Le monde numérique dans lequel nous vivons depuis deux décennies nous a habitués à des temps de réponse, de réaction, de diffusion d’une information ou d’une innovation extrêmement rapides, dans une logique de « temps réel », ou presque.

Nous souhaitons revenir 80 ans en arrière, et parler des années 30 où une innovation de méthode, les sondages, s’est diffusée avec une vitesse rare à cette époque, en particulier au niveau de ses applications, dont la mesure d’audience.

Que s’est-il donc passé dans cette décennie ?

1 – L’affirmation de la théorie des sondages

On peut dater la naissance de l’échantillonnage ou de la théorie des sondages, comme on ne disait pas à l’époque, à l’exposé d’Anders Kiaer, directeur de l’Institut de Statistique du Royaume de Norvège, le 30 août 1895 lors du congrès de l’Institut International de Statistique tenu à Berne.

Le titre de sa communication est « Observations et expériences concernant des dénombrements représentatifs » ; il y aborde la question suivante : « de quelle manière un dénombrement représentatif doit-il être exécuté pour qu’il puisse représenter une miniature aussi correcte que possible de la société entière ? ». Dans un monde où le paradigme dominant sinon exclusif est celui de l’exhaustivité, c’est-à-dire l’observation totale de la population étudiée, cette approche de la « pars pro toto » crée un émoi certain.

Kiaer fait des émules, d’autres travaux suivent, à l’ISI ou ailleurs, et l’ISI crée une commission pour étudier la valeur des travaux de Kiaer. Comprenant de très grands mathématiciens de l’époque (dont, par exemple, Corrado Gini), elle est présidée par Adolph Jensen, célèbre pour son inégalité éponyme. En 1925, le rapport de la Commission Jensen confirme le bien-fondé scientifique de l’approche (Report on the representative method in statistics, publié en 1926). Kiaer n’est plus là pour contempler sa victoire : il est mort en 1919.

L’affirmation de l’échantillonnage entraîne alors pléthore de travaux de recherche académique.

Leur point d’orgue sera l’exposé du 19 juin 1934 du professeur Jerzy Neyman, alors à l’University College de Londres – Neyman partira à Berkeley en 1937 – devant la Royal Statistical Society. Cette communication sera publiée sous le titre « On the two differents aspects of the representative method » dans le Journal of Royal Statistical Society (Vol. 97, 1934). S’appuyant sur les travaux de Fisher sur la théorie de l’estimation, Neyman y développe l’essentiel de la théorie mathématique des sondages, et même le concept d’intervalle de confiance.

2 – Les premières mises en œuvre

L’échantillonnage ne va pas rester longtemps une simple construction théorique. Trois raisons à cela : l’expression de l’opinion publique, la convergence avec les travaux économiques de John Maynard Keynes, et les débuts de la mesure d’audience.

La connaissance de l’opinion publique

La réflexion sur la connaissance de l’opinion publique précède les publications de Neyman. C’est un sujet d’intérêt propre, et les articles consacrés à l’échantillonnage sont lus même sans l’aval de l’ISI.

Trois noms se détachent : Archibald Crossley (1896 – 1985), George Gallup (1901 – 1984), Elmo Roper (1900 – 1971). Ces trois contemporains jouent un rôle majeur dans la recherche marketing, science plus qu’embryonnaire à l’époque, et dans les méthodes de connaissance de l’opinion. Les échantillons y jouent un rôle majeur. Ils fondent chacun une société spécialisée : Crossley Inc. en 1926, Elmo Roper Inc. en 1933 et l’American Institute for Public Opinion (AIPO) par Gallup en 1935.

L’affirmation de leur réputation – et de la méthode des sondages qu’ils utilisent – doit énormément à l’élection présidentielle de 1936. Deux candidats sont en lice : le républicain Alfred Landon et le démocrate Franklin Delano Roosevelt. Selon une pratique datant de 1824, des titres de presse demandent à leurs lecteurs de simuler leur vote (technique dite des votes de paille) ; le seul fondement est le nombre très important des réponses et donc la loi des grands nombres, sans référence aux biais potentiels des répondants. Les votes de paille prédisent la victoire de Landon. Les sociétés de Crossley, Roper et Gallup emploient la méthode d’échantillonnage de Neyman et pronostiquent Roosevelt.

L’échantillonnage se trouve ainsi affirmé aux yeux du grand public. Dès 1937, de nombreux journaux américains créent des rubriques « Opinion », nourries par cette technique de sondage, pas chère, facilement et rapidement mobilisable.

Crossley, Gallup et Roper rejoignent en 1944 le comité éditorial de la revue Public Opinion Quarterly, créant un lien entre le monde de la recherche académique et celui de ses applications commerciales. Ils joueront ensuite un rôle majeur dans la naissance de l’American Association of Public Opinion Research en 1947.

Gallup va avoir indirectement une influence sur la France. Jean Stoetzel, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure Lettres et jeune professeur, part enseigner aux Etats-Unis en 1937, et rencontre George Gallup. A son retour en France, il crée en novembre 1938 le clone français de l’AIPO : l’Institut Français d’Opinion Publique (IFOP). Il sera ensuite titulaire de la chaire de Psychologie Sociale à la Sorbonne de 1955 à 1978, et le fondateur de la Revue Française de Sociologie.

Les comportements des acteurs économiques

Depuis 1915, la réflexion économique est largement dominée par les écrits et articles de John Maynard Keynes, et la crise de 1929 leur donne une grande importance. Son célèbre « Traité sur la monnaie » est publié en 1930.

La convergence entre la théorie économique de Keynes, qui met en avant les acteurs de la production et ceux de la consommation, et les travaux sur l’échantillonnage va ouvrir le champ à l’économie expérimentale appliquée.

Dès 1929, aux Etats-Unis, Arthur Charles Nielsen innove avec un premier panel de détaillants, suivi plus tard d’un panel de consommateurs. La théorie économique est ainsi confrontée à la mesure de sa réalité.

En Allemagne, une association de professeurs d’université en économie crée en 1934 l’entreprise GfK (Gesellschaft für Konsumforschung, société pour la recherche sur la consommation), qui, comme Nielsen, lance deux panels de consommateurs et de distributeurs.

La mesure d’audience

Toujours dans cette même période naît aux Etats-Unis la mesure d’audience. Evidemment, le seul « nouveau média » est la radio. La seule connaissance qu’ont les acteurs de ce nouveau marché vient du courrier des auditeurs.

Dès 1929, la société Crossley Inc. conduit des enquêtes par sondage aléatoire téléphonique sur le comportement d’écoute de la veille du jour d’appel pour mesurer l’audience de la radio et des stations et produit des résultats mensuels. En 1930, Crossley reçoit un prix de l’université de Harvard.Crossley organise le marché en créant le Cooperative Analysis of Broadcasting (CAB).

En 1934 est fondée la société Hooper Company, toujours pour mesurer l’audience de la radio. Concurrent des Crossley Ratings, l’ensemble du service porte le nom d’Hooperatings. La méthode consiste à faire un sondage aléatoire téléphonique et à recueillir l’information d’audience de façon coïncidentale. Qu’écoute l’auditeur au moment de l’appel et non la veille ? A son âge d’or, l’échantillon est constitué de 11 millions d’appels par an et couvre 106 agglomérations. La partie théorique du plan de sondage a été conçue par George Gallup.

En 1936, la société Nielsen intervient sur ce marché avec une approche différente : il ne s’agit pas de recueillir de façon déclarative le comportement des auditeurs. Nielsen acquiert les droits d’un dispositif technique, dit audimètre ; cet appareil est relié au poste de radio, et analyse le signal électrique. Il est ainsi capable de reconnaître si le récepteur est allumé ou éteint, et quelle est la station écoutée s’il est allumé. Par contre, le nombre d’auditeurs ne fait pas partie de l’objet de la mesure.

Un panel de foyers équipés de récepteur radio est alors déployé à titre exploratoire. Ces premières expériences conduisent Nielsen à lancer en vraie grandeur un service de mesure d’audience de la radio en 1942.

Que sont devenues les initiatives de Crossley, Hooper et Nielsen ? Le succès d’Hooper condamne Crossley et le CAB, qui ferme en 1946. Le développement de la télévision à partir de 1950 et le lancement par Nielsen de la mesure d’audience TV par adaptation au téléviseur de l’audimètre radio consacre la victoire de Nielsen, qui rachète Hooper en février 1950.

Conclusion

Il est très rare, dans le contexte d’il y a plus de 80 ans, que la même décennie voie s’affirmer des travaux académiques (concrétisés par les publications de Keynes, Neyman) et, de façon simultanée, des initiatives visibles du grand public et réussies de mise en application de ces méthodes, que ce soit en sociologie de l’opinion, en analyse du comportement du consommateur ou de l’auditeur.

 

Philippe Tassi