Cette tribune a été initialement publiée dans Libération, le 12 avril 2018.
Et si on avait pu anticiper les révoltes étudiantes en mesurant les effets du baby-boom ? C’est ce qu’ont fait de jeunes démographes qui s’interrogeaient, en 1964, sur le déséquilibre grandissant du marché matrimonial.
Début 1964, un cours de démographie sur le déterminisme dans les sciences sociales se tient à l’Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique (Ensae). Point de départ, ce constat : il existe, en France, une donnée statistique remarquablement stable depuis au moins un siècle : la différence d’âge au mariage. Certes, on se marie plus ou moins tôt selon les époques ou selon les milieux sociaux. Mais, quelles que soient ces variations, on observe que les hommes se marient presque toujours plus tardivement que les femmes, deux ans et demi en moyenne. Or, il s’est passé, en 1946, un phénomène singulier, le baby-boom : 200 000 naissances de plus qu’en 1945. Ce mouvement s’est poursuivi depuis : 800 000 naissances annuelles, au lieu de 600 000 avant la guerre. Ce qui, vingt ans plus tard, va aboutir inévitablement à un déséquilibre important du marché matrimonial. Chaque année (nous sommes en 1964), 400 000 filles en âge de se marier ne trouveront face à elles que 300 000 garçons prêts à s’engager… Le maximum de l’écart se situera en mai 1968. Question : que se passera-t-il alors ?
Cette question stimulante donne lieu à un débat passionné entre les futurs administrateurs de l’Institut national de la statistique et des études démographiques (Insee). Les uns annoncent un infléchissement important dans les valeurs morales, dont on perçoit déjà les prémices : tant d’hommes sollicités par tant de femmes qui ne trouvent pas de mari, cela ne peut que déboucher sur un accroissement du nombre de couples illégitimes et de naissances hors mariage – avec inévitablement une augmentation des avortements clandestins et une pression accrue pour l’acceptation d’un droit à la contraception et de l’IVG. D’autres, plus sensibles à la dimension sociale, prévoient qu’en attendant de se marier, les femmes vont travailler plus longtemps, et acquérir ainsi une certaine autonomie financière avant de revendiquer une certaine indépendance… Un troisième groupe, tout en considérant ces évolutions comme probables, pense qu’elles se diffuseront de manière inégale dans la société française et qu’elles concerneront d’abord les milieux où les déséquilibres liés au baby-boom apparaissent les plus importants, tout particulièrement le milieu universitaire : en cinq ans, de 1958 à 1963, le nombre d’étudiants est passé de 112 000 à 186 000. D’après les prévisions, ce nombre devrait dépasser 500 000 en 1968. En dix ans, la proportion d’étudiantes passerait, quant à elle, de 38 % à plus de 45 %. Déjà, les amphis sont surpeuplés : plus de 500 étudiants pour un cours magistral dans le grand amphi de la Sorbonne. Ce 20 février 1964, face à la revendication étudiante de réforme de l’enseignement supérieur, le gouvernement fait pour la première fois occuper l’université par la police et déploie plus de 5 000 CRS au Quartier latin… Première victime de la répression policière, une étudiante de Lyon, Monique Roux, est condamnée à une amende de 300 francs pour avoir donné un coup de parapluie à un agent. Prélude d’une révolution qui mettra encore quatre ans avant d’éclater ?
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