Cet article est publiĂ© simultanĂ©ment dans le numĂ©ro d’Ă©tĂ© de la revue Esprit.
Kristine McDivitt est une personnalitĂ© Ă©tonnante. Tout comme son feu mari, Douglas Tompkins, le crĂ©ateur et dirigeant de The North Face, la cĂ©lĂšbre marque de vĂȘtements sportifs, et avant cela de Esprit, une autre marque trĂšs connue. Elle et son mari Ă©taient de grands sportifs, amoureux des sommets et des grands espaces. Fortune faite, ils ont crĂ©Ă© une fondation, The Tompkins Conservation Land Trust, dont le but est de protĂ©ger les espaces naturels menacĂ©s. Le couple, qui vivait au sud du Chili tout en Ă©tant bien introduit dans les sphĂšres gouvernementales Ă Santiago, avait acquis dans les annĂ©es 90 plusieurs immenses espaces en Patagonie chilienne, plus de 500.000 ha au total. Les conditions de la vente ont donnĂ© lieu Ă certaines polĂ©miques, mais qui se sont Ă©teintes Ă partir de 2005 lorsque ces terres ont progressivement fait lâobjet de donations Ă des fondations publiques chiliennes, le Parc PumalĂn sâappelant dĂ©sormais Parc Tompkins. Ce passage au privĂ© nâa pas forcĂ©ment Ă©tĂ© le pire, puisque voici Ă prĂ©sent de magnifiques parcs nationaux qui ont Ă©tĂ© bien protĂ©gĂ©s.
Kristine est passĂ©e derniĂšrement Ă Santiago, Ă lâinitiative de milieux libĂ©raux qui veulent introduire dans la loi chilienne une aide fiscale importante pour la philanthropie. Il y a maintenant dans le pays quelques belles fortunes, et donc quelques envies de mĂ©cĂ©nat. Autant chercher Ă en diminuer le coĂ»t. Elle sâest fait accompagner par le professeur Rand Wentworth, de la Harvard Kennedy School, un spĂ©cialiste de lâĂ©conomie de la philanthropie et, surtout, un lobbyiste efficace pour en protĂ©ger les avantages fiscaux devant le CongrĂšs amĂ©ricain. La ministre de lâenvironnement avait Ă©tĂ© invitĂ©e. Discours bien rodĂ© : prĂ©server la nature est une bonne chose, dĂ©velopper le tourisme Ă cette occasion une autre. Il faut donc absolument aider les gens qui sont prĂȘts Ă embrasser cette cause, et changer la loi. Et dâailleurs, il y a un modĂšle, la loi amĂ©ricaine.
Le public buvait les paroles. Mais un gĂȘneur dans la place sâest levĂ© et a dit Ă peu prĂšs ceci : You are doing a wonderful job, Kristine, mais laissez-moi poser cette question. Pourquoi lâĂtat chilien devrait-il mettre de lâargent dans la poche des riches donateurs, pour que ceux-ci, prenant cet argent, le mettent dans leur cause caritative Ă eux ? Pourquoi ne fait-il pas la dĂ©pense directement, sur base dâune dĂ©cision de la collectivitĂ© des citoyens ? Cela a lancĂ© un joli dĂ©bat, on lâimagine.
Dans lâĂ©motion collective de lâincendie de Notre-Dame, les dons pour la reconstruction ont affluĂ© : prĂšs dâun milliard dâeuros aujourd’hui, dont 500 millions pour les seules familles Pinault, Arnault et Bettencourt. Certains, tout en saluant la gĂ©nĂ©rositĂ© de ces grands noms de lâindustrie, ont immĂ©diatement fait remarquer que sur ce milliard, lâĂtat allait en payer de lâordre des deux-tiers, posant ainsi la question du financement par tous de la gĂ©nĂ©rositĂ© de quelques-uns. Au-delĂ du thĂšme philosophique soulevĂ©, la remarque a eu son effet budgĂ©taire, puisque les trois donateurs â il faut leur en donner crĂ©dit â ont immĂ©diatement annoncĂ© quâils ne demanderaient aucune exonĂ©ration fiscale.
Serge Weinberg, prĂ©sident de Sanofi, et Denis Duverne, prĂ©sident de Axa, avaient prĂ©cĂ©demment lancĂ© lâAppel des 400 – Changer par le don auprĂšs des personnes riches pour quâelles sâengagent Ă donner au moins 10% de leur revenu ou de leur patrimoine. Voir changerparledon.com qui explique leur dĂ©marche.
Dans un contexte français oĂč les riches donnent peu, et plutĂŽt moins que le reste de la population en proportion du revenu, il faut lĂ aussi saluer lâinitiative. Si ce nâest quâun des arguments qui justifient la dĂ©marche dĂ©range quelque peu. On lit sur le site :
« Ces initiatives sont dâautant plus nĂ©cessaires que lâaction publique a trouvĂ© ses limites : limites en termes de lĂ©gitimitĂ© vis-Ă -vis des acteurs proches du terrain, limites quantitatives quand la dĂ©pense publique reprĂ©sente 55% du PIB. LâĂtat nâa pas dâautre choix que de partager la gestion du bien commun avec les citoyens. »
En clair, lâĂtat sâĂ©puiserait dans sa fonction de providence et la pression fiscale est Ă son comble : au privĂ© de prendre le relais. Ă nouveau, ce nâest pas la rĂ©alitĂ© : grĂące au code fiscal français, quand le privĂ© donne 100âŹ, lâĂtat lui rend 66 ⏠ou 75 ⏠selon lâassociation choisie (et 75 ⏠au titre de lâIFI dans la limite de 50.000 âŹ). Autrement dit, pour un euro net donnĂ©, lâĂtat double ou triple la mise, ceci dans la limite de 20% du revenu. Et les legs et donations aux Ćuvres sont exonĂ©rĂ©s de droits. Voici, mieux que les Ătats-Unis, le code fiscal le plus gĂ©nĂ©reux au monde en matiĂšre de philanthropie.
Si lâĂtat devient « illĂ©gitime » et atteint ses limites budgĂ©taires, quâil garde donc cet argent, dâautant plus quâil doit financer cela soit par une rĂ©duction dâautres dĂ©penses, soit par des impĂŽts accrus sur les autres contribuables. Toute somme donnĂ©e par un riche donateur pĂšse au deux-tiers sur le reste des citoyens, et pour des fins choisies par ce seul donateur. On sort du principe de finances publiques oĂč lâimpĂŽt est universel, sans flĂ©chage a priori, et surtout fait lâobjet dâun choix dĂ©mocratique collectif. (Mentionnons ici que Denis Duverne, interrogĂ© par la presse, a indiquĂ© quâil Ă©tait prĂȘt, quant Ă lui, Ă ce que cette rĂšgle du 10% sâapplique hors aide fiscale).
Voici que les Ă©conomistes interviennent et calculent une Ă©lasticitĂ© fiscale du don pour rĂ©pondre Ă la question : si lâĂtat donne un euro de plus, de combien les gens accroissent-ils leurs dons bruts ? La rĂ©ponse dĂ©grise un peu : lâĂ©lasticitĂ© est trĂšs basse, proche de 1 : les dons bruts sâaccroissent dâun euro, ce qui veut dire quâon ne donne pas beaucoup plus en net si lâaide Ă©lĂ©mosinaire de lâĂtat sâaccroĂźt [1] . Voir par exemple « Biens publics, charitĂ© privĂ©e â Comment lâĂtat peut-il rĂ©guler le charity business », un livre rĂ©cemment paru Ă©crit par Gabrielle Fack, Camille Landais et Alix Myczkowski. La chute rĂ©cente des dons suite Ă la fin de lâISF en est une bonne illustration, cette fois-ci en nĂ©gatif.
LâAppel des 400 suscite donc deux rĂ©actions opposĂ©es : on se fĂ©licite d’abord dâune prise de conscience par les gens riches que leur bonne fortune doit aller de pair avec la gĂ©nĂ©rositĂ©. Cela fait suite, avec quelques annĂ©es de retard, au Giving Pledge lancĂ© aux Ătats-Unis par Bill Gates et Warren Buffett, un engagement donnĂ© par les grosses fortunes signataires de donner Ă la philanthropie 50% de leur patrimoine. Ou encore au Giving White Paper lancĂ© par le gouvernement conservateur en 2011 pour que les riches donnent 10% de leur revenu (lâinitiative nâavait pas abouti, mais avait forcĂ© les responsables des trois grands partis politiques, ainsi coincĂ©s, Ă prendre eux-mĂȘmes cet engagement). Mais on sâinterroge aussi sur ce que signifie une aide fiscale forte dans nos sociĂ©tĂ©s quand, dâannĂ©e en annĂ©e, lâĂ©ventail des revenus et des patrimoines sâĂ©largit.
Traditionnellement, la France fait partie des pays oĂč les gens donnent peu aux Ćuvres. Rien Ă voir, on le sait, avec les Ătats-Unis ou mĂȘme la Grande-Bretagne. Notre pays se classe n°72 au World Giving Index de 2018, un indice de gĂ©nĂ©rositĂ© philanthropique Ă©tabli par le Charity Aid Foundation britannique. La raison ne tient pas Ă une aide fiscale trop rĂ©duite, on lâa vu. Elle relĂšve davantage du fort engagement de lâĂtat dans lâaide sociale, lâĂ©ducation ou la culture, beaucoup jugeant quâils paient dĂ©jĂ assez dâimpĂŽts ou, mieux, que lâaction publique est le vĂ©hicule le plus naturel pour convoyer lâaide. Par exemple, la SuĂšde, pays de forte redistribution par le canal public, nâest guĂšre mieux placĂ©e que la France dans le palmarĂšs citĂ© (en position n°42). Le droit successoral français, limitant donation et legs Ă la quotitĂ© disponible, joue Ă©galement si on le compare aux pays oĂč prĂ©vaut la libertĂ© dâester. Enfin, notre rapport Ă lâargent est particulier : on ne retrouve pas chez nous le cĂŽtĂ© valorisant du don quâon voit aux Ătats-Unis. On parle lĂ -bas du « warm glow », difficile Ă traduire sinon par « lueur qui rĂ©chauffe davantage celui qui lâĂ©met que celui que la reçoit ». Il Ă©voque le sentiment de plĂ©nitude et dâestime de soi quâapporte lâacte de donner.
Aux Ătats-Unis, le phĂ©nomĂšne a pris des dimensions spectaculaires que lâhistorien Paul Veyne appellerait Ă©vergĂ©tisme, faisant rĂ©fĂ©rence aux trĂšs inĂ©galitaires sociĂ©tĂ©s de lâAntiquitĂ© oĂč les riches se voyaient honorĂ©s par lâensemble de la communautĂ© Ă bĂątir des temples ou des fontaines. Le don finit par prendre un statut diffĂ©rent ; plus quâun revenu quâon abandonne, il devient « consommation » dâun bien supĂ©rieur, celui qui donne visibilitĂ© sociale, enrichissement moral personnel, activitĂ©s variĂ©es au moment de la retraite, etc., un phĂ©nomĂšne quâanalysait dĂ©jĂ Thorstein Veblen dans lâAmĂ©rique du gilded capitalism au tournant du 20Ăšme siĂšcle. Qui plus est, une « consommation » oĂč la collectivitĂ© y va de sa poche, soit directement par lâaide fiscale, soit indirectement en baissant les impĂŽts sur les riches.
Deux autrices britanniques, Beth Breeze et Theresa Lloyd, font Ă Ă©chelle de cinq ans une enquĂȘte rĂ©guliĂšre sur « Pourquoi les gens riches donnent » au Royaume-Uni, un pays oĂč le levier fiscal de la philanthropie est bien moindre. Dans leur enquĂȘte de 2012, elles rapportent cette sobre remarque dâun riche donateur :
« Je vais parfois Ă l’opĂ©ra et il mâarrive de songer que le plaisir de ma soirĂ©e est subventionnĂ© par quelqu’un qui vit en HLM […], qui nâa aucun intĂ©rĂȘt pour ce genre de choses et qui ne peut de toute façon pas se permettre dây aller, alors quâil en paie le prix. » (p. 104)
Ce donateur pourrait mĂȘme entrer au conseil dâadministration de lâopĂ©ra, ĂȘtre reçu au cocktail donnĂ© en lâhonneur de la cantatrice, etc., autant de prĂ©cieux Ă -cĂŽtĂ©s.
On est loin de cela encore en France, heureusement, en partie grĂące Ă un Ă©ventail des revenus moindre que dans les pays anglo-saxons. Chez nous, lâĂ©norme partie du financement des associations vient de lâĂtat, directement ou indirectement, de sorte que lâaide fiscale nâest rien de plus quâun processus par lequel câest le citoyen qui « vote » Ă quoi doivent ĂȘtre allouĂ©s les fonds. Ce peut ĂȘtre une bonne chose, Ă condition que le vote dĂ©pende le moins possible de la fortune du citoyen, sauf Ă en revenir Ă du vote censitaire. Il est donc recommandable de limiter en montant absolu lâavantage fiscal de la philanthropie. Pour rendre le don paisible.
Version Ă©largie dâune tribune publiĂ©e dans Le Monde du 8 janvier 2019.
[1] Plus rigoureusement, lâĂ©lasticitĂ© mesure la hausse en % des dons nets dâaide fiscale, si lâĂtat accroĂźt de 1% cette aide. Cette Ă©lasticitĂ© serait comprise entre 0,2 et 0,5 pour lâensemble de la population française, une moyenne qui prend une Ă©lasticitĂ© supĂ©rieure pour les gens riches, pour qui les dons font davantage partie dâune stratĂ©gie patrimoniale plus rĂ©active aux mesures fiscales.
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