Cet article a Ă©tĂ© initialement publiĂ© sur le site de lâauteur.
On peut tenir fermement Ă lâunitĂ© française, faite de diversitĂ© maĂźtrisĂ©e, sans cĂ©der Ă sa cĂ©lĂ©bration irĂ©nique. Elle nâest pas aujourdâhui de lâordre de lâharmonie mais elle est traversĂ©e par de sourdes tensions et de francs dĂ©sĂ©quilibres. Ce nâest certes pas nouveau et lâhistoire de la nation française est spasmodique Ă cet Ă©gard. Fernand Braudel ne sây trompait pas lorsquâil explorait en historien «lâidentitĂ© de la France»[1] : « La division est dans la maison française, dont lâunitĂ© nâest quâune enveloppe, une superstructure, un pari⊠Le malheur est que toutes les divisions, physiques, culturelles, religieuses, politiques, Ă©conomiques, sociales, sâajoutent les unes aux autres et crĂ©ent lâincomprĂ©hension, lâhostilitĂ©, la mĂ©sentente, la suspicion, la querelle, la guerre civile qui, allumĂ©e, sâapaise un jour sous la cendre, mais reprend au moindre coup de vent ». Bien sĂ»r, Braudel ne disait pas que cela mais il le disait pour souligner que lâunitĂ© française nâest pas naturelle mais construite et que, comme toute construction, elle est vulnĂ©rable Ă lâusure et aux alĂ©as. A bon entendeur⊠La diversitĂ© de ses lieux et de ses gens rend la France aimable, bien plus que les pulsions dâuniformitĂ© qui le saisissent parfois, et mĂȘme trop souvent. La table des matiĂšres de lâouvrage de Braudel est Ă elle seule un programme : « Les provinces, assemblages de rĂ©gions et de âpaysâ diffĂ©rents⊠Prendre la route et, de ses propres yeux, inventorier cette diversitĂ© ».
Le cours ascendant des ci-devant trente glorieuses (pour dĂ©signer les trois premiĂšres dĂ©cennies dâaprĂšs-guerre) avait entrainĂ© lâensemble des rĂ©gions dans une prospĂ©ritĂ© commune, tout en faisant fi de prĂ©occupations alors secondaires, notamment en matiĂšre Ă©cologique, mais câest une Ă©poque irrĂ©vocablement rĂ©volue, quoique une nostalgie tenace ne manque pas de sây rĂ©fĂ©rer, lorsque lâincertitude sur le bon modĂšle Ă©conomique et social met Ă lâĂ©preuve nos capacitĂ©s collectives dâimagination et dâinnovation. Nous sommes alors confrontĂ©s aux impasses de notre organisation institutionnelle et politique, que Pierre Veltz, excellent analyste des dynamiques territoriales , rĂ©sume fort bien en une formule lapidaire lorsquâil Ă©voque « lâĂ©trange et toxique mĂ©lange de jacobinisme rĂ©siduel et de dĂ©centralisation confuse qui caractĂ©rise lâĂ©tat actuel du pays »[2]. Le jacobinisme centralisateur fut nĂ©cessaire pour briser lâabsolutisme royal mais il a en repris certains attributs, jusquâĂ les consolider dans les rĂ©gimes successifs, depuis lâEmpire jusquâĂ la cinquiĂšme RĂ©publique. Cette ironie de lâhistoire, LĂ©nine lâavait trĂšs bien comprise dans son opuscule LâEtat et la rĂ©volution, et, en rĂ©volutionnaire madrĂ©, avait su en saisir les opportunitĂ©s, quitte Ă renvoyer le dĂ©pĂ©rissement annoncĂ© de lâEtat aux calendes grecques ou au lointain avenir radieux !
Aujourdâhui, la France souffre dâune organisation politico-institutionnelle dĂ©saccordĂ©e avec lâĂ©volution de la sociĂ©tĂ© Celle-ci est composĂ©e de citoyens Ă©duquĂ©s depuis longtemps autour de rĂ©fĂ©rences communes mais aussi dĂ©sireux dâavoir bien davantage prise sur la dynamique de leurs territoires, a fortiori lorsque le sort et la cohĂ©sion de ces derniers sont secouĂ©s par les vents tournants dâune mondialisation instable et dĂ©sormais fragilisĂ©e et que dâintenses inĂ©galitĂ©s inter- et intra-territoriales peuvent en dĂ©couler. Le besoin dâaction citoyenne directe sur le destin de leur territoire sâinvite dans la rĂ©flexion des Ă©conomistes : une note du Conseil dâAnalyse Economique prĂŽne une sĂ©rie de recommandations en faveur de politiques publiques mieux ciblĂ©es sur la qualitĂ© de vie et le bien-ĂȘtre au sein des territoires, en privilĂ©giant lâappui aux expĂ©rimentations locales[3]. Lâanalyse dĂ©veloppĂ©e par la note montre bien comment le dĂ©clin Ă©conomique et social dâun territoire, rĂ©el et ressenti, favorise le mal-ĂȘtre et son expression politique : lâĂ©volution de lâemploi et celle de lâaccĂšs aux Ă©quipements de proximitĂ©, notamment en matiĂšre de santĂ©, sont des dĂ©terminants majeurs de ce mal-ĂȘtre. Les recommandations sâefforcent dâidentifier les leviers dâappui aux initiatives et projets propres Ă activer et dynamiser le potentiel des Ă©cosystĂšmes locaux.
Les travaux qui ont analysĂ© la dynamique socio-gĂ©ographique de la France au cours des derniĂšres annĂ©es ne cultivent pas lâunanimitĂ©. Une opposition se dessine entre, dâune part, les analyses qui mettent en avant le dĂ©couplage entre les mĂ©tropoles dynamiques, Ă dominante Ă©litiste, et les pĂ©riphĂ©ries dĂ©laissĂ©es, Ă dominante populaire[4], et, dâautre part, celles qui insistent sur la fractalisation du territoire français : au sein mĂȘme des zones prospĂšres, les Ăźlots de dĂ©clin et de pauvretĂ© en fracturent lâuniformitĂ© apparente, sans que pour autant il nây ait de territoire globalement abandonnĂ© par la dynamique mĂ©tropolitaine et la solidaritĂ© Ă©tatique. Plus le territoire est apprĂ©hendĂ© selon une Ă©chelle fine, plus les inĂ©galitĂ©s ressortent, avec une concentration locale renforcĂ©e des poches de pauvretĂ©, qui peut ĂȘtre masquĂ©e Ă une Ă©chelle plus grande bien que modeste (la commune par exemple)[5]. Les entre-soi se juxtaposent, les affinitĂ©s sociales Ă©lectives se dĂ©finissent selon des partitions territoriales fines : la polarisation des modes de vie â le type dâenseignes commerciales frĂ©quentĂ©es par exemple â accompagne la diffĂ©renciation fine des territoires. « Aux frontiĂšres des mĂ©tropoles, de plus en plus loin de leur cĆur, lâĂ©mergence de vastes nĂ©buleuses incluant des espaces semi-ruraux et semi-urbains est le changement territorial essentiel. Car cette ville diffuse constitue dĂ©sormais le cadre de vie dâune majoritĂ© de nos concitoyens⊠Le tableau est celui dâun patchwork oĂč lâon passe dâune bourgade en dĂ©prise Ă©vidente Ă une petite ville voisine qui respire la santĂ©. Lâanalyse gĂ©ographique traditionnelle y perd son latin. En rĂ©alitĂ©, chaque fois que lâon creuse un peu, on comprend que la sociologie et lâhistoire commandent. Un projet collectif a portĂ© tel territoire alors que tel autre sâenfonçait dans la routine, faute de leader, de vision ou mĂȘme de chance. Cette diversitĂ© est le meilleur dĂ©menti possible au fatalisme gĂ©ographique »[6]. Dans cette note, je ne fais pas travail original mais je reprends et je synthĂ©tise des lectures, dont les analyses concordent avec les expĂ©riences tirĂ©es de mes voyages personnels et professionnels dans lâhexagone, avec les rĂ©flexions de mes propres travaux dâĂ©conomiste aussi.
La transformation des dynamiques territoriales
Les trois premiĂšres dĂ©cennies dâaprĂšs-guerre sont celles dâune unification taylorienne du territoire Ă©conomique français, via la dĂ©centralisation industrielle et lâamĂ©nagement du territoire sous lâĂ©gide, centralisĂ©e et parisienne, des grandes entreprises porteuses de la production de masse (dite fordiste) et de lâEtat planificateur. Cette Ă©volution impulse la diffusion de la croissance sur lâensemble du territoire, mais elle a sans doute comme contrepartie, dĂšs ce moment, la minoration du rĂŽle des PME et des ETI autonomes (ETI : entreprises de taille intermĂ©diaire), sources dâune croissance endogĂšne des territoires. Les dĂ©cennies qui suivent voient la croissance se resserrer autour des grandes zones mĂ©tropolitaines, qui sâaffirment comme foyers de croissance, et la remontĂ©e dâinĂ©galitĂ©s territoriales avec le dĂ©crochage ou la marginalisation de certains territoires. Les territoires Ă forte concentration ouvriĂšre et industrielle deviennent particuliĂšrement vulnĂ©rables, en particulier aux dĂ©localisations, mĂȘme si ces derniĂšres nâont quâun rĂŽle globalement minoritaire dans le mouvement de dĂ©sindustrialisation.
La rĂ©gulation de cette vulnĂ©rabilitĂ© passe plus par la redistribution publique des ressources que par la mobilitĂ© des personnes : les transitions professionnelles de lâindustrie vers les services restent difficiles ; les obstacles Ă la mobilitĂ© gĂ©ographique, matĂ©riels et culturels, restent lourds : lâattachement au territoire, mĂȘme sinistrĂ©, nâengendre souvent quâune mobilitĂ© de proximitĂ©. Si le dĂ©clin de certains territoires est la contrepartie de leur structuration de longue pĂ©riode par les installations et traditions industrielles, lâentrĂ©e dans lâĂ©conomie numĂ©rique mondialisĂ©e assouplit le dĂ©terminisme taylorien qui inscrivait auparavant le territoire dans la division du travail : face Ă lâaccĂ©lĂ©ration de la diffusion des informations et des savoirs, au raccourcissement du cycle de vie des produits et des technologies, le territoire peut rĂ©vĂ©ler des capacitĂ©s nouvelles Ă capter les flux de cette Ă©conomie ou, au contraire, sâen trouver encore plus marginalisĂ©.
A titre dâexemple, le dĂ©veloppement Ă©conomique breton est un prototype des rĂ©ussites et des limites des trente glorieuses. Il a pris appui sur la conjonction entre une volontĂ© de modernisation endogĂšne Ă la rĂ©gion et lâĂ©panouissement national du fordisme ruralisĂ© et dĂ©centralisĂ©, impulsĂ© par lâaction de lâEtat. Les aspirations rĂ©gionales furent notamment portĂ©es, dĂšs le dĂ©but des annĂ©es 1950, par le ComitĂ© dâĂ©tude et de liaison des intĂ©rĂȘts bretons (CELIB), rassemblement de personnalitĂ©s dâinfluence. Câest ainsi que la spĂ©cialisation bretonne sâest forgĂ©e, depuis six dĂ©cennies : lâagriculture intensive, supportĂ©e par la Politique Agricole Commune, et lâexpansion de lâindustrie agro-alimentaire, employeuse dâune main dâĆuvre modestement qualifiĂ©e; la dĂ©centralisation de lâindustrie automobile (CitroĂ«n sâimplante Ă Rennes en 1961) ; le dĂ©veloppement du pĂŽle Telecom autour de Lannion, bĂ©nĂ©ficiant des grands programmes dâĂ©quipement. Cette spĂ©cialisation, bien branchĂ©e sur lâorientation de la demande, a permis Ă la Bretagne de passer, mieux que dâautres rĂ©gions, le cap difficile du premier choc pĂ©trolier et de lâinflexion consĂ©cutive structurelle de la croissance : les lourdes restructurations, Ă la jointure des annĂ©es 1970 et 1980 ont frappĂ© prioritairement les industries ancrĂ©es dans la rĂ©volution industrielle du 19e siĂšcle et revitalisĂ©es par les trente glorieuses (les mines, la sidĂ©rurgie, le textileâŠ) ainsi que les territoires oĂč elles Ă©taient prioritairement implantĂ©es (de la Lorraine aux bassins industriels du Massif Central). La spĂ©cialisation bretonne a permis Ă la rĂ©gion de franchir lâĂ©preuve de la dĂ©sinflation compĂ©titive des annĂ©es 1980 et de sâinscrire positivement dans le rĂ©gime concurrentiel qui se stabilise un temps au cours des annĂ©es 1990, jusquâĂ lâinstauration de lâeuro : lâinflation et sa correction par les dĂ©valuations pĂ©riodiques ne sont plus Ă lâordre du jour, les coĂ»ts salariaux sont sous contrĂŽle et la montĂ©e en puissance des exonĂ©rations de cotisations sociales contribue Ă la compĂ©titivitĂ© dâactivitĂ©s qui ne misent pas principalement sur la qualification de leur main dâĆuvre. Mais la dĂ©cennie ultĂ©rieure puis la crise de 2008-2009 et ses suites mettent Ă lâĂ©preuve cette capacitĂ© dâadaptation. Les activitĂ©s industrielles mais aussi agro-alimentaires et tertiaires sont prises en Ă©tau entre les concurrents qui misent sur la technologie et la qualitĂ© (lâAllemagne, bien sĂ»r, mais de plus en plus les pays Ă©mergents) et ceux qui misent prioritairement sur la faiblesse de leurs coĂ»ts. Certains peuvent dâailleurs jouer sur les deux tableaux, comme lâAllemagne dans lâindustrie agro-alimentaire. La gestion de la crise de la zone euro ne simplifie pas le problĂšme, puisque les pays les plus affectĂ©s par cette crise font effort pour restaurer leur compĂ©titivitĂ© par un ajustement drastique de leurs coĂ»ts. La rĂ©gion bretonne ne rĂ©agit pas de maniĂšre homogĂšne : elle combine des zones mĂ©tropolitaines plutĂŽt dynamiques, riches en services et activitĂ©s de pointe, des zones littorales Ă vocation rĂ©sidentielle et touristique, un arriĂšre-pays Ă la fois industriel et rural dont la vulnĂ©rabilitĂ© nourrit la rĂ©volte des bonnets rouges puis des gilets jaunes. La cohĂ©sion entre ces territoires bretons est moins assurĂ©e quâauparavant, la fragmentation progresse.
La seconde partie de ce texte dĂ©veloppera les implications de cette transformation des dynamiques territoriales sur la rĂ©gulation publique des inĂ©galitĂ©s territoriales et sur la structuration de lâespace hexagonal.
Mots-clĂ©s : Territoires – France – MĂ©tropole – RĂ©seau – Veltz – Davezies
[1] Fernand Braudel, LâidentitĂ© de la France, Espace et Histoire, Flammarion, 1990.
[2] Pierre Veltz, Paris, France, Monde, Repenser lâĂ©conomie par le territoire, Editions de lâAube, 2012, p.22. voir aussi, du mĂȘme auteur, Des lieux et des liens, Essai sur les politiques du territoire Ă lâheure de la mondialisation, Editions de lâAube, 2012. Pierre Veltz reprend et actualise ces travaux dans son livre plus rĂ©cent, La France des territoires, dĂ©fis et promesses, Editions de lâAube, 2019.
[3] Yann Algan, ClĂ©ment Malgouyres et Claudia Senik, « Territoires, bien-ĂȘtre et politiques publiques », Les notes du conseil dâanalyse Ă©conomique, n°55, janvier 2020.
[4] Voir notamment les analyses de Christophe Guilluy, Fractures françaises, Bourin Ăditeur, 2010 et La France pĂ©riphĂ©rique : comment on a sacrifiĂ© les classes populaires, Flammarion, 2014.
[5] DâoĂč lâintĂ©rĂȘt des donnĂ©es fines « carroyĂ©es » (par carreaux de 1 km2) diffusĂ©es par lâINSEE. Pour un exemple dâutilisation, voir : Jacky Fayolle, « Pordic, moyenne Bretagne », 2020.
[6] Pierre Veltz, La France des territoires, op.cit., pp. 61 et 82.
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