C’est la première fois que nous nous rencontrons, nous n’avons jusqu’ici communiqué que par mail ou téléphone, mais Maya m’accueille avec beaucoup de chaleur pour un (plantureux !) petit-déjeuner dans un salon de la Fédération Nationale du Crédit Agricole. La voix est bien posée, la parole ronde agrémentée de fréquents sourires, laissant percevoir un mélange de grande détermination et de bienveillance. Outre l’ENSAE et le Groupe Crédit Agricole, nous nous découvrons un nouveau point commun avec notre intérêt pour l’Arménie, pays sur lequel je viens d’écrire un article pour variances.eu, et qu’elle a visité plusieurs fois dans le cadre du suivi de la participation que détient le Groupe Crédit Agricole dans la banque locale ACBA. La conversation part dans de nombreuses directions avec beaucoup de naturel, et lorsque les 90 minutes prévues se sont écoulées, nous n’avons pas eu le temps d’aborder toutes les questions prévues, il nous faudra prévoir un nouvel échange…
Maya, tu as intégré l’ENSAE en 1993, quelles ont été les raisons de ce choix ?
A la sortie de la prépa HEC, j’avais réussi les concours des « trois parisiennes » et celui de l’ENSAE. Après mûre réflexion, j’ai choisi de renoncer à HEC et d’aller à l’ENSAE. Je voulais continuer des études scientifiques, sachant que je pourrais si nécessaire compléter ma formation en management alors que l’inverse (refaire des maths après trois ans d’école de commerce) serait difficile ! Le père de mon meilleur ami, dirigeant d’une grande banque, m’avait vanté les mérites de l’ENSAE et emporté ma décision, tout en me rappelant de ne pas m’enfermer dans une bulle quantitative. Et de fait, ma scolarité a assez vite basculé des maths vers une activité principale, le développement de la junior entreprise !
J’ai ensuite peu utilisé les compétences enseignées à l’école, mais conservé un goût pour les statistiques et j’ai retrouvé avec plaisir les débats sur les questions macroéconomiques pendant mon mandat à l’Agence France Trésor.
Après l’ENSAE, tu prépares le concours de l’ENA, que tu réussis en 1997. L’ENA t’ouvre les porte d’un parcours à Bercy : administratrice au bureau de l’épargne et des marchés financiers, chef de bureau des affaires bancaires et monétaires, sous-directrice des assurances, directrice générale adjointe de l’Agence France Trésor. Quelles leçons tires-tu de ton expérience de la haute fonction publique ?
J’ai été très heureuse de mon parcours dans la fonction publique. J’ai pu contribuer à divers titres, entre 2000 et 2012 , à l’élaboration de la loi, en participant notamment aux débats parlementaires sur les suites de la crise d’Enron, négociations de la réglementation Bâle 2 au niveau européen, ou en évaluant les conséquences de la crise de 2008 sur les assureurs.
En rejoignant l’Agence France Trésor, acteur de marché en charge de la gestion de la trésorerie de l’Etat et de sa dette, mon rôle a évolué. L’enjeu était de bien suivre les flux de placements des investisseurs internationaux sur les marchés de titres de dette publique, et de bien comprendre les ressorts de leurs décisions. Parmi ces grands investisseurs, les banques centrales ont un rôle stabilisateur important, non seulement via les pratiques de « forward guidance » qui se sont mises en place ces dernières années, pour guider les anticipations des marchés en matière de taux d’intérêt, mais aussi en tant que gestionnaires de réserves importantes. Ce sont des acteurs dont le rôle est souvent méconnu à l’extérieur, même si les politiques de « quantitative easing » les ont mises en lumière.
Le groupe Crédit Agricole te sollicite en 2016. Tu le rejoins en tant que DGA de la FNCA, en charge notamment des questions réglementaires. Peux-tu nous rappeler ce qu’est la FNCA, et nous décrire ton rôle aujourd’hui ?
La FNCA est en quelque sorte la fabrique du collectif du groupe Crédit Agricole. C’est la « maison des Caisses régionales », qui apporte des services à ces 39 banques solides sur leur territoire, organise leurs réflexions communes et porte la voix du Crédit Agricole auprès des pouvoirs publics français et européens. Elle travaille également sur certains dossiers qui concernent les filiales, et est délégataire de services dans trois domaines très importants pour la vie des Caisses : le conseil juridique et fiscal, la gestion de la branche professionnelle de 75 000 salariés, et certains achats. Elle s’appuie pour cela sur une équipe d’experts, (juristes, spécialistes de l’agriculture, du logement, des affaires européennes…) et compte une centaine de salariés, dont le travail quotidien est rythmé par les réunions mensuelles des Présidents et Directeurs Généraux des CRCA, et les nombreux comités et commissions à organiser.
A titre d’illustration, les dossiers sur lesquels j’ai eu à m’impliquer récemment concernent l’application des nouvelles règles de résolution dans le groupe, ou encore la définition des documents à demander aux clients selon les règles du KYC[1], en faisant en sorte de proportionner nos demandes au risque des clients. J’ai également pu travailler sur notre participation, via une holding, dans une banque en Arménie.
Tu suis particulièrement les questions de règlementation bancaire. Quelle est ta perception de l’évolution de la règlementation au cours des 10 dernières années ?
L’administration s’est efforcée de bâtir pour le long terme en tirant les leçons des crises, au-delà du traitement des problèmes à court terme. La grande obsession dans les années 2000 a été de doter le superviseur bancaire et des marchés financiers des pouvoirs lui permettant de faire face aux crises, et de construire une relation de confiance entre le superviseur et l’Etat, qui, in fine, peut être amené à payer.
En voulant multiplier les règles, et en les rendant trop granulaires, on risque toutefois d’aller finalement à l’encontre de l’objectif visé. Quand les règles sont nombreuses, elles peuvent devenir contradictoires. Et en les détaillant trop, on peut conduire certains établissements à abandonner certains risques et perdre les avantages de la mutualisation qui existe dans les établissements bancaires diversifiés, comme les banques françaises en général. Ceci peut avoir des impacts macroéconomiques que l’on a actuellement du mal à apprécier.
De plus, le superviseur se targue aujourd’hui d’avoir une vision « intrusive » de son rôle, et à titre personnel, en tant qu’ex-praticienne, je me demande s’il ne s’engage pas trop loin dans la responsabilité du management des entreprises supervisées. On est encore loin de la confiance recherchée entre superviseur et établissements financiers.
Comment s’est passée ton intégration au sein du groupe Crédit Agricole, et quelles comparaisons établis-tu avec le secteur public ?
J’observe qu’au sein du groupe Crédit Agricole, l’accent est fortement mis sur le développement personnel. Lorsque vous rejoignez le groupe, on vous interroge sur votre personnalité, vos aspirations profondes, votre style de management. Il existe aussi une véritable capacité de dialogue sur des questions de conditions de travail, de télétravail, de formation…. Le groupe Crédit Agricole possède ainsi une forte culture du consensus et du long terme, dans laquelle je me sens à l’aise. Une culture assez taiseuse également. Des inimitiés peuvent certes exister, comme dans tout groupe, mais on fait alors en sorte de se parler car on sait que l’on va travailler ensemble dans la durée. Depuis mon arrivée, je m’investis beaucoup, à travers des visites quasiment mensuelles dans les différentes caisses régionales, pour comprendre leur mode de fonctionnement, car chacune a ses spécificités, liées notamment aux territoires qu’elle couvre.
Est-ce qu’en tant que femme, ton intégration dans le Groupe Crédit Agricole n’a pas été difficile? N’est-ce pas un univers encore très masculin ?
Je soulignerai d’abord qu’il a toujours été naturel pour moi de voir des femmes à des postes de management. J’ai effectué mon premier stage dans une compagnie d’assurance sous la responsabilité d’une femme, le second, au service des Etudes Economiques d’Indosuez également (c’était avec Michèle Debonneuil qui m’a beaucoup impressionnée[2]), et lorsque j’ai rejoint la Direction du Trésor, « ma grande chef » qui m’a fait confiance sur de lourds dossiers était une femme, Anne Le Lorier, jusqu’à récemment sous-gouverneure de la Banque de France. Je trouve triste d’entendre encore : « tu es la première femme à faire ceci ou cela… ». Cela pouvait se concevoir dans les années 70 ou 80 au moment de la première admission d’une femme à Polytechnique ou lorsqu’une femme est devenue pilote de ligne, mais plus aujourd’hui.
Pour en venir au groupe Crédit Agricole, je pense que mon intégration a été plus facile au sein de la FNCA en raison du rôle et du fonctionnement spécifiques de cette organisation. Et même les CRCA, avec une forte culture de mobilité, se féminisent. Les postes de DGA y sont occupés à hauteur de 10 à 15% par des femmes, et une campagne « Fermons la gueule du crocodile » (c’est-à-dire la courbe croisée des parts masculine et féminine en fonction de la hiérarchie) a été lancée par la FNCA. Je pense que le problème tient surtout à la ténacité des stéréotypes de vie, et qu’il affecte autant les hommes qui ne sont pas dans le moule que les femmes. Et le frein se situe au niveau de la société dans son ensemble et pas seulement à celui de l’entreprise.
Née en Algérie, tu es arrivée en France à l’âge de 7 ans. Immigrée de première génération, tu t’investis dans l’intégration et l’égalité des chances. Peux-tu nous dire quelques mots sur ton parcours personnel ?
Ma grand-mère avait un atelier de couture en Algérie et a formé beaucoup de jeunes filles, c’était une femme d’entreprise. Ma mère a été la première femme de sa famille à faire des études universitaires, et plusieurs de mes oncles et tante sont partis travailler ou étudier en Europe (Allemagne de l’Est et de l’Ouest, Angleterre). J’ai de ce fait baigné dans une culture francophone, en tout cas du côté de ma famille maternelle. Ma famille paternelle était extrêmement modeste et mon père est arrivé seul en France à l’âge de 15 ans, puis a travaillé dans l’assurance, grimpé les échelons, avant de revenir en Algérie mais de travailler entre les deux pays. C’est pour nous stabiliser que ma mère est arrivée avec mon frère et moi, elle a dû redémarrer à zéro, a pris un emploi sans rapport avec ses diplômes universitaires, mais grâce au bagage culturel de mes parents, je n’ai pas connu de problèmes d’intégration. J’ai grandi en Essonne, ce n’était pas une banlieue difficile, mais j’ai eu la chance de ma vie en étant incitée par une professeure d’anglais du collège à intégrer le lycée Louis-le-Grand. Cela m’a mise sur une lancée formidable, tant au plan personnel que professionnel.
Comme si tes responsabilités professionnelles n’étaient pas suffisantes, tu es mère de 3 enfants, impliquée dans le monde associatif, dans la promotion du rôle des femmes dans le secteur financier… Tu es également membre du conseil d’Ecole, illustration de ton attachement à l’ENSAE. Comment arrives-tu à gérer tous ces engagements ?
Je crois profondément que l’attention et les conseils personnels que l’on peut donner à des jeunes qui n’ont pas un cadre privilégié, peuvent constituer une énorme chance pour eux, mon parcours en témoigne. J’essaie d’utiliser mon réseau pour aider les autres, c’est dans ma position une manière efficace d’agir. On peut ainsi arriver à faire beaucoup de choses sans avoir besoin de dégager énormément de temps de réunion.
S’agissant de mon rôle à l’ENSAE, c’est Nicolas Denis, lui aussi alumni et ancien président de la Junior Entreprise, qui m’a passé le flambeau des relations du groupe Crédit Agricole avec l’Ecole. Je suis membre du conseil d’Ecole depuis 2017, ce qui m’a permis de renouer avec l’ENSAE, de découvrir son nouvel environnement du plateau de Saclay. J’ai pu constater que si la finance a cédé le primat au big data, certaines problématiques n’ont pas changé, notamment la nécessité de faire connaître l’Ecole auprès des prépas, et d’ouvrir les élèves, dont la technicité pointue est reconnue et bien rétribuée, à tous les champs de l’entreprise !
L’engagement constitue par ailleurs une valeur forte du Crédit Agricole, et chaque CRCA mène des actions à son échelle, par exemple avec les Points passerelle, destinés à l’accueil de personnes en grande difficulté sociale, ou dans le domaine sportif, avec des caisses qui financent des tournées de bus pour conduire les jeunes sur les lieux d’entraînement sportif.
Pour terminer, quel message voudrais-tu transmettre, en particulier aux plus jeunes qui s’interrogent sur leur devenir ?
Ne jamais perdre de vue qui l’on est et ce qui nous construit. Je crois qu’il est important de savoir prendre du recul par rapport à son travail, identifier ce qui ne va pas et y réfléchir de façon constructive. Je ne le faisais pas suffisamment en début de carrière, à un moment où l’on a tendance à essayer de faire corps avec son entreprise et à négliger ce travail sur soi, sur son environnement, sur le sens de ce que l’on fait.
J’ai la chance aujourd’hui d’être dans un groupe qui valorise ces temps sur soi, mais partout, il est utile de se ménager ces « temps morts », en réalité bien vivants, qui peuvent faciliter les prises de décision (formation, réorientations…) et éviter de rentrer dans une spirale de critiques et auto-critiques.
[1] Know your customer
[2] Voir son portrait dans variances.eu
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