On a souvent demandé, depuis le début du mouvement des gilets jaunes, pourquoi ce mouvement très important était apparu sans signe avant-coureur, sans que les organisations protestataires habituelles aient pu l’encadrer. L’hypothèse sous-jacente est que ce mouvement est plus important que tous les mouvements habituels de protestation. C’est de cette hypothèse que nous traitons ici. Au passage, nous ferons le point sur les méthodes de comptage des manifestations, où nous retrouverons les difficultés habituelles des mesures statistiques.
Comparer les chiffres des mobilisations
Sur la base d’évaluations recensées dans Wikipedia, mais publiées par ailleurs, on peut tenter la comparaison avec des mobilisations antérieures, plus classiques.
Le ministère de l’Intérieur a estimé que le pic de mobilisation du mouvement de gilets jaunes a été atteint le 17 novembre 2018, avec 287 710 personnes.
Il reste donc à rechercher les chiffres publiés pour d’autres mobilisations, avec la même origine, c’est-à-dire le ministère de l’Intérieur :
Loi El-Khomri : 6 mois de manifestations, culminant à 390 000 personnes le 31 mars 2016,
Réforme des retraites de 2010 : 14 manifestations, culminant à 1,23 million le 12 octobre 2010.
Une fois ces comparaisons faites, il faut rappeler que ce ne sont que des évaluations dont la précision, voire la sincérité, sont souvent mises en doute. Quelles sont précisément ces méthodes d’évaluation ?
Les méthodes habituelles de comptage
Les méthodes de comptage des manifestations ont largement changé depuis 5 ans, en plusieurs étapes. La première est la création, début 2014, d’une commission chargée d’ « éclaircir et expertiser les méthodes » de comptage et de « faire des propositions afin d’améliorer [leur] exactitude ». Elle explicite la méthode suivante [1] :
« Pendant la manifestation, la préfecture installe le plus souvent deux points d’observation, en hauteur par rapport aux manifestants. À chacun de ces points, des fonctionnaires de police très expérimentés et formés pour ce travail comptent les passages, progressivement pendant toute la durée de la manifestation. Deux équipes opèrent indépendamment l’une de l’autre. Les résultats des deux équipes sont confrontés, et on prend l’évaluation la plus haute. Ensuite, le directeur du renseignement à la préfecture augmente l’évaluation de 10 % : ce redressement est destiné à faire face à un biais dans le sens de la sous-estimation, biais confusément ressenti. Le chiffre est alors communiqué aux médias, et ce sera le seul chiffre à l’être. Deux jours après la manifestation, à titre de vérification, les films qui permettent de visionner toute la manifestation sont réutilisés pour un nouveau comptage, cette fois à tête reposée. Il s’avère que ce chiffre résultant du visionnage est presque toujours plus faible que celui qui a été établi immédiatement après la manifestation, mais il n’est jamais communiqué. »
Cette explicitation, pour être convaincante, nécessitait néanmoins quelques évolutions complémentaires.
Automatisation de la méthode (par le cabinet Occurrence), en réutilisant une méthode développée par la société Eurecam, développée pour compter les flux de personnes dans les aéroports, les centres commerciaux ou les musées : un algorithme détermine le nombre de personnes franchissant une ligne donnée. Cette automatisation apporte un assez net gain de précision.
Mise en œuvre et vérification de cette méthode par un groupement de médias, en 2018 [2]. Ce deuxième point est sans doute de loin le plus important.
Publication des lieux (ou lignes) de comptage (26 mai 2018) [3]. Ce point n’est pas négligeable, car il est fréquent que des manifestants ne participent pas à toute la manifestation, surtout quand on peut craindre que des heurts se produisent en fin de trajet. On constate malheureusement que la méthode ne comporte pas encore de contraintes a priori sur l’emplacement et le nombre des lieux de comptage (sans être trop précis, de manière à éviter que les organisateurs ne leurrent les comptages).
Il semble que les organisateurs de manifestations n’aient pas fait l’effort d’expliciter leurs méthodes de comptage. Néanmoins, on constate que les chiffres de la police et ceux des organisateurs de manifestations ont maintenant tendance à se rapprocher de ceux des comptages des médias, plus vite pour ceux de la police que pour ceux des organisateurs, avec encore quelques accidents et erreurs [3].
Evidemment, toutes ces précautions méthodologiques ont été mises en défaut lors de la manifestation du 11 janvier 2015 à la suite des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, mais cela ne remet pas en cause la méthode de comptage.
En effet, cet ensemble méthodologique permet une évaluation répétable de l’ampleur d’une manifestation : les variations de cette évaluation donnent une information sur l’évolution de la force d’un mouvement, et permettent de comparer des mouvements appelant à manifester. Cette répétabilité est la première qualité que l’on attend d’une mesure statistique, elle est maintenant garantie.
En revanche, on note que la « définition » du nombre de manifestants est largement indiscutée : c’est le nombre de personnes franchissant une certaine ligne. On aurait pu imaginer de nombreuses autres définitions du même objet : le nombre de personnes présentes dans la manifestation à un moment donné, le nombre maximal de personnes présentes, le nombre de personnes étant passées dans la manifestation pendant un certain temps, etc. D’ailleurs, au moins la première de ces définitions pourrait être mise en œuvre de manière opérationnelle à l’aide de photos aériennes, cette mise en œuvre est d’ailleurs évoquée à la fin de [1] (sans néanmoins qu’il y ait remise en cause de la définition même du nombre de manifestants).
Les manifestations des gilets jaunes ont radicalement changé la situation.
Les méthodes jaunes
Sur les méthodes de comptage des gilets jaunes, la source la plus complète est une source très engagée pour les gilets jaunes, mais suffisamment argumentée pour qu’on s’y intéresse [4]. On peut noter par ailleurs que les références à cette source ou à des sources proches [7,8] se trouvent dans de bons articles journalistiques [5,6].
En particulier, [4] propose une liste des méthodes de comptage. Cette liste est bien écrite et lisible, il est donc inutile de la paraphraser ici, nous nous contenterons de la résumer et d’en faire la critique. On constate que les deux premières et principales méthodes mesurent en réalité des objets différents. La première méthode est la méthode par densité, qui revient à considérer que le nombre de manifestants est le nombre de personnes présentes dans la manifestation à un moment donné. La seconde, dite méthode « à vue », est le comptage habituel du nombre de manifestants franchissant une ligne donnée, explicité en 2014.
Ce qui a obligé le mouvement des gilets jaunes à cette variété de méthodes (et de définitions implicites), c’est la variété de leurs manifestations : ils ont manifesté d’abord de façon statique, puis en marchant, mais avec des trajets pas toujours connus à l’avance, etc. D’où le bouleversement dans les méthodes de comptage.
On a même pu lire des évaluations faites par des syndicats de policiers, qui prenaient en compte le turn-over des manifestants dans les rassemblements statiques (on retrouve finalement « le nombre de personnes étant passées dans la manifestation pendant un certain temps »). Le seul défaut de cette définition est qu’il est à peu près impossible de la mettre en œuvre de façon fiable et répétable.
La comparaison impossible
Ce qui frappe, après cette revue des méthodes de comptage, est l’absence totale de définition de « ce qui est compté » : les manifestants qui passent, ceux qui étaient présents, ceux qui étaient présents un certain temps, etc. Certes, une définition n’est pas intéressante si on ne sait pas la mettre en œuvre par une méthode de comptage, mais à l’inverse, ne pas savoir si les divergences entre comptages résultent des définitions utilisées ou d’imperfections des méthodes de comptage amène à des débats stériles.
Il faut par ailleurs revenir à la question de départ : quelle est l’importance du mouvement des gilets jaunes par rapport aux manifestations syndicales habituelles ? Nous sommes finalement obligés de conclure que ces manifestations sont comptées par des méthodes tellement différentes que la comparaison est impossible. Nous pouvons, en utilisant le comptage explicité en 2014, voir l’évolution des cortèges syndicaux ; nous pouvons, en faisant confiance aux comptages du « nombre jaune », voir l’évolution des manifestations de gilets jaunes. Mais nous ne pouvons actuellement pas les comparer.
Il serait néanmoins possible de remettre en cause ces choix de méthode, et de définition. Rien n’empêcherait de faire deux comptages pour chaque manifestation : le flux de manifestants en un certain lieu, et le nombre total à un certain moment. Ce double comptage serait sans doute plus robuste que l’indicateur unique actuel, permettant de donner une idée de l’importance de rassemblements statiques, de petites manifestations très mobiles, etc.
PS : pour aller plus loin dans l’étude de ce mouvement, on peut noter un colloque à venir fin 2019 : « Quels outils pour appréhender et analyser les mobilisations de Gilets Jaunes et les données is-sues du Débat national ? » https://ist.blogs.inra.fr/sae2cfp/2019/06/05/journees-d-etudes-quels-outils-pour-apprehender-et-analyser-les-mobilisations-de-gilets-jaunes-et-les-donnees-issues-du-debat-national/
Mots-clés : comptage – gilets jaunes – densité – flux
Références
[1] Café de la statistique du 10 novembre 2015 « Combien de manifestants ? » https://www.sfds.asso.fr/sdoc-2181-d9dca8578dbcf6901a9cc1af43fd27eb-cr_2015_11_10_manifestants_version_finale_finale.pdf
[2] « Comment est réalisé le comptage indépendant utilisé par « Le Monde » et d’autres médias ? » https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/05/26/comment-est-realise-le-comptage-independant-utilise-par-le-monde-et-d-autres-medias_5305180_823448.html
[3] « Pourquoi Occurrence a compté plus de manifestants que la police et moins que la CGT le 26 mai? » https://www.liberation.fr/checknews/2018/05/30/pourquoi-occurrence-a-compte-plus-de-manifestants-que-la-police-et-moins-que-la-cgt-le-26-mai_1654991
[4] « Pourquoi ce blog? Comment les comptages sont calculés? » http://gjsciences.com/2019/01/17/pourquoi-ce-blog-comment-les-comptages-sont-calcules/
[5] « Référents locaux, stickers et analyse vidéo : la nouvelle méthode de comptage des « gilets jaunes » » https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/referents-locaux-stickers-et-analyse-video-on-vous-decrypte-la-nouvelle-methode-de-comptage-des-gilets-jaunes_3136541.html#xtor=CS2-765-[autres]-
[6] « Le difficile comptage des rassemblements de « gilets jaunes » » https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/01/21/le-difficile-comptage-des-rassemblements-de-gilets-jaunes_5412352_4355770.html
[7] « Chiffres, pouvoir et médias : les Gilets jaunes se lancent dans le data journalisme » https://www.ladn.eu/media-mutants/medias-gilets-jaunes-comptage-manifestants/
[8] « Le nombre jaune » https://www.facebook.com/lenombrejaune/
- Comment compter les gilets jaunes ? - 1 juillet 2019
Bonjour et merci pour votre article fouillé.
Je vous livre quelques réflexions engagées dans le cadre de l’association Pénombre et qui paraitront dans notre prochaine lettre blanche.
« Mais qui sont les gilets jaunes ? ». Nous avions moqué la première enquête parue sur la question dans notre interlettre ce qui avait donné lieu à plusieurs réponses. Depuis, plusieurs travaux ont posé la question. Cette quête s’apparente à un jeu de piste et les concurrents utilisent des sentiers différents. Du témoignage isolé à l’enquête sur 10010 personnes ajoutant une question à un baromètre habituel plusieurs spots ont été dirigés vers cette population. Nous racontent-ils la même chose ?
Tout d’abord, comment les reconnait-on ? On va les voir sur les ronds-points ou dans les manifestations, on les repère lors de la passation d’un questionnaire, on dépiaute les réseaux sociaux. Il y a ceux qui ont le gilet, mais, plus souvent, ceux qui « Se disent», « se considèrent comme» , « se définissent comme», « se qualifient de», « disent avoir pris part », « ont participé ».
Combien sont-ils ? Selon les enquêtes, 21 %, 18 %, 22 %, 17 %, grosso modo 1 français sur 5, ça fait beaucoup….
Quelles sont leurs caractéristiques ? On n’a pas systématiquement d’informations dans la mesure où certaines enquêtes se bornent à comparer le % de réponses des GJ à certaines questions avec celui des autres sondés. Mais on peut néanmoins noter que la participation ouvrière varie entre 14.4 % , 16.9 % et 26 % , et les employés seraient tantôt 21 %, tantôt 33 %, et même 46 %.
Choisir le bon angle et le bon grossissement pour photographier un phénomène mal délimité et qui, de surcroit, se modifie de semaine en semaine, c’était peut-être mission impossible. Et il faut une bonne dose d’optimisme pour prétendre répondre aux questions « que pensent-ils ? » ou « sont-ils plus de droite ou de gauche ? ».
Nous avons déjà souligné le peu de représentativité statistique des échantillons contactés sur les ronds-points, qui, n’étant ni « pêchés » de manière aléatoire, ni construits à partir d’une population par définition inconnue, ne peuvent donner lieu ni à généralisation, ni à comparaison avec les données de la population générale. Quant aux échantillons constitués par sondage dans la population générale, le nombre très important des répondants se déclarant « gilet jaune » ne peut que surprendre.
Alors, que faire ? Mon ami Gaston à qui je confiais ces questionnements a cherché à me réconforter. « Sais-tu comment on fait pour déterminer la composition inconnue des poissons dans un étang ? » me demande t’il. Je lui avoue ne jamais m’être vraiment préoccupée de ce problème. « Et bien voilà, il y a deux méthodes. La première, c’est la pêche électrique. Le principe est d’envoyer un courant électrique dans l’eau pour étourdir les poissons afin de les récupérer avec des épuisettes. Les poissons récupérés sont ensuite identifiés, triés, mesurés et mis en stabulation le temps de récupérer. Une fois toute la manipulation terminée, ils sont tous remis à l’eau. C’est vrai que c’est un peu brutal, et puis il te faudrait des tas de lieux de rétention, je veux dire de centres d’accueil pour leur offrir un temps de répit avant de les remettre sur leurs ronds-points. C’est dommage parce que c’est vraiment très efficace, c’est un vrai recensement et ça évite toutes les critiques sur la représentativité des sondages. Une autre méthode, moins coûteuse, est celle de Petersen. Cette méthode comporte deux pêches successives du même secteur. A la première pêche, m poissons capturés sont marqués par un procédé quelconque et avec des marques différentes suivant les espèces. Puis on remet tout à l’eau. L’effectif total de la population d’une espèce étant N, la proportion des poissons marqués de cette espèce est p = m/N. On attend que les poissons marqués se soient dispersés au hasard parmi les poissons non marqués pour pratiquer la seconde pêche. Celle-ci comporte n poissons de l’espèce considérée dont r marqués. On a approximativement m/N = r/n. On peut faire des comptes séparés pour chaque espèce, c’est assez pratique. Mais, ce sont des échantillons qui ne peuvent être considérés comme aléatoire que si, pour chaque pêche, les poissons se sont distribués au hasard, et donc, cette méthode ne va pas te convenir non plus. Si je comprends bien, c’est plus facile de compter des lieux noirs ou jaunes que des gilets ». Il a raison Gaston.