Les périodes de crise accélèrent l’innovation, mais investir à contre-cycle n’est pas évident.

L’histoire nous apprend que les périodes de crises sont des accélératrices de l’innovation. Le phénomène a été mis en évidence par de nombreux analystes et beaucoup rappelé ces derniers temps[i]. La nécessité intervient comme un facteur déclenchant de l’innovation, qui permet de survivre à la crise et dans un second temps d’engager la sortie de crise.

Ceci a été vérifié lors des deux dernières crises : celle du milieu des années 80, et plus récemment celles des subprimes. Nous disposons de deux analyses de la trajectoire comparée des entreprises qui avaient choisi de faire une pause dans leurs investissements en innovation, en attendant que la situation s’éclaircisse et de celles qui avaient poursuivi leurs investissements d’innovation au plus fort de la crise.

Pour la crise du milieu des années 80, McGraw-Hill Laboratory of Advertising avait réalisé une étude[ii] sur plus de 600 entreprises. Celle-ci a mis en évidence le fait que les sociétés ayant maintenu un effort d’innovation pendant la récession (à la fois en R&D pour intégrer leur meilleur état des connaissances et en marketing, pour répondre aux nouvelles attentes) ont connu une hausse significative de leur chiffre d’affaires lors de la période post-crise, soit + 275 %, en moyenne, sur les 5 années post crise, contre + 19 % pour la moyenne des entreprises.

Une autre étude a été réalisée sur la période de la grande crise des subprimes, réalisée par McKinsey[iii]. Elle compare l’évolution de la capitalisation des entreprises de l’indice Standard & Poor’s 500 – qui globalement avaient limité leurs dépenses en innovation pendant la crise – avec celle

d’un pack d’une cinquantaine d’entreprises qui à l’inverse les avaient accrues. Par rapport à l’année d’avant la crise, l’écart de capitalisation en faveur des entreprises ayant poursuivi leurs investissements d’innovation atteint + 10 % à la fin de la crise aigüe et + 30 % cinq ans après le début de la crise (fin 2012). Cette survalorisation est liée à la fois à une croissance plus forte, une profitabilité supérieure et au goodwill qui en découle.

Les sorties de crise ressortent donc comme étant orientées et portées par des entreprises qui en définissent les nouveaux standards et prennent le leadership, les autres étant plutôt suiveuses.

Mais les références historiques et les incantations sur « l’impérieuse nécessité d’innovation en temps de crise » ne suffisent pas toujours à convaincre les gestionnaires d’investir dans l’innovation en période d’effondrement des revenus. L’impact de l’innova-tion étant à moyen-long terme, dans un contexte de restriction budgétaire, face à de multiples autres priorités et à un avenir incertain, il peut sembler judicieux d’attendre que la situation s’éclaircisse pour définir de nouveaux projets.

De fait, au pire de la crise du Covid-19, des entreprises ont décidé de faire une pause dans leur activité innovation : mise en veille des labs et structures dédiées, réaffectation des moyens à des besoins plus urgents, généralement jusqu’à début 2021.

A notre connaissance (contact d’une centaine de directions d’innovation en mai-juin) cette posture est toutefois assez minoritaire, de l’ordre de 15 % des entreprises, plutôt dans la banque, l’industrie et la distribution. Il convient d’y ajouter 15 %  d’autres qui ont « réduit la voilure » généralement sur la même période. Pour le reste, c’est plutôt l’inverse, avec des équipes innovation qui tournent à plein régime avec une multiplication des projets d’innovation à court-moyen terme visant à lever les blocages à l’expansion de l’activité de l’entreprise (voir plus loin la typologie des projets).

Priorités stratégiques et temporalité des projets d’innovation dans la période de crise actuelle

La soudaineté et l’ampleur de la crise liée au Covid-19 ont eu un impact considérable sur la priorité accordée ou non à l’innovation. Deux études récentes permettent de sonder cette évolution. L’EICSI a réalisé une étude sur les stratégies d’innovation de sortie de crise en avril et mai 2020, à partir d’une base d’une centaine d’entreprises, surtout européennes. McKinsey a réalisé quant à lui une enquête auprès de 200 dirigeants sur une base internationale, publiée en juin[iv]. Si ces études sont différentes dans leurs approches, elles convergent quant à leurs conclusions sur l’augmentation du ROI[v] des actions d’innovation en période de crise.

L’étude McKinsey constate la forte baisse de priorité de l’innovation pendant le pire de la crise sanitaire (23 % de priorité, contre 55 % avant la crise), ceci au profit d’objectifs à court terme. Mais cette chute a été très provisoire et immédiatement suivie d’une volonté de ne pas se faire dépasser par la concurrence. Ainsi, pour la période de résilience, la priorité à l’innovation remonte à 50 %, puis à 57 % (c’est-à-dire priorité n° 1) pour la période de sortie de crise et de retour à la croissance.

Dans l’enquête de l’EICSI, nous avons également segmenté la crise en quatre périodes auxquelles s’en ajoute une cinquième à plus long terme (horizon 2030 et au-delà (cf tableau ci-après). Nous avons analysé avec les entreprises la nature des projets d’innovation correspondant aux différents horizons visés pour en mieux en comprendre la nature, les objectifs et l’impact économique.

 

Caractéristiques et intérêts économiques des différentes innovations de sortie de crise du Covid-19

Les innovations immédiates de relance de l’activité à objectif à très court terme

Les innovations à objectif à très court terme sont aujourd’hui les plus nombreuses. Elles visent à trouver des solutions innovantes rapides aux multiples problèmes liés à l’impact de la crise du Covid-19 qui empêchent l’entreprise de relancer son activité à plein régime. Dans un premier temps, il s’agit du règlement des problèmes sanitaires pour reprendre l’activité et ensuite de tous les autres facteurs contraignants qui bloquent la diffusion des produits et services.

La croissance du nombre des projets gérés s’est faite le plus souvent à budget stable ou en augmentation limitée, du fait de leur bonne maîtrise et de leur efficacité (caractère opérationnel d’emblée, réalisation avec les responsables terrain chargés de les déployer, choix de technologies disponibles prouvées, partage des coûts en coopération).

Le ROI de ces actions d’innovation est évident du fait de leur faible coût et de leur effet levier important et rapide sur l’activité de l’entreprise, directement perceptible (chiffre d’affaires généré, marges reconstituées). Il n’y a donc aucune raison de limiter ces programmes d’innovation très efficaces de type problem solving. Ceci d’autant plus qu’après une reprise assez rapide, beaucoup d’entreprises butent sur des paliers qui nécessitent de nouvelles solutions créatives pour poursuivre la montée en puissance.

Les innovations à court-moyen terme d’adaptation et d’optimisation rapide de l’offre de l’entreprise

Les innovations d’adaptation de la gamme de produits et services de l’entreprise prennent progressivement le relais des innovations de déblocage de l’activité. Cette optimisation de l’offre par adaptation au nouveau contexte et aux nouvelles attentes est très importante, car beaucoup de choses ont évolué pendant la crise et la reprise ne se fait pas de manière homogène sur tous les produits et services de la gamme de pré-crise.

Même si ces changements ne sont pas tous révolutionnaires, ils ont entraîné un décalage entre les attentes de la société et l’offre de l’entreprise qu’il faut réaligner.

Parmi les domaines d’innovation : la réduction des coûts par la simplification, une meilleure praticité, l’amélioration des entrées de gamme, plus accessibles et plus écologiques, et l’intégration de nouvelles fonctions. Ces innovations demandent des optimisations au niveau technologique, à celui de la supply-chain et à celui de la distribution.

Il s’agit d’un travail difficile, certaines évolutions de la demande étant provisoires. Cela nécessite un dialogue étroit avec le marketing et l’intégration de nombreux éléments qualitatifs (anthropologiques, sociologiques, éthiques) face à des attentes sociales nouvelles en évolution rapide et parfois contradictoires entraînant une re-segmentation du marché.

Le rapport coût/efficacité de ces actions d’innovations d’adaptation des gammes est très bon. Vu les délais courts de conception – réalisation – déploiement, il n’y a pas de gros travail de R&D mais d’utilisation de technologies démontrées. Il s’agit d’approches globales holistiques, visant à bien placer ou replacer l’offre dans le sens de l’histoire dans l’ensemble de ses composantes. L’impact se traduit rapidement en termes de reprise de croissance du chiffre d’affaires, d’ouverture de nouveaux segments et d’amélioration des marges.

Des points communs ressortent dans ces innovations de période de résilience (cf tableau ci-après).

Les innovations à moyen-long terme de conception d’offres et de gammes nouvelles

Ces projets plus classiques d’innovation concernent la conception, le développement et le déploiement d’une offre nouvelle en correspondance avec les nouvelles attentes de la société et des individus.

Les orientations de cette offre nouvelle recoupent globalement les grands thèmes de développement humain, de développement durable et de gouvernance définis pour la décennie à venir au niveau mondial : les « Sustainable Development Goals to 2030 »[vi]. Ils constituent la feuille de route générique définie et acceptée par les Etats, entreprises et ONG du monde entier. Mais leur traduction concrète est complexe, variable selon les secteurs et spécifique à chaque entreprise, là encore l’approche est holistique.

Il s’agit de projets d’innovations importants, avec le plus souvent des programmes structurés de R&D et l’intégration de technologies externes. Pour autant, les coûts apparaissent mieux maîtrisés que par le passé, du fait de nombreuses coopérations interentreprises, d’un accès de plus en plus facilité aux technologies nouvelles.

Par ailleurs, depuis déjà plusieurs années, l’accès à des financements publics pour les programmes d’innovation s’est élargi, via les objectifs 2020 (écologie, économie circulaire, services plus inclusifs, outils digitaux notamment), portés par différentes organisations publiques et renforcés maintenant par les plans de relance.

Ce financement public représente maintenant une partie notable des projets d’innovation. Les acteurs de ces financements sont nombreux : ANR, BEI, CDC (BPI, BdT…), AFD, CEE, etc. avec de nombreux projets d’investissements d’avenir (PIA) et fonds, couvrant pratiquement tous les secteurs. Une attitude plus proactive par rapport à ces financements permet de réduire les coûts de ces projets d’innovation dont l’enjeu économique est très important, vu qu’ils débouchent sur l’offre nouvelle de l’entreprise qui portera sa croissance dans les années qui viennent.

Les innovations à long et très long terme et filières stratégiques

Ces projets d’innovation portent à horizon 2030 et au-delà (objectif zéro carbone 2035 – 2040 par exemple). Leur financement par de grands programmes de relance est une spécificité de la sortie de la crise du Covid-19. Ces programmes : Recovery, Next Generation… sont d’une ampleur sans précédent et se montent à plusieurs centaines de milliards d’euros. Ils interviennent au niveau régional, national, européen (surtout) et même global. Ils ont pris progressivement une dimension de plus en plus « innovation ».

Quitte à injecter des centaines de milliards d’euros dans l’économie, les pays européens souhaitent en profiter pour repositionner l’offre européenne au meilleur niveau mondial, de façon générique en termes d’excellence, de maîtrise des technologies les plus avancées, de formation des personnes, de compétitivité et de retour dans des secteurs stratégiques où elles souhaitent rattraper des retards qui ont été pris. Il s’agit de l’ensemble du secteur digital, big data, maîtrise des réseaux, face aux GAFA, de la cyber-sécurité face au cyber-crime organisé dans le monde, de l’énergie embarquée face à la Chine (batteries et piles à combustible – hydrogène), également des secteurs aéronautique-espace, armement, santé-médicaments, alimentation, dans une logique d’indépendance et de souveraineté, mais aussi de l’éducation, du tourisme, de l’électronique et de nombreux autres domaines en cours de sélection.

Cette reprise d’initiative européenne porte aussi sur les réponses aux attentes et demandes de la société : protection des données, des droits de l’homme, de l’égalité d’accès aux fruits du progrès. L’initiative de leadership international dans le domaine des vaccins, dans une approche « bien commun » est significative de cette évolution.

L’ampleur et la variété de ces projets fait qu’ils touchent directement ou indirectement pratiquement tous les secteurs. Par ailleurs, si les objectifs sont à long et très long termes, la mise en place des appels à projet est déjà en cours ou imminente, car il s’agit de plans de « relance » qui visent à ce que l’activité qu’ils vont générer se développe le plus rapidement possible pour entraîner la croissance et limiter le coût économique de la crise.

La question est d’en être ou pas, de faire partie ou non des grands projets, qui seront retenus et financés, en cohérence avec les compétences, les ambitions et les choix stratégiques de l’entreprise. Par ailleurs, les appels à projets, qui vont se bousculer sur le second semestre 2020 supposent qu’il y ait « projets » en provenance des entreprises qui doivent les concevoir et être en mesure de les gagner.

Cette « exigence d’innovation » va bien au-delà des objectifs qualitatifs et quantitatifs d’avant crise. Ainsi, les objectifs « zéro carbone », qui selon les secteurs plus ou moins carbonés se situaient à horizon 2040 (distribution par exemple) ou 2050 (énergie, transport aérien par exemple) ont été ramenés à 2035 (exemple du projet d’avion zéro carbone à horizon 2035, au lieu de 2050 précédemment).

Pour ces grands projets technologiques et d’innovation, le ROI sera d’abord lié aux budgets publics que l’entreprise aura été en mesure de capter pour toute la phase de R&D, et ils seront très conséquents. A plus long terme, le ROI sera lié au développement d’une activité récurrente de haute technologie importante et compétitive.

Globalement leur intérêt économique ne fait pas de doutes. Les caractéristiques de ces innovations et leurs enjeux économiques et de ROI sont synthétisés dans le tableau ci-après.

Bien qu’ils soient de nature très différente et qu’ils visent à des horizons très contrastés, les différents types de projets d’innovation revêtent le même degré d’urgence. Tout se met en place dès maintenant et sur le second semestre 2020 qui va représenter une période particulièrement intense pour les projets d’innovation de toute nature. Dans ce contexte, une pause de l’activité innovation jusqu’en 2021 pour attendre de voir l’évolution du contexte apparaît effectivement plus que risquée, pour la croissance à court, moyen et long terme du chiffre d’affaires ainsi que de la rentabilité des entreprises.


[i] Voir la synthèse faite par Céline Neuenschwander des travaux académiques sur ce sujet :

Les crises comme moteur d’innovation, Céline Neuenschwander, 12 juin 2020 Avenir Suisse https://www.avenir-suisse.ch/fr/les-crises-comme-moteur-dinnovation/

Ainsi que les vidéos relatives à la relation entre crises et innovations :

Analyse de la relation entre crises et innovations, exemples, 25 mars 2020, Les Mardis de l’innovation (Vidéo) https://www.youtube.com/watch?v=3YMcjWgCiOc&t=56s

Innovations nées de la crise de 1929 et de la grande dépression, 12 mars 2020, Les Mardis de l’innovation (Vidéo) https://www.youtube.com/watch?v=lryrd_R2-5o&t=656s

Les grands axes d’innovation à privilégier pour la sortie de crise du Covid-19 https://www.youtube.com/watch?v=nggwkMCiosk&t=1757s

Recherche et innovation : clef pour sortir de la crise selon la Commissaire européenne – Sénat 5 juin 2020   https://www.senat.fr/presse/cp20200605b.html

La résilience convoque l’innovation, AGEFI, 8 juin 2020 http://www.agefi.com/home/acteurs/detail/edition/online/article/la-resilience-convoque-linnovation-497103.html

Innovation Labs face à la crise du COVID-19 : l’heure n’est pas à couper tous les budgets, La Tribune 24 mai 2020 https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/innovation-labs-face-a-la-crise-du-covid-19-l-heure-n-est-pas-a-couper-tous-les-budgets-848871.html

[ii] Marketing in a Recession: What Do the Studies Really Tell Us? Christian Shea, MarketingProfs June 16, 2009 http://www.marketingprofs.com/9/marketing-in-recession-what-do-studies-really-say-shea.asp

et Advertising In A Recession: It pays to maintain marketing pressure – A review of the evidence, Guy Consterdine, PPAI February 2009  http://www.consterdine.com/articlefiles/79/ppai_adv_in_rec.pdf

[iii] Présentée in “Innovation in a crisis : Why it is more critical than ever”, Exhibit 6 . opus cité (ref 9)

[iv] Innovations, résilience et stratégies de sortie de crise – stratégies des entreprises, 18 juin 2020, Rencontre Nationale des Directeurs de l’Innovation (Video)   https://www.youtube.com/watch?v=ODYpvEqkYYM

[v] ROI: Return on Investment (ou retour sur investissement)

[vi] Transforming our World : the 2030 Agenda for Sustainable Development, UN, 2019

https://sustainabledevelopment.un.org/content/documents/21252030%20Agenda%20for%20Sustainable%20Development%20web.pdf

Marc Giget