à partir des années 1990, il a été conduit, devant les attaques contre l’Etat résultant de la vague néo-libérale, à nuancer son analyse de celui-ci, dont il a suggéré de distinguer la « main droite » et la « main gauche », dans un langage plus militant que scientifique, mieux adapté pour mobiliser les agents de la fonction publique. Du coup, il a retrouvé le besoin d’utiliser l’argument statistique pour étayer son combat politique.
Ceci pouvait susciter des difficultés d’interprétation et d’intégration de cet argument dans le propos d’ensemble. Un exemple amusant en est fourni par une discussion entre Bourdieu et ses collaborateurs, filmée par Pierre Carles pour le film « La sociologie est un sport de combat » (2001). Le débat porte sur l’interprétation délicate de certains indicateurs statistiques qui sont proposés pour tenter d’objectiver les méfaits de la mondialisation, et qui ne conduisent pas au résultat attendu pour étayer la thèse. Une sociologie des usages de l’argument statistique, dans tout l’espace de la science et des luttes sociales, devra étudier de telles controverses et les types de justifications qui sous-tendent leur mise en avant.
Les questions soulevées par le court débat montré par ce film pointent la seconde difficulté mentionnée ci-dessus, suscitée par le fait que Bourdieu séparait les énoncés scientifiques, producteurs de vérités, des autres connaissances mobilisées pour l’action publique ou militante. La méfiance à l’égard de « l’Etat », souvent pris comme un bloc opposé à « la Science », a contribué à son ambivalence à l’encontre de l’appareil statistique, tantôt loué comme producteur d’indispensables objectivations des inégalités sociales, tantôt dénoncé comme irrémédiablement associé à la « gestion régalienne des frontières ».
Certains statisticiens-sociologues formés par Bourdieu ont pourtant bien intériorisé la dualité de son héritage, et parviennent à les intégrer dans leurs travaux, comme le fait par exemple Michel Gollac dans une réflexion intitulée : « Donner sens aux données : l’exemple des enquêtes sur les conditions de travail » (CEE, 1994).
Plus récemment, en un moment où les outils économétriques de la finance ont pris une grande importance à l’ENSAE, une féconde « sociologie de la finance » inspirée en partie par l’enseignement de Bourdieu (mais aussi par ceux, postérieurs, de Michel Callon et Bruno Latour à l’Ecole des Mines de Paris) a été développée, notamment par Olivier Godechot, dans sa thèse sur « Les traders », essai de sociologie des marchés financiers (La Découverte, 2005). De la même manière, une sociologie de la statistique postérieure aux héritages de Bourdieu devrait s’attacher à réintégrer les énoncés statistiques dans l’ensemble plus vaste des énoncés scientifiques et politiques, sans plus leur conférer aucun statut d’exceptionnalité quel qu’il soit, et en liant étroitement la question du « sens des données », lié à leur mode de construction, et celle de leurs usages argumentatifs, en tant qu’outil de preuve, de pouvoir ou de coordination.
Le principal inconvénient de la sociologie telle que les élèves de Bourdieu la pratique est qu’elle ignore la dynamique socio-économique et tend à projeter éternellement les mêmes typologies constatées à l’instant t ou sur le passé sur tout individu. En ce sens, la sociologie statistique issue de Bourdieu dominante en France et que l’on retrouve souvent en marketing et dans le big data est éminemment antilibérale procédant d’un déterminisme social sans laisser de chance à l’initiative individuelle, l’innovation ou l’entreprise par exemple…