Cet article a été initialement publié sur le site de l’auteur.


La première partie de ce texte situait la transformation des dynamiques territoriales au cours des dernières décennies dans la longue période qui a construit l’unité française et synthétisait les caractéristiques de cette transformation.

Territoires productifs, territoires résidentiels, une partition soutenable ?

Laurent Davezies, dans un livre publié en 2012, a utilisé deux critères – la dépendance du revenu disponible brut des ménages par rapport aux ressources non marchandes, la dynamique nette des emplois au cours des années 2000 – pour proposer une partition suggestive du territoire français en quatre types de territoires, en fonction de la dominante marchande ou non marchande de leur économie et de leur situation dynamique ou en difficulté[1].

Une vision instantanée et statique pourrait sembler rassurante : 20% de la population – ce qui est déjà beaucoup mais reste minoritaire – vit dans les territoires en difficulté, et au sein de ces 20%, 8% dans ceux à dominante marchande (les territoires soumis à restructuration industrielle et ne disposant que d’une main d’œuvre médiocrement qualifiée) et 12% dans ceux à dominante non marchande (qui peuvent être « l’avenir » des précédents lorsque les licenciés d’hier deviennent les retraités modestes d’aujourd’hui). 80% de la population vit dans la France des territoires dynamiques, de type marchand et productif (36%) et de type non marchand (44%). Ce dernier groupe de territoires, le plus important en termes de population, constitue « l’économie résidentielle » qui tire largement ses ressources de la redistribution publique normale (par exemple les pensions versées aux retraités qui vont s’installer au soleil ou au vert) et qui bénéficie donc aussi des stabilisateurs automatiques en temps de récession. La prospérité de ces territoires résidentiels est assise sur la redistribution publique, elle offre des marchés et des opportunités attractives aux entreprises (par exemple dans le domaine de la santé). De pair avec leurs ressources de tous ordres, ce sont des territoires accueillants pour les individus et les entreprises… tant que la redistribution publique assure cette prospérité.

Mais cette prospérité est-elle durable si la coupure s’aggrave avec les territoires productifs plus directement exposés à la concurrence internationale ? A la fois la dureté de l’exigence compétitive et les contraintes pesant sur la redistribution publique peuvent menacer l’équilibre qui s’est établi dans les décennies récentes entre la « France productive », source de croissance, et la « France résidentielle », plus hédoniste: ne compter, pour l’avenir, que sur les actuels facteurs d’attractivité de la seconde pourrait s’avérer un calcul à courte vue.

Dans un ouvrage ultérieur publié en 2019, Laurent Davezies relève la tension croissante entre la concentration métropolitaine du système productif et la diminution tendancielle des inégalités inter-régionales de revenu, grâce au soutien de l’Etat, mais au prix du déficit et de l’endettement publics[2]. La crise de 2008-2009, ses séquelles et ses répliques, ont contribué à renforcer cette tension, en constituant un choc persistant sur les secteurs et les territoires déjà vulnérables, y compris certaines grandes villes : il y a « concentration dans la concentration », en matière de création de valeur ajoutée et d’emplois, au profit d’un nombre restreint de métropoles, et de leurs centres, qui accaparent, en les agglomérant, les activités industrielles et servicielles de haute technologie. Dans les territoires et les villes restant à l’écart de cette dynamique économique, voire franchement pénalisés, les transferts publics et privés (les retraites, les salaires publics, les salaires privés des « navetteurs », le tourisme, etc.) soutiennent l’économie résidentielle, sans que pour autant une véritable égalité territoriale soit garantie, dès lors que ces transferts se répartissent sur de larges zones, bien moins denses que les métropoles. L’inégalité inter-territoriale des revenus disponibles, après redistribution, est contenue comparativement à celle, croissante, des revenus primaires d’activité. Mais l’accès à des services cruciaux, comme ceux de santé, s’avère davantage inégalitaire.

L’Etat central reste le niveau pertinent de gestion des solidarités et de réduction des inégalités. Mais si la capacité de la redistribution publique s’érode et si la difficulté à satisfaire les multiples intérêts sectoriels s’accroit, a fortiori avec le retour à la normale après l’épisode exceptionnel du « quoi qu’il en coûte » face à la crise sanitaire, il en découle des arbitrages difficiles qui ne sont pas neutres à l’égard des équilibres territoriaux. Baisser les dépenses publiques affecte plus directement les régions qui en dépendent, augmenter les impôts pèse davantage sur les revenus primaires distribués en Ile de France et dans les grandes métropoles. La tolérance à la mondialisation, via la mutualisation publique implicite des risques, s’effrite.

Le redressement productif ne peut être uniquement concentré dans les métropoles. Il suppose certes le renforcement de l’attractivité des territoires marchands et productifs envers des activités à haute valeur ajoutée, de nature industrielle comme servicielle, qui nourrissent la distribution primaire et secondaire des revenus en direction des ménages et des collectivités publiques. Dans les territoires productifs globalement menacés, la présence de métropoles actives peut être source d’entraînement (Lille pour le Nord par exemple). L’assise territoriale du redressement productif a deux piliers : la capacité d’action autonome de chaque territoire, mobilisant ses ressources de proximité ; sa connexion à une dynamique régionale et nationale misant sur les complémentarités ente territoires.

Autonomie et connexion : vers la métropole en réseau ?

Les dernières décennies ont vu l’affirmation des zones métropolitaines dans la dynamique de croissance. Si l’Île-de-France reste la région leader, sa domination est moins unilatérale : elle souffre, comparativement à d’autres métropoles régionales, de maux structurels mal traités (le logement, les transports, la congestion), en dépit des efforts d’investissement en cours sur l’aire du grand Paris. Depuis une trentaine d’années, une redistribution productive s’est opérée en direction des autres métropoles majeures, source de réduction des inégalités entre grandes régions. La polarisation métropolitaine de la croissance a cependant partout des conséquences, comme l’étalement urbain, dont la soutenabilité sociale et écologique fait problème. La dynamique de cette polarisation repose avant tout sur la capacité des foyers métropolitains à rassembler une offre de compétences attractive pour les entreprises. Cette attractivité s’apprécie à un niveau suffisamment fin : les différences, dans le profil des qualifications disponibles, s’atténuent plutôt entre les grandes régions tandis qu’elles peuvent se renforcer lorsque les territoires sont examinés en haute résolution. Le territoire performant sera plutôt un territoire pas trop spécialisé, apte à accueillir une variété d’activités et à favoriser, via notamment les compétences disponibles, des synergies parfois inattendues entre elles.

A cette polarisation métropolitaine des foyers de croissance, s’ajoute – sur un mode plus prospectif – la constitution du territoire national comme « métropole en réseau », idée chère à Pierre Veltz (« l’équivalent français de Shanghai et de Sao Paulo, ce n’est pas Paris, c’est la France »). L’effet TGV n’est pas le moindre facteur de cette constitution, qui repose sur une armature logistique permettant une connexion fluide des foyers métropolitains. La capacité d’une ville ou d’une région urbaine à être partie prenante active de ce réseau métropolitain conditionne son attractivité. La domination parisienne ne serait plus le problème de l’heure : il s’agit d’assumer le territoire français comme une « métropole distribuée », en jouant les complémentarités et les synergies. Les atouts parisiens sont de l’ordre du bien collectif. Mais ce peut encore être de l’ordre de l’incantation lorsque de grandes villes, hors réseau TGV, souffrent de liaisons ferroviaires défaillantes (le cas de Clermont-Ferrand est typique).

Si cette manière de concevoir le devenir du territoire national reste encore métaphorique, ce serait parce que les institutions ne sont pas à la hauteur de cette transformation qui s’affirme pourtant dans les faits et les comportements. L’émiettement des pouvoirs et la sédimentation des instances, qu’il s’agisse de la France dans son ensemble ou de la seule région parisienne, nourrissent les défaillances urbaines. Cette immaturité institutionnelle mine la clarté et la portée des politiques d’attractivité. La réorganisation institutionnelle autour de grandes agglomérations plus démocratiquement et efficacement gérées et de régions dotées de pouvoirs véritablement opérationnels paraît une orientation raisonnable, dont la faisabilité politique est indéterminée à horizon tangible. Le redécoupage des régions en 2015, fruit de marchandages à l’emporte-pièce, semble avoir créé des géants impotents : on est encore loin de la capacité politique des Länder allemands.

La vulnérabilité compétitive affecte particulièrement les entreprises commercialisant des produits standardisés, aisément substituables, même lorsqu’elles bénéficient un temps d’un avantage concurrentiel. Les territoires qui dépendent de ces entreprises sont aussi rendus vulnérables, notamment lorsque les activités sont intensives en main d’œuvre. C’est le cas pour les vieux territoires industriels déclinants mais aussi pour des territoires d’industrialisation plus récente : pour prendre un exemple étranger, le changement rapide des rapports de force concurrentiels dans l’industrie moderne des télécommunications a produit la ruine de l’ex-leader Nokia, qui a affecté très directement ses sites industriels et leurs territoires d’implantation en Finlande. « Ce ne sont plus les gros qui écrasent les petits, mais les rapides qui évincent les lents » (Pierre Veltz). En Bretagne, le territoire de Lannion est typique de ces évolutions récentes.

L’agilité productive et marchande, la capacité d’apprentissage rapide, l’aptitude à la relation de service, l’adaptabilité à la demande et à sa variété font partie des avantages dont peut se prévaloir une entreprise dans les conditions concurrentielles d’une économie mondialisée et numérisée. La combinaison avec la mobilisation de ressources durables issues du territoire, les compétences en premier lieu, peut fonder la pérennité du succès territorial. Mais ce couplage d’un territoire et d’une entreprise est plus contingent que ne l’était la dynamique spatiale des vagues d’industrialisation antérieures, qu’elle soit liée à la disponibilité de matières premières et énergétiques et à l’intégration verticale (du charbon à l’acier, à Saint-Etienne ou au Creusot) ou au volontarisme politique (le textile à Lodz, l’aéronautique à Toulouse, les télécom à Lannion,…). Ce couplage n’est bien sûr pas un pur aléa, mais il est paramétré par certaines variables – par exemple le poids des opérations en face à face dans les processus productifs – dont la maîtrise relève davantage des compétences techniques et relationnelles directement incorporées aux acteurs industriels eux-mêmes : ceux-ci pourraient les exercer ici comme ailleurs. Le territoire imaginatif saura donc entretenir les effets positifs d’agglomération (la connexion aisée et fructueuse avec les centres de R&D et avec les pôles de compétitivité, par exemple) pour fidéliser l’entreprise par des coûts de sortie dissuasifs, tout en respectant sa liberté d’établissement. Le déterminisme des dynamiques territoriales est affaibli mais cette contingence est aussi créatrice d’incertitude sur la place du territoire dans les réseaux productifs. Et cette incertitude est dure à vivre[3].

La morphologie flexible des réseaux professionnels et des chaines de valeur articule différentes fonctions et segments, dont la logique de localisation n’est pas uniforme. Les opérations routinières sont aisément délocalisables, celles dont l’efficacité repose sur la qualité de la communication de proximité entre des interlocuteurs sont plus sensibles au choix pertinent de la localisation et aux coûts de sortie. La chaîne de valeur combine des fonctions centralisées et des segments délocalisables, si bien que la maîtrise logistique joue un rôle clef pour sa cohérence d’ensemble. Le facteur coût propre à chaque segment productif est un argument fort mais partiel pour le choix de sa localisation. Les logiques organisationnelles pèsent lourd pour décider de la compétitivité des systèmes de production et d’échange que mettent en œuvre les entreprises internationalisées : les erreurs et déceptions associées aux choix de localisation font partie des risques, lorsque ces logiques sont défaillantes.

La capacité à capter et fixer les segments stratégiques de certaines chaines de valeur, et à ne pas seulement accueillir des implantations réversibles, est un critère discriminant entre des territoires dont les dynamiques peuvent diverger à long terme, au vu de la qualité et de la solidité des implantations qu’ils accueillent : la croissance précaire et réversible n’est pas le développement endogène et cumulatif. On pourrait attendre des politiques publiques qu’elles aident à passer de l’attractivité à ce développement endogène, en incitant à la création de ressources durables et accessibles.

L’hypothèse de la métropole en réseau, dont Pierre Veltz perçoit la gestation dans la dynamique géographique française, peut être cependant suspectée d’une tentation irénique, lorsqu’on la met en regard des forces fractales qui parcellisent la géographie économique et sociale : entre les axes du réseau, les trous noirs. Pour prendre consistance, être plus qu’une métaphore mobilisatrice et constituer un véritable dépassement de la tendance à la fractalisation par un effet d’entrainement généralisé des territoires, cette hypothèse nécessite des conditions de réalisation, politiques et institutionnelles, qui sont aujourd’hui loin d’être réunies. Dans leur parcours impressionniste de la France d’aujourd’hui, cartes en main, Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely proposent une approche certes moins systémique que celle des auteurs privilégiés dans cette note mais se montrent très attentifs à la manière dont les habitants vivent ces mutations[4]. Et c’est évidemment un paramètre-clef, qui retentit sur le devenir de ces mutations elles-mêmes : quand le vide productif est comblé par les lotissements résidentiels, les centres commerciaux, les entrepôts logistiques, les parcs d’attraction, au prix de régressions paysagères et même si c’est avec un accès aisé au réseau autoroutier, ces activités drainent des flux de personnes et de marchandises, mais il n’est pas sûr que les habitants s’en trouvent plus maîtres du destin de leur territoire. Ils les vivent, quelque part entre l’adaptation obligée à des changements qui leur échappent et l’investissement dans des modes de vie qui leur conviennent, sans vraiment participer au pilotage de ces mutations. Pourtant, il ne manque pas aujourd’hui d’outils de conduite technocratique de ces mutations, comme les schémas territoriaux multiples et parfois redondants élaborés au sein des instances politiques superposées, avec recours intensif aux cabinets-conseil. Et ce n’est pas qu’une affaire de formalisme démocratique : pour que les ressources territoriales soient davantage mobilisées au service d’un développement endogène, couplant l’initiative autonome et la connexion au monde, il faudra bien que les habitants, en pleine citoyenneté, en soient davantage partie prenante.

 

Mots-clés : Territoires – France – Métropole – Réseau – Veltz – Davezies


[1] Laurent Davezies, La crise qui vient, la nouvelle fracture territoriale, La République des idées, Seuil, 2012.

[2] Laurent Davezies, L’Etat a toujours soutenu ses territoires, La République des idées, Seuil, 2019.

[3] Ces évolutions ne sont évidemment pas propres à la France. Elles se retrouvent, mutatis mutandis en fonction de la géographie, de l’histoire et des institutions, dans d’autres pays industrialisés, à commencer par les Etats-Unis. Voir à cet égard le passionnant ouvrage d’Enrico Moretti, professeur à Berkeley, The New Geography of Jobs, Mariner Books, 2013. Sa thèse centrale pourrait être résumée comme suit : l’économie contemporaine de la connaissance et de l’innovation  développe des forces d’agglomération et d’attraction inédites qui concentrent localement les activités et les compétences et qui suscitent des divergences grandissantes entre territoires, avec des conséquences lourdes pour la cohésion économique et sociale de la nation qui les rassemble. Enrico Moretti ne se contente pas d’observer et d’analyser les processus en jeu, mais en tire des principes de politique publique. Pour une lecture plus complète de cet ouvrage, voir Jacky Fayolle, « La nouvelle géographie des emplois », 2014.

[4] Jérôme Fourquet, Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux. Economie, paysages, nouveaux modes de vie, Seuil, 2021.

Jacky Fayolle
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