Joël est un ami de longue date. Je me rappelle encore très bien notre première rencontre, début 1993. C’était à la cantine de l’Insee, où il travaillait au Département des Études, un étage au-dessus de mon bureau. C’est lui qui, apprenant mon départ prochain pour le FMI, m’a abordé en futur compatriote… expatrié. Nous allions, en effet, tous deux prendre un poste à Washington dans deux départements différents. Et si je suis vite rentré au bercail, il est de son côté resté au FMI au sein duquel il a fait la brillante carrière que j’essaie de restituer dans les paragraphes ci-dessous. On pourrait croire que les « men in black » du FMI, en costume trois pièces et plan d’ajustement structurel en bandoulière, ont une vie triste, austère et monotone. Ce qu’il raconte est tout le contraire. Puisse son expérience qui l’a fait tant voyager servir à attirer des jeunes ENSAE intéressés à mettre en pratique leurs leçons de macroéconomie dans une institution internationale de premier plan et qui réussit tant à nos compatriotes. N’a-t-elle pas été dirigée par un Français plus de la moitié du temps depuis sa création en 1946 ?

Les années Insee : l’attrait de l’économie et de l’international

À l’X, Joël se rend vite compte qu’une carrière d’ingénieur technique ne l’attire pas. Il y découvre en revanche que l’économie et la finance constituent un champ ayant prise sur la société et la politique, qu’il souhaite mieux comprendre. D’où le choix de l’ENSAE qui le renforce dans cette optique, avec une nette préférence pour le côté analytique et dialectique de l’économie au détriment du développement et de la production de statistiques. Il met en pratique cette vision en débutant sa carrière à l’Insee dans le service des programmes macroéconomiques, devenu ensuite division des études économiques.

Au moment d’envisager sa première mobilité après quatre ans, il rêve d’une expérience internationale, par exemple à la Commission Européenne. Le hasard fait qu’un recruteur du FMI passe à l’Insee au moment où cette institution cherchait des cadres pour faire face à l’afflux des nouveaux pays membres issus de l’éclatement de l’empire soviétique. Tout en rassurant sa toute nouvelle épouse en lui disant que ce ne serait sans doute que pour deux ou trois ans, il tente sa chance et réussit, malgré (il s’en souvient maintenant avec un certain amusement) les froncements de sourcils de bon nombre de collègues qui voyaient le FMI comme l’instrument de politiques ultra-libérales, si loin de la culture Insee…

Premier saut sans parachute dans le chaudron africain

À peine trois semaines après avoir débarqué à Washington, alors que ses meubles ne sont même pas arrivés, voilà qu’il est d’office plongé dans le bain : départ en catastrophe en mission pour les Comores. L’équipe venue discuter politique économique avec le gouvernement découvre avec effroi qu’il n’y a pratiquement pas de comptes nationaux. Or le FMI a pour principe (avec raison) d’appuyer ses recommandations sur des chiffres. Comment faire autrement pour en mesurer les résultats ? Joël, le jeune issu d’un institut de statistique, est tout désigné pour créer presque de toutes pièces un jeu complet de comptes, bien loin de la méthodologie sophistiquée et de l’infrastructure de l’Insee. Il se débrouille et y parvient au point que ses estimations représenteront ensuite le socle de ce que l’on appelle au FMI la « programmation financière », celle qui fixe les objectifs financiers du programme d’assistance financière en matière de déficit budgétaire, de balance des paiements et de croissance du crédit.

Et son chef de mission va continuer de s’appuyer sur ses chiffres pour négocier en toute urgence un nouveau programme d’assistance financière après la dévaluation du Franc comorien (qui restera dans les annales puisqu’il s’agit de la seule dévaluation de cette monnaie à ce jour). Joël participe à tout. Il faut savoir que négocier un programme d’assistance du FMI, cela veut dire, dans ces petits pays pauvres, se retrouver autour d’une table avec, sinon le Président, en tout cas le Premier Ministre et son Ministre des Finances. Pour un jeune économiste de 30 ans, cela peut impressionner…  Mais il ne se démonte pas et le programme auquel il a contribué est approuvé et considéré comme un succès.

Tant et si bien que cela va conduire sa hiérarchie à continuer à le faire intervenir en Afrique, et particulièrement dans les îles : après les Comores, il est parachuté à Madagascar et à l’île Maurice où il parfait son apprentissage d’économiste dur à cuire du FMI. Notamment en découvrant qu’on n’y voyage jamais pour le tourisme… Les missions de l’organisation ne laissent en effet aucune place au loisir. En général, il s’agit de missions de quinze jours sur place qui, dans la journée, sont constituées, sautant de taxi en taxi, de réunions ininterrompues avec les autorités et le soir, arrivé à l’hôtel (admettons-le, le plus luxueux de la ville…), d’une séance de synthèse avec le chef de mission et les autres membres du groupe, suivie d’un rapide dîner sur le pouce dans sa chambre pour préparer les notes pour le lendemain. Certains chefs de mission (qui sont ceux qui travaillent le moins…) demandent parfois à leurs troupes des notes argumentées pour cinq heures du matin ! Au total, on travaille bien seize heures par jour, sauf le dimanche, où c’est seulement huit heures ! Joël s’y fait sans problème. On n’a pas fait les classes prépa pour rien…

Rebondissements moyen-orientaux

Il reviendra plus tard en Afrique, mais, entre-temps, sa réputation fait son chemin dans les couloirs silencieux, moquettés de rouge sombre, du massif siège de l’institution, 700 19th Street, Washington DC. Situé à l’étage au-dessus, le département du Moyen-Orient, dirigé par un Français, obtient qu’il vienne travailler avec eux sur un dossier épineux : le rééchelonnement de la dette extérieure du Pakistan. Un premier rééchelonnement au Club de Paris, ce n’est déjà pas simple mais, dans le contexte des sanctions internationales contre ce pays à la suite de son premier essai nucléaire, on imagine l’ambiance ! Et, comme aux Comores, il découvre d’énormes failles statistiques : il n’y pas de base de données centralisée sur la dette extérieure du pays. En d’autres termes, le gouvernement ne sait pas vraiment à l’avance combien il doit ! Joël se lance alors dans un travail de fourmi pour la reconstituer à partir de données éparses. Cela lui prend plusieurs mois entrecoupés de nombreuses visites (un voyage en moyenne tous les deux mois), avec des changements sur ces données de dette jusqu’au matin même de la réunion décisive. Mais le succès est au bout du chemin : le Club de Paris accorde au Pakistan, conditionné au programme d’assistance du FMI, son premier rééchelonnement de dette extérieure.

Après cette expérience pakistanaise, cela fait maintenant sept ans qu’il est dans l’organisation et il est nommé « team leader ». En d’autres mots, il devient complètement responsable des relations du FMI avec un pays donné, au siège comme sur place, comme chef de mission. C’est le graal de l’économiste « senior ». Il faut savoir que quand il y a un programme FMI dans un pays, toutes les organisations ayant vaguement à voir avec l’économie, qu’elles soient étatiques, privées, ou même parfois associatives ou non-gouvernementales, ne font rien sans en avoir auparavant parlé au responsable du FMI. On devient ainsi comme un secrétaire d’État officieux, respecté, parfois craint, en tous cas le mieux informé sur l’état financier et économique du pays. On lui choisit un petit pays francophone comme première expérience. Il y a un programme d’assistance financière sur plusieurs années à négocier. Pas facile et même parfois dantesque (sic), quand le ministre des Finances a une humeur très inégale.

Pour lui, c’est pourtant une expérience très enrichissante sur le plan personnel, car cela lui permet de développer d’autres compétences, celles de négociateur et de manager. Mais il admet aussi que ce n’est pas totalement satisfaisant car on ne voit pas forcément immédiatement les effets bénéfiques de son appui, si ce n’est en général d’éviter une crise économique plus profonde qui plongerait les populations les plus vulnérables dans des situations encore plus dramatiques (les élites arrivent toujours à se protéger). Avec le recul, il reste humble : si l’on a le sentiment d’avoir un poids important dans les décisions de politique économique, ce n’est pas avec une équipe de 4-5 économistes que l’on peut se substituer à toute une administration pour la gestion d’un pays. Beaucoup dépend de l’attitude des uns et des autres pour que le partenariat puisse vraiment faire avancer les choses.

Contribuer à l’histoire avec un grand H

S’il y a un principe absolu au FMI, c’est de répondre à la demande de quelque pays que ce soit avec des procédures identiques. Avec son expérience de dix ans de maison et le doigté dont il a fait preuve dans ses précédentes missions, ce sera à Joël que l’on confiera la très délicate supervision de l’appui à l’une des régions les plus fragiles qui soit : la Cisjordanie et Gaza. Il sera vite confronté à de multiples difficultés, accentuées par la méfiance et l’arrogance des autorités israéliennes, les rivalités internes entre Palestiniens, les obstacles mis par certaines grandes puissances pour des raisons politiques. Mais après trois ans de suivi presque quotidien, à Washington ou sur place, faisant face aux crises les unes après les autres, il s’attache tellement au sort de cette petite région (qui n’a pas encore le statut de pays – donc n’est pas formellement membre du FMI, ce qui fait qu’on ne peut pas lui apporter d’assistance financière) qu’il décide d’accepter le poste de représentant résident du FMI auprès de l’Autorité palestinienne. Pendant trois ans, il va vivre au centre de l’Histoire, avec des rencontres fascinantes comme celle avec Tony Blair, envoyé spécial des Nations Unies et, aussi, malheureusement, de grandes frustrations quand ses propositions se heurtent aux profonds antagonismes qui minent cette région martyre. Tous les jours, il se rend à son bureau en côtoyant le fameux mur qui coupe ce pays en deux. Il en garde un souvenir amer. Heureusement, sa famille est avec lui et Sophie, son épouse, et leurs trois enfants garderont un souvenir ému de cette région sans équivalent dans l’histoire multimillénaire de nos civilisations.

C’est le temps où il croise aussi la route de Dominique Strauss Kahn, alors patron du FMI, lors d’un voyage à Jérusalem. De lui, qu’il a accompagné ensuite pour une visite en Algérie, il reconnaît, se cantonnant à la dimension professionnelle, qu’il a été impressionné par son intelligence et ses talents de communicateur. Il savait faire passer les messages habilement et avait su remettre en selle l’institution grâce au renforcement du pilier anti-inégalités de ses politiques, après une période difficile au milieu des années 2000 quand certains se posaient des questions sur la raison d’être du FMI.

En rentrant à Washington, il est nommé chef de la division « Afrique du Nord ». C’est comme si l’Histoire était à ses trousses car le printemps arabe éclate en décembre 2010, avec, en Tunisie, la révolution de jasmin. Il vit une fantastique expérience avec des autorités d’abord ouvertes à toutes les réformes dans une ambiance presque festive, marquée d’optimisme, d’espoirs soulevés, avec le soutien presque pressant des puissances, dont la France, qui y voient un tournant décisif pour le Moyen-Orient. Qui pouvait être mieux à cette place stratégique que l’expérimenté chef de division francophone Joël Toujas ? Il accompagne Christine Lagarde pour sa visite auprès des nouvelles autorités démocratiquement élues pour leur exprimer tout le soutien du FMI. Mais, comme souvent, les luttes politiques prennent le dessus et les réformes nécessaires sont bloquées. De plus, le pays doit faire face à de nombreux chocs qui n’ont pas aidé : déstabilisation de la Libye voisine et attentats terroristes. Bien qu’ayant quitté depuis huit ans les rivages de Tunis, Joël convient aujourd’hui que ce pays poursuit une expérience de démocratie assez unique sur le continent africain, mais que sa population a souffert économiquement.

Retour en Afrique

Depuis huit ans, Joël est revenu au département Afrique. Il est très fier d’avoir négocié du début jusqu’à la fin un programme d’assistance financière d’un peu plus de 900M$ sur trois ans avec un pays de taille relativement imposante, le Ghana, soit le « must » du responsable expérimenté du FMI ! Il a fait adopter le programme dans une session plénière du conseil du FMI en avril 2015, puis, par trois fois, y a présenté la revue de l’opération. Cela lui a valu d’être nommé sous-directeur du département Afrique et coordinateur de tous les programmes des six pays de la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC) ce qui lui a permis de conseiller comment sortir cette zone de sa profonde crise financière. Il est clair que, parfois, ces responsabilités l’obligent à croiser des dirigeants dont il ne ferait pas ses amis intimes… Comme il le dit avec un euphémisme tout à fait diplomatique : « sur la région de la CEMAC, nous faisons face à des besoins de réformes importants en matière de gouvernance … ». On ne choisit pas les dirigeants des pays que l’on aide…

Un travail passionnant dans des pays fascinants

Quand je lui demande quel bilan il fait aujourd’hui de sa carrière, sa réponse fuse sans hésitation : « globalement très positif », que ce soit sur le plan technique, sur le plan des relations professionnelles et, aussi, essentiel, sur le plan familial !

Sur le plan technique, il a développé une longue expérience de macroéconomiste appliqué. Un plan d’assistance repose sur un cadrage macroéconomique, c’est-à-dire des projections économiques et financières sur lesquelles le responsable du FMI base les objectifs quantitatifs intermédiaires de politiques financières : déficit budgétaire, réserves extérieures et agrégats monétaires ou inflation. S’il n’utilise pas vraiment de modèle macro-économétrique, il raisonne dans un cadre de cohérence comptable avec certaines relations macroéconomiques simples. L’élaboration des projections demande bien sûr toujours une bonne part de jugement en tenant compte de la structure particulière de l’économie du pays considéré et de l’expérience d’autres pays. Il y a aussi toujours des arbitrages délicats à faire, entre les contraintes de financements disponibles ou de situation d’endettement d’une part, et l’objectif de soutenir au mieux le redressement économique en limitant l’impact négatif des mesures de redressement nécessaires sur les populations les plus défavorisées. Comme un plan d’assistance est presque toujours mis en place pour répondre à une situation de crise, ces arbitrages ne sont pas faciles et font l’objet de discussions approfondies, parfois âpres, avec les autorités.

Sur le plan des relations professionnelles, on travaille au FMI avec des collègues qui viennent des quatre coins du monde et qui sont toujours de grande qualité. On a bien entendu l’opportunité de voyager énormément et de faire des rencontres toujours très intéressantes dans les pays visités. Joël n’hésite pas à dire qu’il a « adoré le côté très opérationnel du travail au Fonds, confronté aux réalités, avec un sens de service public à l’échelle mondiale ».

Quant à sa famille, elle est devenue presqu’américaine ! Leurs retours chaque été en France n’ont pas suffi ! Ses trois enfants, étant nés aux États-Unis et ayant été élevés dans les écoles publiques américaines, avec la double nationalité, se sentent effectivement plus Américains que Français, sauf quand il s’agit de football… Les enfants parlent ainsi français avec les parents, mais avec un accent et pas toujours parfaitement, et parlent en anglais entre eux et bien sûr avec leurs copains. Quant à Sophie, elle s’est beaucoup plu aux USA et même épanouie dans son métier d’infirmière pédiatrique.

Le FMI, toujours d’actualité ?

Pour finir, je demande à Joël quels sont ses conseils aux jeunes ENSAE. Aller au FMI, est-ce aujourd’hui ringard ? Joël répond sans hésitation que le FMI reste plus que jamais d’actualité. La crise de la COVID (l’organisation – et lui-même personnellement – a été fortement mobilisée pour soutenir les pays les plus désarmés) a rappelé à tous la place unique que cette institution tient dans les relations économiques et financières internationales. L’institution a aussi beaucoup évolué au cours du dernier quart de siècle, devenue plus ouverte, et n’ayant pas peur d’intervenir dans les débats sur des questions telles que les inégalités ou le changement climatique.

Donc il ne peut qu’encourager les jeunes X et ENSAE intéressés par l’économie, l’international, un travail alliant analyse théorique et travail de terrain confronté aux réalités politiques, à venir au FMI. Il pense que la formation ENSAE, même si elle sort du moule du PhD anglo-saxon, qui est le profil le plus répandu parmi les économistes du FMI, arme parfaitement pour ce travail. Et même si ce n’est pas pour y faire une longue carrière comme lui, une mobilité de 3-4 ans sera sans conteste extrêmement enrichissante. Il est prêt à répondre à toutes les questions que les élèves voudraient lui poser, via variances.eu.

François Lequiller