Analyser et décrire les inégalités affectant les personnes en situation de handicap suppose qu’il y ait une distinction évidente entre handicapés et non handicapés. Ce n’est pas le cas, au contraire des distinctions qui facilitent l’étude des inégalités entre femmes et hommes, ou entre immigrés et non immigrés. Pour autant, les statistiques, assez rares, décrivant la situation des handicapés au regard de l’emploi montrent que celle-ci est bien plus défavorable que celle des femmes ou des immigrés. Le faible nombre de handicapés en emploi induit d’ailleurs à considérer d’autres domaines où l’ analyse révèle des inégalités importantes. Il n’y a bien sûr pas de « compétition » entre populations désavantagées (d’ailleurs celles-ci se recoupent, après tout, on trouve des femmes immigrées handicapées).

On produira donc d’abord un panorama ou plutôt un survol des inégalités affectant les personnes en situation de handicap, restreint, mais ne se limitant pas à la traditionnelle analyse de l’emploi des handicapés. Une seconde partie effleurera la complexité de « la situation de handicap », qui inclut les inégalités de participation sociale : autrement dit, peut-on encore affirmer qu’un handicapé riche, en emploi, heureux en ménage est en situation de handicap ?

Une approche globale, les inégalités de niveau de vie …

Lorsque cela est possible, la comparaison des niveaux de vie fournit un bon panorama des situations inégales de groupes de personnes. En effet, le niveau de vie permet la comparaison entre actifs et inactifs, personnes seules, ou en ménage avec plusieurs autres personnes, etc. Le niveau de vie prend aussi en compte les mécanismes de redistribution. Une telle analyse, unique jusqu’à présent, a été publiée [1] en 2017, sur des données de 2011. Il faut en effet combiner des données sur les revenus et les handicaps.  Une opération statistique menée par l’Insee en 2011, le « module ad hoc » de l’enquête emploi (cette dernière est appariée avec des données fiscales sur les revenus dans le cadre de l’opération « enquête sur les revenus fiscaux et sociaux »), a effectué cette combinaison, en complétant l’enquête emploi par des questions sur les limitations fonctionnelles des personnes.

…qui atténue structurellement ces inégalités

Toutefois, l’approche par la méthode décrite a des limites, dont voici les principales. Le niveau de vie est apprécié au niveau du ménage (toutes les personnes d’un ménage ont le même niveau de vie) alors que les limitations fonctionnelles (traduction concrète des déficiences) sont bien sûr individuelles. L’enquête ne permet pas par ailleurs de croiser de trop nombreux critères (notamment âge par niveau d’éducation, type de limitation), et ne permet de calculer que des moyennes (l’étude va jusqu’aux quartiles) pour des groupes parfois assez hétérogènes. Enfin, l’enquête n’a comporté qu’un nombre restreint de questions permettant de décrire les handicaps des personnes : limitations fonctionnelles par type (visuel, auditif, …) avec deux niveaux de « gravité » (limitations légères /sévères), plus une question sur la reconnaissance administrative du handicap. Ceci est loin de couvrir la grande variété des situations de handicap comme cela avait été montré, dans [2] puis [3].

L’écart moyen est de 10 % (en défaveur des personnes handicapées)

Si l’on considère toutes les personnes qui déclarent soit une reconnaissance administrative du handicap (ouvrant droit à des prestations) soit une ou plusieurs limitations, même « légères », leur niveau de vie médian était de 18 500 euros en 2010, contre 20 500 euros pour l’ensemble des adultes de 15 à 64 ans.

Le niveau de vie médian des personnes qui ne déclarent qu’une limitation légère, les plus nombreuses, est de 19 700 euros. A contrario, les personnes ayant une reconnaissance administrative et une limitation sévère ont un niveau de vie médian de 14 800 euros (le seuil du premier quartile étant à 11 500 euros). Le type de limitation induit une forte hétérogénéité. Les personnes déclarant une limitation auditive légère ont un niveau de vie médian de 21 500 euros (ce sont des personnes en moyenne plus âgées et de CSP élevées, vivant en couple, ces derniers facteurs facilitant la détection et la déclaration de la limitation). Si les personnes déclarent une limitation mentale sévère ou plusieurs limitations sévères, le niveau de vie médian tombe en-dessous des 15 000 euros. L’indicateur pertinent alors est le taux de pauvreté qui dépasse les 30 % (contre 12,7 % en 2010 pour les personnes sans handicap). Encore faut-il remarquer que ces niveaux et taux ne concernent pas les personnes vivant en institutions, alors que de telles limitations conduisent fréquemment à ne plus pouvoir vivre dans un « ménage ordinaire ».

Un accès à l’emploi rare

Le ministère de l’emploi suit la situation des personnes handicapées sur le marché du travail en privilégiant une approche administrative. Les statistiques portent surtout sur des personnes dont le handicap est reconnu administrativement. La dernière publication [4] dresse un constat assez noir. En se limitant aux personnes d’âge actif (15-64 ans), 64 % sont en emploi, un taux qui tombe à 35 % pour les personnes reconnues handicapées. Et si 28 % de cette population est inactive, c’est le cas de 57 % des personnes reconnues handicapées. L’analyse « toutes choses égales par ailleurs », c’est à dire en tenant compte du sexe, de l’âge, du diplôme, des conditions de logement conclut à un  »rapport de chances » de 3,6 en défaveur des personnes reconnues handicapées quant à leur probabilité d’être en emploi.

Des emplois de mauvaise qualité et un risque accru de chômage

Les personnes reconnues handicapées et en emploi sont plus fréquemment ouvrières et à temps partiel. Globalement, le taux de chômage est le double de celui de la population d’âge actif. La part des chômeurs depuis plus de trois ans est importante et le motif de perte d’emploi est fréquemment (30 %) lié à un problème de santé ou de handicap.

Une approche du handicap, l’altération fonctionnelle

La variété des situations de handicap et la qualité d’une source statistique, l’enquête Handicap-Santé de 2008-2009 (évoquée dans [5], détaillée dans [6]), avaient conduit à définir des indicateurs associant une déficience (être aveugle par exemple) et une limitation fonctionnelle (ne pouvoir lever un bras). Une personne souffrant d’une déficience se traduisant par une limitation fonctionnelle subit alors une « altération fonctionnelle ». On en distingue trois types : les altérations motrices, sensorielles (qui regroupent les altérations visuelles et auditives) et enfin « cognitives » (qui regroupent des altérations mentales variées). Ces indicateurs sont bien corrélés aux « inégalités de situation ». Jusqu’à l’âge de 50 ans, ces altérations n’affectent qu’une minorité de personnes (5 à 10 %) avec peu de différences de la fréquence suivant le type et le sexe. Après 50 ans, la fréquence des altérations motrices augmente vite avec l’âge, les femmes étant plus touchées. Vers 85 ans, celles-ci sont majoritairement affectées. Le grand âge se caractérise par une forte fréquence (plus de 80 % pour les femmes centenaires, il n’y plus assez d’hommes pour établir des statistiques). Le phénomène est sensiblement le même pour les altérations cognitives, à ceci près qu’elles sont beaucoup moins fréquentes (de l’ordre de 30 % à 90 ans).

Une forte restriction d’accès aux diplômes

Être affecté d’une altération fonctionnelle diminue fortement la probabilité d’avoir atteint un niveau d’études élevé. Cela se conçoit dans le cas d’altérations cognitives : le taux d’accès aux études supérieures (après le baccalauréat) est ainsi 4 fois moindre parmi les personnes âgées de 25 à 39 ans, en comparant les personnes sans altérations avec celles ayant une altération cognitive. Le rapport est encore de plus de 2 dans le cas des altérations motrices. Cela renvoie à la possibilité de mener des études en dépit de handicap moteurs (accessibilité notamment). Ces écarts (ou « rapports de chances ») diminuent chez les personnes plus âgées. Cela tient au fait que d’une part, l’accès aux études supérieures était de toutes façons moins fréquent pour les anciennes générations, d’autre part, les altérations surviennent avec l’âge, donc parfois après la fin des études et n’ont donc pas eu d’effets sur celles-ci. Ces restrictions de participation sociale, corrélées à la présence d’altérations fonctionnelles, s’observent dans de nombreux domaines : accès à l’emploi, , isolement social, en particulier le fait de vivre ou non en couple, accès aux loisirs, dont les vacances, par exemple.

La situation de handicap, un cadre conceptuel pour apprécier les inégalités

De nombreux travaux conceptuels ont permis de dégager un cadre conceptuel du handicap [7]. Ce cadre fait l’objet de la CIF, classification internationale du fonctionnement (terme préféré à handicap) en vigueur depuis 2001 et promu par l’OMS. La loi du 11 février 2005 [8] le reprend en définissant « la situation de handicap ». Celle-ci est la combinaison de facteurs fonctionnels (déficiences, limitations), de facteurs environnementaux (accessibilité des lieux de travail, des logements, ou  … des logiciels, ..) et de facteurs de participation sociale, ces derniers renvoyant aux inégalités (activité, éducation, vie collective, …). Les facteurs environnementaux peuvent compenser des altérations fonctionnelles, réduisant les inégalités de participation. Par exemple, une rampe d’accès au lieu de travail permettra à une personne à mobilité réduite d’occuper un emploi. Il est à noter que la CIF est fortement normative (en premier lieu, en tant que classification portée par l’OMS !) au sens où la participation (ou les limitations) se réfère à des actions que « les personnes font / peuvent faire habituellement ». Ainsi, les enquêtes « SILC » (Survey on incomes and living conditions, obligatoires dans tous les pays de l’UE 27) comportent toutes la question : « être limité pour une raison de santé dans les activités que les gens font habituellement, depuis au moins six mois ». Cet indicateur est fondamental pour calculer « l’espérance de vie en bonne santé » par exemple. Autre facteur environnemental identifié dans la CIF : les discriminations.

Les handicapés se déclarent fréquemment discriminés

Il est usuel de s’interroger sur la causalité possible de discriminations menant à des inégalités. Cette causalité, complexe à établir, n’est pas discutée ici. La discrimination fait l’objet d’une définition juridique, est interdite si elle repose sur des critères (18 à ce jour) et une institution promeut la lutte contre celle-ci (le Défenseur des Droits). Selon ce dernier [9], en 2018, comme en 2017, les saisines pour discrimination qui lui sont adressées sont, par ordre d’importance et par critère, liées au handicap (23 %), à l’origine (14 %) puis à l’état de santé (11 %, ce dernier chiffre ne prenant pas en compte l’état de grossesse). Une approche statistique qui ne recouvre pas la définition juridique a été réalisée.

L’enquête Handicap-Santé a permis pour la première fois de documenter statistiquement [10] l’ampleur des discriminations liées à l’état de santé ou de handicap ressenties par les personnes vivant en France, dans des ménages ordinaires. Un peu plus de 6 % des personnes de 18 ans et plus vivant dans un logement ordinaire en France déclarent ainsi avoir subi des comportements stigmatisants au cours de leur vie en raison de leur état de santé ou de handicap : moquerie, mise à l’écart, traitements injustes ou refus de droit. Les personnes ayant des problèmes de santé ou de handicap déclarent beaucoup plus fréquemment que les autres être confrontées à des comportements stigmatisants. Les plus jeunes sont particulièrement concernés, le milieu scolaire est ainsi un lieu où l’on discrimine beaucoup.  Il y a surdéclaration de ces personnes à dire avoir subi des discriminations. Cette surdéclaration est bien spécifique aux personnes handicapés, comme cela ressort d’analyses où sont prises en compte des  caractéristiques sociodémographiques connues pour être associées à des discriminations. Enfin son ampleur  varie selon la nature des altérations fonctionnelles subies et selon la façon de percevoir subjectivement son état de santé. En particulier, les personnes ayant des altérations fonctionnelles cognitives sont nettement plus nombreuses que les autres à se déclarer victimes de comportements stigmatisants. Une reconnaissance administrative de handicap est également associée à un surcroît de ressenti significatif d’expériences discriminatoires. Une analyse plus fine suggère que des facteurs contextuels, transversaux aux différents types d’altérations fonctionnelles, comme l’existence de personnes pour les aider ou l’âge de survenue de l’altération fonctionnelle, pourraient jouer un rôle.

Conclusion

Le handicap est un sujet complexe, il existe de nombreuses façons de définir et de compter les personnes handicapées. Toutefois, une constante ressort clairement : quelles que soient les définitions, les personnes handicapées subissent des inégalités marquées, dans tous les domaines, dont l’emploi et l’accès à l’éducation. Les personnes handicapées sont encore fréquemment sujettes à discriminations ou comportements stigmatisants, ce qui aggrave la combinaison « handicaps-environnement-inégalités » appelée « situation de handicap ».


Bibliographie

[1] Anais Levieil, Le niveau de vie des personnes handicapées, mars 2017, étude et résultats 1003

https://drees.solidarites-sante.gouv.fr › IMG › pdf › er1003

[2] Mormiche P., 2000, « Le handicap se conjugue au pluriel », INSEE Première, INSEE, n° 742 https://www.epsilon.insee.fr/jspui/bitstream/1/557/1/ip742.pdf

[3] G.Bouvier, L’approche du handicap par les limitations fonctionnelles et la restriction globale d’activité chez les adultes de 20 à 59 ans.  https://www.insee.fr/fr/statistiques/1372411?sommaire=1372421

[4] M. Barhoumi, Travailleurs handicapés : quel accès à l’emploi en 2015 (https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2017-032.pdf)

[5] G.Bouvier, L’Insee face à la difficile mesure du handicap de vie, https://variances.eu/?p=2498

[6] G.Bouvier, Présentation générale des enquêtes Handicap-Santé, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1380971

[7] http://apps.who.int/classifications/icfbrowser/ Voir par exemple https://www.ehesp.fr/international/partenariats-et-reseaux/centre-collaborateur-oms/classification-internationale-du-fonctionnement/ pour une présentation simplifée.

[8] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000809647&categorieLien=id

[9] https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/rapports-annuels/2019/03/rapport-annuel-dactivite-2018

Il peut être intéressant de mentionner aussi :

[9 bis] la décision 2017-257 du Défenseur des droits portant recommandations en matière de statistiques sur le handicap, https://defenseurdesdroits.fr/fr/mots-cles/decision-2017-257

[10] G.Bouvier et S.Jugnot, Les personnes ayant des problèmes de santé ou de handicap sont plus nombreuses que les autres à faire part de comportements stigmatisants, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1378027?sommaire=1378033

Ce dernier article comporte une bibliographie assez importante, mais a été publié en 2014 sur des données de 2008.