Cet article reprend partiellement l’épilogue de l’ouvrage « On parie que vous allez aimer l’économie ! »* des deux mêmes auteurs, publié le 3.9.24 par Ellipses. [i]


L’Intelligence Artificielle (IA) est-elle à l’origine d’une véritable révolution repoussant les frontières de l’économie ou un simple progrès technologique ne permettant pas d’éviter le retour à la stagnation séculaire ? Il est trop tôt pour répondre. En fait l’IA est vue à la fois comme une révolution et un progrès technologique. Si elle révolutionne de nombreux domaines, elle est aussi le fruit d’un développement progressif sur plusieurs décennies. Son impact peut être révolutionnaire dans la manière dont elle transformera les industries et la société dans son ensemble. Mais, la question demeure de savoir si elle aura un impact comparable aux autres Technologies à Usage Général (TUG définies par l’OCDE) à l’origine d’accélérations historiques de l’activité et de la productivité : comme la machine à vapeur pour la 1ère Révolution industrielle ; l’électricité pour la 2ème ; les ordinateurs et Internet pour les TIC (technologies de l’information et de la communication) dont l’impact sur la productivité a été moindre à ce stade et dont le statut de révolution industrielle est donc plus disputé.

Cette synthèse se concentre sur ce qu’on sait ou devine de l’impact de l’IA, d’une part, sur les grandes variables macroéconomiques comme la croissance et l’inflation et, d’autre part, sur les entreprises, la concurrence et les risques associés.

Quels faits stylisés sur l’impact macroéconomique de l’IA ?

L’émergence récente de l’IA explique que, même si des mesures microéconomiques ont pu isoler certains effets sur la productivité, son impact macroéconomique sur la croissance, l’emploi ou l’inflation reste difficile à évaluer. La lenteur relative de sa diffusion peut expliquer cela… ou bien aussi, comme Robert Gordon l’avait regretté dans le cas des TIC, la distraction qu’elle peut favoriser auprès de travailleurs encore incapables d’exploiter tout son potentiel et plus attirés par son côté ludique.

Des études microéconomiques suggèrent des effets positifs significatifs de certaines applications spécifiques de l’IA sur la productivité individuelle des travailleurs plus que des entreprises elles-mêmes. Pour un poste donné, les travailleurs les moins productifs tendent à rattraper les plus productifs. En revanche, en 2024, il est trop tôt pour distinguer empiriquement un effet macroéconomique qui soit significatif sur la croissance.

Certes l’IA est censée pouvoir stimuler l’activité globale en favorisant l’innovation et en améliorant l’efficacité des procédés de production. Mais les recherches actuelles, plus théoriques qu’empiriques, prévoient des effets très différents pour les vingt prochaines années : seulement +0,1 % par an de productivité et de croissance selon Daron Acemoglu (« The Simple Macroeconomics of AI », MIT, Avril 2024) contre +1 à +1,5 % selon un plus grand nombre d’études (Commission de l’IA, mars 2024 ; QuantumBlack AI by McKinsey, mai 2024).

Cette variété de résultats en termes de croissance vient de l’incertitude quant à l’ampleur de son impact non seulement sur la productivité mais sur l’emploi. En théorie et au vu des chocs technologiques passés, l’impact sur l’emploi dans les économies avancées va en effet dépendre de la magnitude de plusieurs facteurs : un effet négatif de substitution avec des métiers devenant obsolètes (potentiellement un peu plus de 30 % selon le FMI pour les pays avancés ; voir le graphique qui suit, issu du Blog du FMI le 14.01.24, signé de Kristalina Georgieva) ; un effet positif de complémentarité avec d’autres métiers non seulement préservés mais aussi enrichis (moins de 30 %) ; enfin, des vitesses de déploiement de l’IA et de réallocation de la main d’œuvre vers les métiers en croissance. Cela dit, seuls 5 % des emplois français risqueraient d’être intégralement remplacés selon le Rapport de la Commission interministérielle sur l’IA (mars 2024).

Sources : Organisation internationale du travail ; calculs des services du FMI.
Note : Dans chaque groupe de pays, la proportion dans l’emploi est calculée sous dorme de moyenne pondérée par la population en âge de travailler.

Les nouvelles technologies à usage général détruisent en effet des emplois dans certains secteurs pour en recréer dans d’autres domaines sur une durée qui s’étend sur plusieurs décennies. Tandis que l’IA peut automatiser certaines tâches, elle suscite aussi de nouveaux besoins dans le développement, la maintenance et l’utilisation des technologies sous réserve de formations appropriées. On retrouve ici l’efficacité mais également les délais du mécanisme schumpétérien de « destruction créatrice ».

Néanmoins, les précédentes révolutions technologiques de mécanisation et de robotisation avaient respectivement concerné les emplois non qualifiés et les professions intermédiaires. Par contraste, l’IA prenant en charge des tâches conceptuelles et non routinières concernerait davantage les métiers qualifiés (diplômés du supérieur avec salaires élevés). L’informatisation avait certes déjà pénalisé les travailleurs moyennement qualifiés employés à des tâches cognitives routinières, mais elle avait bénéficié aux travailleurs les plus qualifiés. Les secteurs les plus touchés seraient notamment l’administration publique, les services financiers, ou le commerce, à l’inverse par exemple de l’agriculture.

A titre d’illustration, en 2023, la version 4 de ChatGPT a réussi l’examen du barreau de New York en obtenant un score proche des plus brillants candidats. Pour autant, les professionnels qualifiés peuvent aussi adopter l’IA ou s’adapter à elle. De fait, ils « pourraient dans le même temps être les plus susceptibles de tirer profit des gains de productivité permis par l’adoption de l’IA. D’une part, [ils] concentrent la majorité des emplois les plus complémentaires à l’IA. D’autre part, [ils] ont une plus grande capacité que les autres à effectuer des mobilités pour passer d’un emploi menacé à un emploi en croissance » (Trésor Eco #341, 24 avril 2024 : « Les enjeux économiques de l’intelligence artificielle »).

Les effets sur les coûts, les prix et l’inflation sont également incertains. Si l’automatisation peut réduire les coûts de main-d’œuvre, les coûts d’entrée liés notamment aux investissements dans l’IA peuvent être très élevés. Une automatisation généralisée peut également entraîner une concentration du pouvoir de marché dans les mains d’entreprises maîtrisant cette technologie et devenant ainsi des « faiseurs de prix ». Cet affaiblissement de la concurrence peut avoir comme conséquence une augmentation des prix. D’où l’incertitude quant à l’impact de l’IA sur l’inflation.

Parmi les politiques à mettre en œuvre pour tirer le bénéfice maximum de l’IA sur la productivité et limiter son coût en termes d’emploi et d’inégalité figure évidemment celle des formations, initiale et tout au long de la vie professionnelle. Il faut bien sûr renforcer l’éducation en sciences dans l’enseignement tant primaire que secondaire, et en IA dans l’enseignement supérieur ainsi que cibler la formation continue sur les métiers en transformation. Au-delà de la formation, il convient de développer des programmes de reconversion pour préparer la main-d’œuvre aux changements induits par l’IA.

Cela inclut « l’acquisition de compétences en science des données, en programmation et en gestion de projet, ainsi que le développement de compétences non techniques telles que la pensée critique et la résolution de problèmes pour ne pas se retrouver dépendant de lIA » selon ChatGPT elle-même ! Et surtout, il faut (re)donner envie d’aller chercher l’information et la connaissance, un pari plus ambitieux encore que de vous faire aimer l’économie !

Quel impact sur les entreprises, les marchés, la concurrence et quels risques associés ?

L’IA peut transformer fondamentalement l’organisation des entreprises en automatisant les processus et en améliorant la prise de décision, mais peu de firmes, notamment petites et moyennes, l’ont déjà vraiment intégrée. Cette intégration peut favoriser des changements bénéfiques dans les structures organisationnelles et les modèles opérationnels des entreprises. Cependant, l’IA peut également entraîner des comportements mimétiques, toutes suivant les mêmes modèles qui les enferment dans des bulles d’algorithmes dont les réseaux sociaux donnent déjà une illustration.

Par exemple, l’IA est déjà largement utilisée dans la finance pour l’analyse des données, la gestion des risques et le trading automatisé. D’un côté, elle a un impact significatif sur le secteur financier en améliorant la gestion des risques, en optimisant les portefeuilles d’investissement, en automatisant les processus de trading, etc. De l’autre, elle pourrait faire disparaitre les contrariants dont la présence sur les marchés est nécessaire pour éviter des surréactions, voire des bulles.

En outre, on a vu que l’IA pouvant accroître la concentration du marché, cela pourrait nuire non seulement à la concurrence mais à l’innovation elle-même. En effet, selon la note précitée de la DG Trésor, « certaines caractéristiques de l’IA pourraient avoir des effets ambigus sur l’innovation. D’un côté, en facilitant l’imitation et la copie des produits et technologies (e.g. la rétro-ingénierie de produits et services existants), l’IA pourrait certes faciliter la diffusion technologique et accroître la concurrence, renforçant in fine les conditions d’une course à l’innovation. Mais de lautre cette facilité de copie pourrait désinciter à l’innovation en réduisant ses gains potentiels ».

Pire encore, l’impact de la concentration du marché en termes de moindre concurrence ne se ferait pas seulement sentir au niveau des prix d’un secteur ou d’un pays mais au niveau international. A cet égard, l’expérience des TIC est parlante ; elle offre un exemple de nouvelle technologie dont la diffusion et le potentiel de gains de productivité ont pu être bridés par une situation concurrentielle relativement concentrée. Historiquement, les TIC ont principalement profité à un nombre restreint d’entreprises, comme les BigTechs américaines. Ces dernières ont pu accumuler du capital, développer des plateformes numériques structurantes et de gigantesques bases de données ainsi qu’attirer les meilleurs talents. Autant de facteurs qui ont créé des barrières à l’entrée d’autres entreprises.

Les mêmes éléments de concentration s’appliquent à l’IA. Certains voient là un risque majeur que « les plus gros prennent tout » (the bigger takes all). Cela n’est pas seulement problématique en termes d’oligopoles mais de pouvoir relatif des Etats en termes de réglementation, surtout si les principaux investisseurs et acteurs de l’IA, notamment aux États-Unis, sont ouvertement libertariens.

Or, s’agissant de la concurrence internationale, l’Europe reste particulièrement mal placée par rapport aux États-Unis et à la Chine, ce qui ne peut qu’inquiéter à la lumière de la fragmentation géopolitique. Ces deux pays sont en avance dans le domaine de l’IA en raison de leurs investissements massifs dans la recherche et le développement alors même que nombre d’experts à la tête des pôles IA de ces géants sont français. Par exemple, les géants technologiques américains comme Google et les entreprises chinoises comme Alibaba ont déjà déployé des technologies d’IA de pointe dans divers domaines, tels que la reconnaissance vocale et la vision par ordinateur.

Comme toute nouvelle technologie, les systèmes utilisant de l’IA sont aussi sujets à des défaillances, à des attaques, ou peuvent avoir des impacts sous-estimés, voire insoupçonnés, sur les individus et sur la société. Sans remettre en cause les avantages que peuvent proposer ces systèmes, il est néanmoins primordial de connaître les risques auxquels ils exposent les utilisateurs. D’une part, tout comme l’humain, l’IA demeure sujette à l’erreur, que celle-ci soit due à une défaillance ou à une discrimination intégrée dans l’outil (on parle alors de biais). D’autre part, l’IA, comme les TIC et l’innovation numérique, présente aussi des risques en matière de confidentialité et de sécurité des données qui demandent à être régulés.

Comme pour le monde des cryptos, ces risques peuvent également masquer des opportunités. En économie, le mot risque peut d’ailleurs être positif ou négatif. Et en chinois, “danger” (危, wēi) et “opportunité” (机, jī) donnent “危机” (wēijī), ce qui signifie crise. D’ailleurs, l’IA se nourrissant de ce qu’on sait (et même de façon exhaustive) n’est pas exempte du risque lié à l’incertitude, autrement dit aux « inconnues inconnues » (unknown unknowns) !

De plus, certains craignent que ces risques puissent être accentués par l’informatique quantique naissante ? En bref, dans la mécanique classique, les signaux électroniques (bits) sont soit activés, soit éteints ; dans la mécanique quantique, les qubits peuvent être placés dans une superposition d’états ce qui démultiplie la puissance de calcul des ordinateurs. On ne peut décrire ici tous les domaines de recherche faisant interagir l’IA et l’informatique quantique, mais on peut citer ceux que l’IA elle-même nous a suggéré quand on lui a posé la question.

Pour résumer, deux domaines peuvent être particulièrement affectés par l’interaction entre IA et informatique quantique : 1/ les algorithmes quantiques pour l’IA : les ordinateurs quantiques offrent des algorithmes spécifiques pouvant accélérer certains calculs essentiels pour l’IA, tels que la factorisation rapide des grands nombres ; mais ces ordinateurs peuvent aussi casser la cryptographie actuelle; et 2/ l’apprentissage automatique quantique : les techniques d’apprentissage automatique par les machines pourraient être adaptées pour fonctionner sur des ordinateurs quantiques ; cela pourrait-il permettre d’explorer plus efficacement les vastes ensembles de données et de résoudre certains problèmes d’optimisation de manière plus efficace, comme la recherche de la meilleure configuration de réseaux de neurones pour une tâche donnée ?

En forme de conclusion préliminaire, notons que la réaction face à l’IA des grands théoriciens de l’économie, s’ils vivaient tous encore, pourrait être contrastée selon le paradigme auquel ils se réfèrent. Ceux qui penchent vers le (néo)classicisme plaideraient en faveur d’un libre fonctionnement des forces, mêmes imparfaites, du marché ; ceux qui se sentent plus proches des (néo)keynésiens exhorteraient les Etats à favoriser l’émergence d’essaims de startups et le développement de licornes, et même à réguler l’IA pour minimiser ses défaillances et ses risques. Au-delà des appels récents au moratoire sur l’IA, cette régulation pourrait au minimum inclure des normes de transparence, des conditions sur l’emploi des données et leur protection, tout comme celle des droits individuels ou celle de la propriété intellectuelle, des mécanismes de responsabilité pour les décisions prises par les systèmes d’IA, etc.

 

Mots-clés : Intelligence artificielle –  IA – Croissance – Productivité – Emploi – Inflation – Concurrence – Risques – Régulation

 

*« On parie que vous allez aimer l’économie ! » d’Anthony Benhamou et Marc-Olivier Strauss-Kahn, aux éditions Ellipses.


[i] Des définitions et l’histoire de l’IA sont résumées dans l’ouvrage ; d’autres articles de Variances sont accessibles ici

Anthony Benhamou & Marc-Olivier Strauss-Kahn
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