La Suède fait encore figure de « modèle » au regard de son système de protection sociale et de ses performances économiques. Pourtant, dès les années 1990, à la suite d’une grave crise budgétaire, ses gouvernements successifs ont procédé à d’importantes réformes qui ont contribué à écorner l’image de ce « modèle »[1]. Le pays, bénéficiant de la solidité retrouvée de ses finances publiques et de confortables excédents commerciaux, a entamé sa sortie de crise dès 2014.

Des objectifs clairs, un ensemble de dispositifs cohérents

Dans le domaine de la protection sociale, les objectifs sont clairs : maintenir un haut niveau de cohésion sociale grâce à des services publics et des prestations basées sur le principe de l’universalité, permettre à tous les citoyens d’accéder à un emploi, promouvoir l’égalité, garantir le bien-être des enfants dès leur plus jeune âge, sans que la mise en œuvre de ces objectifs nuise à la compétitivité des entreprises.

En Suède, du fait d’un marché intérieur restreint, l’économie repose sur les exportations de produits à haute valeur ajoutée. Pour assurer le financement des politiques sociales, le niveau des prélèvements obligatoires y est élevé à l’instar de celui de la France (respectivement 44 % et 47,4 % du produit intérieur brut (PIB) en 2015).

Le système fiscalité-transferts sociaux est moins complexe qu’en France. Les fonctions de redistribution « verticale » et « horizontale » dévolues à la fiscalité et aux prestations sociales – familiales en particulier – sont bien distinctes. à l’impôt sur le revenu des ménages est uniquement dévolu un rôle de redistribution verticale des plus riches vers les plus pauvres. En conformité avec le principe de l’égalité entre les sexes, l’imposition est individuelle. Le taux maximum est fixé à 57 %, le prélèvement se fait à la source et la présence d’enfants n’est pas prise en compte dans son calcul. La taxation des revenus du capital est forfaitaire (30 %) et l’impôt sur les bénéfices des sociétés est de 22 %.

En revanche, la politique familiale (prestations en espèces, services et équipements), basée sur le principe de l’universalité, est un peu plus généreuse qu’en France : toutes les familles, quel que soit leur niveau de revenu, bénéficient d’un montant d’allocations familiales (financées par l’impôt) identique dès le premier enfant (en France, les familles en bénéficient seulement à partir du deuxième enfant). La politique familiale n’a ainsi qu’une fonction de redistribution horizontale : à revenus primaires identiques, des ménages sans enfants vers les couples avec enfants. L’accent est mis avant tout sur les services et équipements collectifs : la Suède est ainsi le pays membre de l’OCDE qui consacre la part la plus importante de son PIB à l’accueil et l’éducation des enfants d’âge préscolaire[2]. De plus, dans un souci de cohérence, a été instauré un droit légal assurant à tous les enfants une place en crèche dès l’âge d’un an.

Dans ce pays où la lutte contre les discriminations sexuelles sur le marché du travail occupe une place privilégiée dans l’agenda des politiques sociales, un dispositif comme le congé parental est emblématique : sa durée est de 480 jours qui peuvent être répartis sur une période de 12 ans. Il peut être partagé entre les deux parents, mais trois mois sont obligatoirement réservés au parent qui n’en a pas bénéficié depuis la naissance (généralement le père). Il est bien rémunéré : le parent en congé perçoit une indemnisation à hauteur de 78 % de son salaire antérieur, plafonnée à un peu moins de 4 000 euros par mois. Ce dispositif est ainsi en accord avec l’objectif visant à inciter les pères à participer à parts égales aux tâches domestiques et éducatives.

Un marché du travail devenu plus « flexible »

La « flexibilisation » du marché du travail s’est traduite par la multiplication des emplois atypiques et mal rémunérés, en intérim ou en contrat à durée déterminée (CDD).. Toujours selon les données de l’OCDE, le niveau de protection de ces emplois a fortement diminué depuis 1990. La fonction publique n’a pas été épargnée : son statut a été réformé et l’emploi à vie – hormis pour certaines professions comme les magistrats – a été supprimé. De même les conditions d’accès à l’assurance chômage ont été restreintes, les durées d’indemnisation sont devenues plus courtes et les incitations – associées à des contrôles périodiques – à rechercher un emploi ont été renforcées[3]. Illustrant la vigueur de la reprise économique suédoise depuis 2014, le taux de chômage a diminué ces dernières années et reste toujours moins important en Suède qu’en France (respectivement 6,4 % et 8,9 % fin 2018).

Même si la Suède fait encore partie des pays européens membres de l’OCDE (avec le Danemark et la France) où les inégalités sociales sont les moins prononcées, quel que soit l’indicateur retenu, celles-ci ont beaucoup progressé depuis dix ans (le coefficient de Gini est passé de 0,23 en 2006, à 0,28 en 2016), ce qui pourrait expliquer en partie la montée du vote d’extrême droite dans ce pays.

Une nette augmentation de la pauvreté

Ainsi, la Suède n’est pas exempte d’ombres au tableau. Le taux de pauvreté monétaire est passé de 10,5 %, en 2007, à 14,5 %, en 2015[4]. La population étrangère est plus affectée par ce fléau que les Suédois du fait d’un taux de chômage beaucoup plus élevé que celui des autochtones[5]. Pays de forte immigration[6], ce pays a accueilli un grand nombre de réfugiés : en juin 2016, 110 300 y résidaient contre 11 700 en France. Pays très accueillant, le taux d’octroi du droit d’asile s’y élevait, en 2015, à 72 % des demandes, contre 26 % dans l’Hexagone et 57 % en Allemagne.

La Suède est aussi confrontée à un important chômage des jeunes de moins de 25 ans (17,9 %) bien que ce taux reste inférieur à celui de la France (23,7 % en 2017 selon Eurostat). Reflet de la flexibilisation du marché de l’emploi, le nombre de personnes qui occupent des emplois temporaires est passé de 569 000 en 2000 à 745 000 en 2015. Le chômage de longue durée (un an et plus) a augmenté depuis la crise de 2008 et affecte une proportion élevée des chômeurs âgés de 25 à 54 ans (21,8 % contre 46,3 % en France).

Bien que la Suède soit un pays très prospère (le revenu annuel moyen par adulte s’élève à 42 473 euros contre 32 377 euros en France, en 2015[7]), l’écart entre le niveau de vie des bénéficiaires de minima sociaux et celui du reste de la population s’est creusé au cours des trente dernières années[8].

En dépit des efforts budgétaires et législatifs en faveur de la promotion de l’égalité des sexes, les discriminations persistent sur le marché du travail : les femmes continuent d’occuper la majorité des emplois à temps partiel et de recourir plus souvent que les pères au congé parental.

ébranlé par les deux crises économiques des années 1990 et 2008, accompagnées de restrictions budgétaires, le « modèle suédois » a été sérieusement écorné. La segmentation du marché du travail, le développement des emplois précaires et peu rémunérés, la croissance de la pauvreté et des inégalités de revenus ont contribué à ternir la réputation du « modèle » suédois. Néanmoins, les principaux fondements de sa protection sociale ont été sauvegardés grâce aux performances de l’économie suédoise et à une longue tradition sociale-démocrate.


[1] Voir de l’auteur « Existe-t-il encore un modèle nordique ? », Les Cahiers français, no 399, 2017, pp. 63-68.

[2] La Suède consacre 1,6% de son PIB et la France 1,3% aux dépenses liées à l’accueil et à l’éducation des

enfants âgés entre 0 et 5 ans ce qui représente respectivement par enfant de cet âge une dépense de10.300 Euros et de 6.200 Euros. Source : OCDE, Family Database

http://www.oecd.org/els/family/database.htm#public_policy

[3]. Annie Jolivet, « Suède : un filet de sécurité sous pression », Chronique internationale de l’IRES, no 164, 2018, pp. 130-145.

[4] % de personnes dont le revenu est inférieur à 60 % du revenu médian après transferts (Source : Eurostat).

[5] En 2017, respectivement 15,8% et 4,5% (Source : Statistiques de l’OCDE sur les migrations internationales).

[6] Le nombre d’immigrés permanents est passé de 49.795 en 2005 à 138.154 en 2016 (Source : OCDE (2019), « Entrées d’immigrés permanents » (indicateur), https://doi.org/10.1787/1bccf3c8-fr.

Le nombre de personnes nées à l’étranger et vivant en Suède (population allochtone) a également beaucoup augmenté, passant de 981.633 en 2000 à 1.784.497 en 2017.

[7]. Source : The World Wealth and Income Database.

[8]. Annie Jolivet, op.cit.