Louis Chauvel, sociologue luxembourgeois chercheur associé à Sciences Po, approfondit dans ce livre son diagnostic du déclassement des classes moyennes, déjà porté dans Les classes moyennes à la dérive (Editions du seuil, 2006, 108 pages). La place que tient l’immobilier dans son analyse, comme la qualité du livre, justifient une recension dans ce dossier Immobilier de Variances.
La repatrimonialisation
Le point de départ de Louis Chauvel converge avec les analyses de Thomas Piketty : nous assistons à une remontée des inégalités à travers ce que l’auteur appelle une repatrimonialisation.
Après la guerre, le prestige des classes moyennes était au plus haut, les inégalités salariales au plus bas et le patrimoine pouvait être considéré comme la forme résiduelle d’un passé en voie de résorption. Mais le rapport du patrimoine au revenu augmente à nouveau depuis un point bas de 2 ans en 1980 pour atteindre désormais 6 ans : un triplement moyen qui ne rend pas compte du sommet de la pyramide où l’inégalité (re)devient sidérale. Il l’illustre par les écarts de taille entre les déciles extrêmes des hommes petits et grands : une trentaine de centimètres seulement. A cette échelle, les réussites aux tests scolaires représentent un écart de taille d’un mètre ; les revenus un écart de 5 mètres (on peut encore se parler en criant…) ; et les patrimoines un écart de taille de 500 mètres, et même la distance de la terre à la lune, si on raisonne sur les individus et plus sur les déciles !
L’auteur souligne la capacité des organisations humaines à construire un édifice social hiérarchique écrasant avec une concurrence forte à chaque niveau ; ce qu’il appelle la verticale du pouvoir socio-économique. L’Egypte ou Rome montrent comment des inégalités extrêmes sont stables si chaque niveau est capable d’exercer une pression extrême sur le niveau d’en dessous. D’autant que l’impression de mobilité est paradoxalement plus forte dans ces sociétés où les mouvements ascendants sont moins nombreux mais plus amples (cf le succès des loteries très perdantes en moyenne mais promettant des lots énormes).
Le déclassement des classes moyennes
L’auteur multiplie les raisons du sentiment de déclassement des classes moyennes (qu’il assimile aux Professions Intermédiaires de la nomenclature Insee). Elles ont subi 8% de perte de pouvoir d’achat entre 1975 et 1995 puis une stagnation rapprochant leur pouvoir d’achat des ouvriers et de la moyenne. Leur chômage, de négligeable, est aujourd’hui celui des ouvriers en 1982, considéré alors comme considérable.
L’augmentation forte des diplômes s’était accompagnée d’une évolution correspondante de la qualité des emplois jusqu’en 1982 mais plus depuis : une part croissante des professions intermédiaires sont des déclassés scolaires qui auraient pu accéder à la catégorie supérieure. Le modèle des classes moyennes est cassé, qui suppose un niveau de formation croissant alimentant une mobilité sociale ascendante, d’autant que les inégalités patrimoniales viennent biaiser le jeu en faveur des enfants de l’élite, avec le retour de stratégies familiales de connivence.
Les classes moyennes ressentent désormais, comme les classes populaires, la menace des compétences des classes moyennes des pays émergents, ce qui renforce leur sentiment de déclassement.
Le déclassement est d’autant plus douloureux qu’il est nié par la majorité des spécialistes (d’où le sous-titre de l’ouvrage sur la Société des Illusions). Faute de discours explicatif et de reconnaissance, il est vécu comme un échec personnel.
La dimension générationnelle
Le déclassement a une dimension générationnelle très forte.
Les premiers nés du baby-boom, les cohortes nées autour de 1950, sont 10% au-dessus de la tendance longue d’évolution du niveau de vie. Celles nées en 1930 ou 1980 sont 5 à 10% au-dessous : des écarts entre générations du même ordre qu’entre immigrés et non immigrés.
La nouvelle génération a des besoins supérieurs mais des moyens économiques déclinants : chômage de masse et perte de valeur des diplômes créent une concurrence frénétique entre jeunes diplômés, et encore plus en France où les travailleurs plus âgés sont mieux protégés par leur statut.
Les jeunes des années 70 ont pu maintenir leur position par l’élévation des diplômes : cette stratégie n’est plus disponible pour leurs successeurs, confrontés au déclassement absolu. Le prestige de l’emploi d’un diplômé du supérieur long est aujourd’hui équivalent à celui de l’emploi d’un diplômé d’un DEUG de la génération de ses parents.
Le vieillissement de notre classe politique a contribué à notre aveuglement face à cette dimension générationnelle : en 1981 (année il est vrai exceptionnelle), il y avait 2 fois plus de députés moins de 45 ans que de plus de 60 ans, le rapport s’était inversé en 2012 dans la dernière chambre.
Le rôle fort de l’immobilier dans la dynamique du déclassement
France et Royaume-Uni ont connu un quasi-doublement des prix immobiliers entre 2000 et 2010 (les évolutions sont complètement différentes en Allemagne, du fait d’une moindre pression démographique, d’un système bancaire plus orienté vers l’investissement industriel, et sans capitale-monde). Ce doublement moyen sous-estime la réalité, compte tenu du grand écart entre l’immobilier des grands centres d’activité et celui des zones en difficulté.
L’inflation de l’immobilier a provoqué un doublement de la taille moyenne des patrimoines sur la période, et apporté des plus-values équivalentes à la moitié de leur revenu aux titulaires d’un patrimoine de plus de 200 000 euros.
Elle a contribué fortement au déclassement des classes moyennes : sauf aide familiale, elles doivent s’endetter plus et plus longuement, habiter plus loin, ou vivre dans moins de mètres carrés. Et elle a aggravé le déclassement générationnel avec un troisième choc (avec le chômage de masse et l’inflation des diplômes) : un choc positif pour les ménages âgés aisés, structurellement propriétaires ; et très négatif pour les nouvelles générations qui subissent un coût croissant et un endettement croissant, source d’un risque considérable face aux aléas économiques ou de la vie.
L’auteur regrette la pauvreté des données permettant de rapprocher finement les données des ménages (âge, diplôme…) et la qualité du patrimoine immobilier détenu. Il a construit un « score de prestige » du lieu de résidence : la baisse subie par les moins de 35 ans des classes moyennes, est équivalente à la moitié de l’avantage de score qu’avaient en 1999 ces classes intermédiaires sur les employés, alors même que la part de leur budget consacré au logement augmentait. Un professeur agrégé avec une année de salaire pouvait se payer 9m2 à Paris en 1980 contre moins de 3 aujourd’hui.
Et demain ?
Louis Chauvel hésite sur l’avenir : nouvelle lutte des classes ? Ou baisse des attentes des nouvelles générations, qui se réfugieraient dans les religions et les sectes ? On peut être plus optimiste et penser que les jeunes des classes moyennes des pays riches sauront faire le tri entre ce qui est inéluctable dans l’ajustement douloureux que décrit l’auteur (le ralentissement de la croissance économique et le rattrapage des classes moyennes des pays émergents) et ce qui ne l’est pas du tout (la repatrimonialisation obscène).
Et constater un rajeunissement brutal de la classe politique quelques mois après la parution du livre : nous avons en 2017 une chambre plus jeune encore qu’en 1981, avec deux fois plus de députés de moins de 40 ans que de députés de plus de 60 ans.
Ouvrage publié aux éditions du Seuil
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