Le constat d’un renforcement des inégalités occupe les débats politiques et économiques, avec la question liée des politiques susceptibles d’inverser cette tendance.

Mais en quoi est-il gênant que les inégalités augmentent et sur quels fondements chercher à les réduire ? Le débat politique sur cette question reste clivé : la réduction des inégalités est systématiquement valorisée à gauche, souvent plus critiquée à droite.

Ces quelques pages ne prétendent pas résumer les termes d’un débat ancien et complexe, mais simplement montrer la difficulté à asseoir un consensus sur des règles économiques ou morales et proposer une grille d’analyse plus pertinente.

La persistance des inégalités sociales

Les inégalités biologiques entre les humains sont réduites. Si 100 est la moyenne, nos tailles vont s’étaler entre 80 et 120 et nos intelligences mesurées par le QI entre 60 et 140 (c’est donc un peu plus ouvert pour le QI mais l’amplitude n’est finalement que de 4 fois l’incertitude de mesure puisqu’on observe que la même personne peut avoir 20 points d’écart sur deux méthodes différentes de mesure du QI).

En revanche les inégalités sociales de pouvoir ou de patrimoine sont gigantesques et l’ont été depuis le début des temps historiques. La modernité a réduit la place de la violence physique dans les règles de partage, elle a atténué la brutalité des inégalités mais elle n’a probablement pas réduit leur ampleur, contrairement à ce que nous aimons nous dire du sens du progrès. Illustrons-le sur deux exemples antiques[1].

Le premier, romain, mesure les inégalités de revenu au sein d’une organisation. L’échelle d’inégalité aurait été de 1 à 200 dans l’armée romaine, entre le fantassin de base et le légat de la légion. L’échelle est aujourd’hui double, de 1 à 400, dans de nombreuses grandes entreprises américaines.

Le second exemple, égyptien, illustre les inégalités de revenu au sein d’un pays. L’échelle aurait été d’un à dix millions entre un fellah et Pharaon. En appliquant au patrimoine de Bernard Arnault la fourchette de rendement que cite Piketty pour les très hauts patrimoines (6 à 8 %) et en comparant le résultat au minimum vieillesse (10 000€) on obtient un écart de revenu (voisin) d’un à sept millions.

Mais les inégalités sociales sont à coup sûr plus discutées aujourd’hui. En ajoutant à la promesse de l’église chrétienne d’égalité entre les croyants, celle de la démocratie d’égalité entre les citoyens, la modernité et les Lumières ont créé des tensions nouvelles. C’est ce qui avait conduit Tocqueville à annoncer il y deux siècles que la démocratie, en multipliant les égaux, faciliterait l’envie générale. L’égalité politique et le rapprochement des statuts sociaux rendent plus difficilement acceptables les différences de situation des sociétés aristocratiques.

Qu’est-ce qui peut guider le débat démocratique sur cette question des inégalités ?

L’économie et les inégalités

L’économie aide le politique à répondre à la question : « est-ce efficace pour augmenter la production marchande ? ». Elle nous dit que les prix de marché sont une solution efficace de répartition de ressources rares, indépendamment de l’égalité ou de l’inégalité de cette répartition. Et le marché a tendance à rapprocher les prix mais à augmenter les inégalités.

Les gros pèsent plus que les petits dans les décisions, puisque le marché constitue un droit de vote strictement censitaire : chacun pèse sur l’équilibre d’offre et de demande à hauteur de son budget.

Les gros producteurs cherchent à devenir encore plus gros, pour se créer une rente et capter un marché plus large avec une marge supérieure.

Les inégalités de consommation sont rendues plus visibles par le consumérisme qui joue sur le désir mimétique des consommateurs. L’interdiction des dépenses somptuaires (une façon traditionnelle de rendre moins visibles les inégalités) paraît inenvisageable quand une part croissante des dépenses sont somptuaires.

Les inégalités de patrimoine semblent pouvoir augmenter à l’infini, puisque le rendement d’un patrimoine augmente avec sa taille[2]. Ce creusement des inégalités s’explique : un patrimoine important permet de saisir plus d’opportunités, quantitativement et qualitativement : seuls les riches bénéficient à temps des bonnes spéculations (on l’a vu à nouveau sur les crypto-monnaies). Les risques des riches sont plus faibles (un banquier désintéresse le gros investisseur dont le placement tourne mal). Les placements des riches peuvent même se valoriser du simple fait de leur investissement : dans l’innovation (« Xavier Niel a investi dans cette entreprise ») ou dans l’art (« Bernard Arnault a investi dans cet artiste »).

Le critère de l’efficacité productive peut amener l’économie classique (souvent qualifiée « de droite ») à juger dangereuses les politiques de réduction des inégalités : l’économiste Robert Lucas (prix Nobel d’économie en 1995) affirmait ainsi en 2004 : « parmi les tendances dangereuses pour une économie, la plus séduisante et la plus venimeuse est de se concentrer sur les questions de distribution ».

C’est aussi l’efficacité productive (et pas un jugement sur la bonne distribution) qui motive l’approche keynésienne (souvent qualifiée « de gauche ») : si elle justifie l’Etat providence et la réduction des inégalités qu’il entraine, c’est que la relance est plus forte pour un même montant de dépenses publiques en distribuant à des pauvres qui vont proportionnellement plus consommer que les riches.

L’approche économique a fortement influencé une présentation de la question des inégalités comme seconde : « on produit d’abord, on redistribue ensuite » ou, de façon plus imagée, « Il faut faire cuire le gâteau avant de le partager ».

La morale et les inégalités

La morale aide le politique à répondre à la question : « Est-ce juste ? ». Elle n’identifie pas mieux que l’économie les inégalités excessives.

Nous indiquions que le thème de la réduction des inégalités était marqué politiquement, mais la gauche et la droite invoquent la même valeur morale à l’appui de leur thèse : la justice. Des justices différentes, bien sûr, renvoyant dans un cas à la juste égalité entre les citoyens, dans l’autre à la juste valorisation des réussites individuelles.

Sur ce thème « Morale et inégalités », référence systématique est faite au plus influent des penseurs contemporains de l’équité : John Rawls. Rawls propose d’appuyer une morale des inégalités sur deux principes : une société juste doit assurer l’égalité des chances à tous ses membres ; et elle doit refuser des inégalités qui ne bénéficient pas aux plus pauvres[3]. Ces deux principes séduisants ont connu un succès considérable : ils nous donnent en apparence deux outils simples pour cantonner moralement les inégalités.

Malheureusement, ni l’un ni l’autre n’aident à se prononcer concrètement sur la légitimité de telle ou telle distribution.

Le principe de Rawls d’égalité des chances n’a un contenu évident qu’en cas de hasard absolu : on ne doit pas utiliser de pièce truquée quand on tire à pile ou face. Mais dans la vie sociale, les acteurs ne sont pas des pièces de monnaie. Ils sont différents, obtiennent des résultats différents, et il est impossible de trier entre leurs qualités légitimes, qu’il convient d’applaudir, et leurs qualités illégitimes qu’il conviendrait de corriger. On peut agir sur les résultats par des politiques de quotas, pour se rapprocher de ce qu’on pense être juste, mais on ne peut contrôler l’égalité des chances. L’Education nationale française applique d’ailleurs le principe d’égalité des chances depuis un siècle, tout en étant régulièrement évaluée comme l’un des systèmes d’éducation les plus inégalitaires des pays développés.

L’autre principe de Rawls impose une contrainte lourde : les inégalités doivent être acceptées avant de savoir où l’on sera placé dans la société. C’est un exercice vertigineux d’introspection, mais il est inapplicable collectivement. Poser ensuite que les inégalités doivent bénéficier aux plus pauvres autorise n’importe quel niveau d’inégalité : dès lors que les minima sociaux sont actualisés, même symboliquement, l’écart actuel entre Bernard Arnault et le minimum vieillesse pourrait être multiplié par dix ou par cent. Seule est proscrite la spoliation des plus pauvres.

Ni l’économie, ni la morale ne nous aident à trancher entre bonnes et mauvaises inégalités.

Une alternative ? Le jeu et les inégalités

Pour nous aider à nous mettre d’accord, j’ai recommandé dans un précédent article (voir ici) d’éclairer nos débats politiques sur une institution par une évaluation du jeu social que représente cette institution : remplacer la question du moraliste (« Est-ce juste ? ») ou de l’économiste (« Est-ce efficace pour la croissance du PNB ? ») par : « Est-ce un bon jeu ? ».

Le jeu a en effet deux avantages par rapport à la morale et surtout à l’économie : chacun sait en parler (c’est la condition d’un bon débat démocratique) ; et chacun sait repérer un mauvais jeu : il n’a pas de règles, il est joué d’avance, ou il n’offre pas de juste revanche (et parfois les trois à la fois…).

Si j’interprète nos activités collectives comme des jeux, alors les inégalités sont les écarts que créent ces jeux entre gagnants et perdants, et on peut alors déduire des défauts des mauvais jeux les bonnes et les mauvaises inégalités. J’énumère sommairement quelques conclusions de cet exercice.

  • L’allégorie du jeu révèle la solidarité profonde entre gagnants et perdants

Le gagnant n’existe pas sans les perdants car il n’y a plus de gagnant si le jeu s’arrête parce que les futurs perdants refusent de jouer, sabotent le jeu, ou même pendent quelques gagnants à un lampadaire un soir d’émeute. Là est la justification essentielle d’un bon réglage des gains entre gagnants et perdants, et donc des inégalités.

  • Il est sain de récompenser les gagnants

Un gagnant mérite un prix parce qu’il est responsable de sa victoire. L’égalité absolue est impossible dans une société de liberté individuelle.

  • L’égalité des chances n’est pas le bon angle d’attaque

L’égalité des chances est incontrôlable, on l’a dit, mais l’objectif même est critiquable : on peut accepter avec enthousiasme de jouer contre plus fort que soi, en espérant une victoire prestigieuse ou une défaite honorable.

  • Il faut que des pauvres gagnent mais surtout que des riches perdent

Un jeu n’a d’intérêt que si son issue n’est pas connue d’avance : le plus faible des participants doit pouvoir gagner et un superfavori doit pouvoir perdre. La seconde condition est la plus importante. Notre système scolaire méritocratique permet des réussites de fils ou filles d’ouvriers. Mais ce qui fait de lui un mauvais jeu, c’est qu’il n’y ait aucun enfant des classes supérieures dans certaines orientations. Un riche qui perd, c’est bien plus qu’une gratification malsaine livrée à la Schadenfreude des pauvres. C’est une reformulation efficace du principe de Rawls : chacun ne s’intéressera vraiment à une inégalité que s’il sait qu’il la subira au cours de sa vie, lui ou quelqu’un de proche.

  • Un bon jeu maintient les perdants dans le jeu

Un bon jeu offre une juste revanche aux perdants : il doit donc au moins les maintenir dans le jeu pour les parties suivantes. C’est la meilleure justification de la redistribution et de l’Etat providence qui est autant, voire plus dans l’intérêt des gagnants que des perdants. La récente proposition d’un revenu universel signée de patrons de grandes entreprises numériques américaines montre que cette logique est comprise, y compris tout en haut de l’échelle.

  • Un bon jeu remet les compteurs à zéro

Un juste droit de revanche suppose que les gagnants renoncent à tout avantage d’une partie sur l’autre : le vainqueur d’une course ne garde pas son chrono, le gagnant au Monopoly ne garde pas ses hôtels. Cette remise à zéro des compteurs est absente de nos (mauvais) jeux économiques. Elle-elle utopique ? Observons pourtant que la remise à zéro des compteurs règle le (bon) jeu politique démocratique : élections libres, alternance, limitations de durée de mandat, plafonds au financement des campagnes… ; et qu’elle paraissait sûrement très utopique en 1788.

  • Un bon jeu plafonne le poids des joueurs trop puissants

Un jeu est mauvais s’il permet à un joueur d’acquérir une puissance démesurée par rapport aux autres, les démotivant et dévalorisant le régime démocratique. Le débat politique s’intéresse au traitement des perdants (les pauvres) mais pratiquement jamais à la question, pourtant symétrique, du traitement des gagnants (les riches). Nous devrons un jour débattre du prix des supergagnants : extrêmement motivant mais forcément plafonné.

Pour aider à ouvrir ce débat, je termine par une suggestion : qu’un supergagnant puisse s’assurer, tous jeux confondus, 1000€ par jour pendant 40 années, soit 15 millions d’euros (et 30 pour un foyer). Une taxation forte (du revenu ou du capital) interviendrait au-delà. Pour la quasi-totalité des terriens, ce serait un prix extraordinaire ; pas pour une poignée de super-riches. Mais, d’une façon ou d’une autre, ils devront convaincre leurs contemporains de continuer de jouer avec eux malgré tous leurs hôtels (ce qu’aucun enfant de 10 ans n’accepterait au Monopoly…). Et de même qu’il y avait des nobles à la nuit du 4 août politique, il y aura sûrement des milliardaires à la nuit du 4 août économique.

(Ces pages sont tirées d’un ouvrage à venir sur Le Bon Gouvernement)

Mots-clés : inégalité – morale – Rawls


[1] Cités par Louis Chauvel dans La Spirale du déclassement (Seuil, 2016)

[2] Voir par exemple “Heterogeneity and Persistence in Returns To Wealth” par Andreas Fagereng et alii.  qui s’intéresse à une société nordique pourtant de tradition égalitaire.

[3] Je laisse ici de côté le premier principe de Rawls de liberté et commente ce qu’on appelle généralement ses deuxième et troisième principes.