L’objectif de cet article n’est certes pas de livrer un manuel d’apprentissage de l’illusion. On ne s’adresse pas ici aux praticiens de cet « art », mais à ses destinataires. Puissent les quelques principes qui suivent les aider à s’ouvrir aux charmes de la « magie » tout en raison gardant ; autrement dit, à user selon leur gré du raisonnement logique, comme d’un pont entre le rationnel et l’irrationnel [1]. Un numéro d’illusion associe en effet le plaisir d’un spectacle au mystère d’une énigme. Face à cette dualité et selon son inclination personnelle, chacun s’attachera à trouver un juste équilibre entre deux extrêmes : d’un côté, s’abandonner au rêve et à l’imaginaire sans désir d’explication ; de l’autre, chasser les chimères pour parvenir à une interprétation maîtrisée.

En guise de préambule, testons ensemble votre propre disposition d’esprit, à l’aide d’un petit tour, aussi élémentaire qu’intrigant. Attention, tandis que vous lisez ces lignes, je prends le contrôle de votre esprit. Ne résistez pas et observez scrupuleusement mes consignes. Pensez à un nombre compris entre 10 et 99. Puis, de votre nombre, soustrayez la somme de ses deux chiffres. Dans la grille ci-dessous, repérez l’icône dont le numéro correspond au résultat de votre calcul.

Concentrez-vous sur cette icône. Plus fort, s’il vous plaît. Très bien, merci. Je vois, je vois du rouge. Non, ce n’est pas le cœur… ni le pétard… je vois du rouge et des roues… c’est la voiture rouge !

Les sources de l’illusion sont ici l’arithmétique et la perception oculaire. De manière peu intuitive, l’opération consistant à soustraire d’un entier compris entre 10 et 99 la somme de ses deux chiffres est extrêmement réductrice : elle n’admet que neuf résultats possibles, les neuf premiers multiples de 9. Notant D le chiffre des dizaines et U celui des unités, on a en effet :

DU – D – U = 10.D + U – D – U = 9.D ∈ {9, 18, 27, 36, 45, 54, 63, 72, 81}

En construisant la table d’icônes, il m’a alors suffi d’associer la voiture rouge à chacun de ces neuf numéros. Ainsi le tour était-il joué, sans télépathie mais avec efficacité, car l’œil ne peut immédiatement discerner, parmi une centaine d’icônes, la présence d’une dizaine de clones.

Après cette mise en condition expérientielle, place maintenant aux principes !

1. Principe d’ambivalence

Ce premier principe énonce la dualité évoquée en introduction. Le spectateur d’une illusion se situe dans un état superposé au sens de la mécanique quantique [2] : pour partie, il se laisse complaisamment leurrer par l’effet de mirage ; et pour partie, il poursuit avec détermination la cause qui sous-tend cet effet. L’illusionniste, quant à lui, joue de cette ambivalence, notamment dans le choix d’éventuels cobayes : afin de renforcer sa crédibilité, tantôt il exploitera la docilité d’un crédule ; tantôt, il s’appuiera sur la défiance d’un sceptique et le prendra de court aux yeux de tous.

 2. Principe de réalité

Un illusionniste ne transforme pas la réalité, il la grime. Il ne prétend pas transmuter le plomb en or, vieux rêve des alchimistes. Il s’évertue, en revanche, à faire passer du plomb pour de l’or, sans aucune violation des lois de la physique : sous l’illusion, rien que du normal ! Alors qu’en présence d’un phénomène paranormal et en l’absence présumée de tricherie, nul ne détient l’explication ni n’est en mesure de la découvrir, un tour dit de « magie » est au contraire une supercherie intentionnelle, pouvant donc être démontée. D’où la nécessité, pour le spectateur avisé, de bien se convaincre que le « magicien » ne détient aucun superpouvoir du type télépathie, communication extrasensorielle, télékinésie, téléportation, lévitation, etc. Non. Les illusions créées reposent entièrement sur son adresse manuelle, sa rapidité gestuelle, son talent de diversion, une mise en scène trompeuse, éventuellement un matériel sophistiqué générateur d’artifices. La compréhension est au prix de cette pleine prise de conscience.

3. Principe de réflexivité

Développé par Max Weber [3] et Pierre Bourdieu [4] dans le domaine des sciences sociales, le concept de réflexivité affirme l’inévitable intrication entre un sujet analysant et l’objet même de son étude. Le protocole d’observation, loin d’être neutre, influence les résultats, et il doit donc en être tenu compte dans l’interprétation des données et la formulation des conclusions. Tel un scientifique conscient qu’il n’est pas extérieur au champ qu’il laboure, le témoin d’une illusion ne saurait oublier qu’il est lui-même un élément central du système qu’il analyse. Cobaye ou simple observateur, il est partie constituante de ce système, complice malgré lui de l’illusionniste… qui use d’ailleurs de lui comme d’un instrument afin de produire l’effet escompté ! Ainsi le spectateur est-il en réalité un « spect-acteur », à son insu coproducteur du tour. Décoder un tour, c’est donc au premier chef décortiquer le rôle qu’on y a soi-même tenu, se remémorer l’assistance que l’on a malgré soi prêtée à l’artiste.

4. Principe de simplicité

La démarche scientifique est régie par un impératif de parcimonie, le rasoir d’Ockham [5] : entre plusieurs démonstrations d’un même théorème, le mathématicien préfère la plus épurée ; entre deux modèles explicatifs d’un même phénomène, le physicien retient le plus sobre. Le registre de l’illusion ne fait pas exception et l’élucidation d’un tour doit être découpée au rasoir d’Ockham : parmi toutes celles a priori envisageables, l’unique explication est la plus directe, la plus naturelle, en total contraste avec le halo d’apparences répandu par le prestidigitateur afin de masquer la cruelle banalité du réel.

Dans le tour fameux de « la femme coupée en deux », le « magicien » invite sa partenaire à pénétrer dans une boîte ne laissant apparaître que la tête et les pieds. Après avoir scié la boîte de part en part en son milieu, il sépare les deux moitiés. Dépassant de l’une, la tête sourit ; dépassant de l’autre, les pieds remuent. Après rapprochement des deux moitiés, la partenaire sort indemne et comme recollée de la boîte ainsi reconstituée. Qu’exige ici la simplicité ? La présence d’une seconde partenaire, dissimulée dans la boîte. L’une montre sa tête, l’autre ses pieds…  et la scie passe entre elles deux !

5. Principe de retournement

À l’instar du tour présenté en préambule, une illusion consiste fréquemment à faire croire que le maître du jeu devine une information « secrète », ou du moins apparaissant comme telle car un cobaye semble l’avoir acquise aléatoirement et la détenir de manière exclusive. Or la réalité est inverse. Dès le démarrage du tour et avant même le cobaye, l’illusionniste connaît l’information prétendue secrète. Il développe ensuite une mise en scène, au terme de laquelle il fait semblant d’avoir découvert le secret par quelque procédé paranormal. Ce grand classique de la prestidigitation est l’archétype du renversement :

  1. a) présenter au public un paquet de 52 cartes, on ne peut plus ordinaire ;
  2. b) tendre « ce » paquet à un cobaye, faces cachées, dos apparents ;
  3. b) lui faire choisir une carte au hasard, lui demander de la retourner, la montrer au public, la mémoriser, puis la replacer dos dessus n’importe où dans le paquet ;
  4. c) se livrer à une longue série de manipulations où le paquet est coupé et battu à multiples reprises ;
  5. d) après des tris sélectifs, ne plus conserver qu’une seule carte, la retourner et faire constater qu’il s’agit bien de celle initialement tirée par le sujet.

Ai-je omis un détail ? Ah oui, pardon : juste avant l’interaction avec le cobaye, le subreptice remplacement du paquet initial par un paquet dont toutes les cartes sont identiques.

6. Principe du facteur caché

Décoder un tour, c’est aussi savoir identifier le chaînon manquant, sans lequel toute tentative de rationalisation se heurte à d’incontournables écueils. Une fois ce chaînon rétabli, il reste à comprendre comment il est en réalité bel et bien présent dans le tour, quoique soigneusement camouflé par l’opérateur. Car, afin de maquiller la prose de l’ordinaire en poésie de l’extraordinaire, l’illusionniste occulte un facteur causal essentiel. Restaurer ce facteur, c’est désenchanter l’illusion et rendre explicable l’inexplicable. Ce procédé est connu des scientifiques. En mécanique quantique, notamment, certains phénomènes, telle la « décohérence » de l’état d’un système lors d’une mesure, ne trouvent d’explication plausible qu’en mobilisant d’hypothétiques paramètres extérieurs au modèle, dits « variables cachées » [6].

Imaginez le numéro suivant. Le magicien enchaîne un assistant, pieds et mains liés sur une chaise. Puis, ayant tiré un rideau circulaire dissimulant la chaise, il convoque un esprit frappeur. Des objets de toute sorte volent alors sur scène en tous sens, en provenance de l’enceinte close. Après ouverture du rideau, on ne voit rien d’autre que l’homme enchaîné sur sa chaise. Clé de cette illusion spirite : l’intervention cachée et violente d’un second comparse !

7. Principe de démasquage

Certains numéros d’illusion imitent, en les falsifiant, d’authentiques protocoles utilisés dans le contrôle scientifique des phénomènes paranormaux. Il est dans ce cas fructueux d’analyser le numéro en supposant que l’illusionniste y donne précisément à voir la tricherie dont il userait au cours d’un test auquel il serait soumis, devant statuer s’il est ou non un vrai médium.

Dans la série Columbo [7], la CIA met à l’épreuve un faux télépathe. À chacun de trois agents assermentés est remise une trousse contenant : un bandeau, un cahier composé de cartes routières, un signet, un stylo feutre rouge, une boussole, un appareil photo. Chaque agent est ensuite prié de monter en voiture et d’observer les consignes suivantes : se bander les yeux, insérer le signet au hasard dans le cahier, sur la page ainsi choisie marquer au feutre un point au hasard ainsi qu’une flèche, ôter le bandeau, se rendre au point marqué, orienter la boussole dans l’axe de la flèche, prendre un cliché dans cette direction et le transmettre au QG. On demande alors au sujet de réaliser trois dessins, représentant les trois vues, puis la concordance est appréciée par un jury. Le tricheur réussit le test 3/3… avec la complicité d’un comparse, qui truque les cahiers et les feutres avant leur insertion dans les trousses : les pages sont toutes identiques et pré-marquées, les feutres sont secs. Et voilà le test converti en tour !

8. Principe de falsification

Il est des tours où l’illusionniste exhibe in fine une vidéo préenregistrée, dans laquelle il apporte la preuve « irréfutable » qu’il avait eu la prémonition de données inexistantes avant que le déroulement même du numéro ne les produise ex nihilo de manière imprévisible. Pour déjouer la manœuvre, un huitième principe entre ici dans la danse : mettre systématiquement en doute l’authenticité de tout ce qui est montré, même celle d’un document présenté comme étant issu du passé.

Une illustration ? L’opérateur invite un premier cobaye à choisir les yeux bandés une image, parmi une centaine étalées faces visibles, chacune représentant un bâtiment parisien connu. Résultat : gare de Lyon. Puis un deuxième cobaye lance une roulette dont les chiffres indiquent heures et minutes : 11h22. Un troisième, enfin, darde des fléchettes vers deux cibles, l’une marquée de chiffres, l’autre de lettres, les deux étant en rotation rapide de manière à rendre leurs inscriptions illisibles ; deux lettres, trois chiffres, puis deux lettres sont ainsi successivement « désignés » par les projectiles : L, N, 6, 0, 6, R et V. L’illusionniste projette alors à l’écran un clip où il se tient devant la tour de la gare de Lyon, dont l’horloge marque 11h22. Puis on le voit embarquer dans un taxi immatriculé LN-606-RV [8].

Le truc ? La vidéo a bien été filmé ex ante… à trois détails près cependant, promptement incrustés durant le spectacle par un geek caché : le décor, l’heure et la plaque du taxi !

9. Principe de l’ombre chinoise

La clef rationnelle d’un tour se cache quelque part dans ce que vous ne voyez pas, tandis que rien de ce que vous voyez ne vous y mène. Glisser les lanternes sous le boisseau et placer les vessies au grand jour, afin de mieux vous faire prendre les secondes pour les premières, voilà tout l’art de l’illusionniste ! Décoder un tour, c’est inverser cette subtile substitution. Une illusion fonctionne sur le modèle d’un théâtre d’ombres chinoises : elle engendre un produit merveilleux mais virtuel, telles des silhouettes projetées sur un écran, à partir d’une matière première banale mais réelle, telle une paire de mains éclairée. Tromper le trompeur, au prix d’une littérale désillusion, c’est retourner le théâtre, remonter de l’ombre vers la lumière, tel le sage de l’allégorie de la caverne de Platon [9].

Il faut alors accepter que la sagesse soit aussi un renoncement, en ce qu’elle dévoile une réalité beaucoup moins attrayante que la fiction,  dont se contente et délecte le profane ! Si l’illusionniste escamote sous vos yeux un tigre ou un char d’assaut, n’est-il pas finalement préférable d’y croire à demi comme, enfant, vous avez cru au père Noël, que se représenter prosaïquement une trappe qui s’ouvre ou un plateau qui tourne ?

 

10. Principe structuraliste

À l’examen, un numéro d’illusion ne se présente pas comme un atome mais plutôt comme une structure sécable, complexe et composite, constituée d’un ensemble de passes élémentaires et d’une intrication de séquences, se déroulant en série ou en parallèle. Chacun des éléments de cette structure peut certes être analysé séparément mais il ne révèle sa part de sens qu’une fois replacé au sein du système logique qu’il forme en relation avec tous les autres éléments.

À l’instar d’un langage pour le linguiste [10], d’un groupe social pour l’anthropologue [11], de l’inconscient pour le psychanalyste [12], l’illusion « fait système », pour celui qui la produit comme pour celui qui la regarde. Cette vision holiste de l’illusion complète et enrichit le principe de réflexivité (cf. supra). Non seulement, selon ce dernier, l’illusionniste opère en dualité interactive avec le spectateur, mais encore, selon le principe structuraliste, ce duo co-construit-il une sorte de dialogue organisé. Dans cette perspective, l’attention se déplace de l’élucidation individuelle de tel ou tel tour vers une compréhension globale de la grammaire illusionniste, c’est-à-dire du cadre de règles présidant à l’écriture et à l’exécution des tours, quels soient-ils. C’est la voie que nous avons ici empruntée, en formulant nos dix principes.

Mots-clés : magie – illusion – logique – réflexivité – structuralisme


[1] Jean-Yves Girard, Le fantôme de la transparence, Allia, 2016.

[2] Paul Dirac, Les principes de la mécanique quantique, 1930.

[3] Max Weber, Essais sur la théorie de la science (1904-17), Plon, 1965.

[4] Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir, Paris,  2001.

[5] du nom de Guillaume d’Ockham (1285-1347), philosophe, logicien et théologien anglais.

[6] cf. Compendium of Quantum Physics, article “Hiddent variables”, Springer, 2009.

[7] cf. saison 8, épisode 1, 1989, « Il y a toujours un truc », titre original « Columbo goes to the guillotine ».

[8] LN-6066-RV = Hélène scie sans scie Hervé  ☺

[9] Platon,  La République, livre VII 

[10] Noam Chomsky, Structures syntaxiques, Seuil, Paris, 1069.

[11] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958.

[12] Jacques Lacan, Écrits, Le Seuil, Paris 1966

 

Nicolas Curien