Le sentiment d’un malaise social semble s’installer dans nos sociétés riches. La question de la légitimité à utiliser communément le produit intérieur brut comme la mesure emblématique du bien-être doit s’imposer dans le débat public. L’hybris du revenu tend à rendre myope l’action publique : l’appréciation du bien-être sociétal doit aller bien au-delà des critères de performance économique. La qualité de vie sociale, environnementale et la soutenabilité de nos décisions doivent être tout autant appréciés lors de l’orientation des politiques publiques. Ces enjeux sont d’autant plus importants que les perspectives de croissance à moyen terme sont très incertaines. La transition impliquera en outre nécessairement de délaisser certains biens de consommation, affectant ainsi le bien-être des individus. La France est encore très en retard sur ce sujet par rapport à de nombreux pays de l’OCDE.
Le lien entre PIB et bien-être monétaire est fragile après un certain niveau de richesse
L’invention du PIB remonte à la Grande Dépression. L’économiste Simon Kuznets développe une comptabilité au niveau national qui consiste à une sorte de grand inventaire des activités économiques. Il crée un indicateur formidable pour l’époque qui comptabilise toutes les activités économiques d’un pays en un seul chiffre : le produit national brut. L’indicateur qui présente l’avantage confortable d’être synthétique permet d’apprécier la situation conjoncturelle. Au PNB sera ensuite préféré le produit intérieur brut qui présente une différence: il tient compte seulement de la richesse créée sur le sol national. Le PIB et sa croissance deviendront ainsi le tensiomètre des économies et demeure toujours l’indicateur économique le plus scruté.
Cette mesure est évidemment réductrice pour en conclure quoi que ce soit sur le sentiment de bien-être perçu au sein d’une société mais aussi sur la satisfaction tirée seulement par l’enrichissement de cette société[1], soit le bien-être monétaire.
L’interprétation du PIB peut diverger du bien-être monétaire via 3 aspects :
- De manière évidente, l’interprétation d’une croissance identique varie en fonction de la dynamique démographique. Pour une meilleure compréhension de l’évolution du niveau de vie, il est donc déjà conseillé d’utiliser le PIB par habitant. Cette simple modification change la lecture: le PIB en volume des États-Unis a été multiplié par 2 depuis le début des années 1990, tandis que le PIB par habitant n’a augmenté que de 70%. En France, le PIB a progressé de plus de 50 % sur la période mais le PIB par tête n’a progressé que de 35 %.
- Un même billet gagné n’a pas la même valeur pour tous. Ce paradoxe reflète le concept « d’utilité marginale décroissante du revenu », c’est-à-dire que la satisfaction tirée d’un gain supplémentaire identique a un effet moindre si le ménage a un revenu plus élevé. C’est le paradoxe d’Easterlin (1974). Cette assertion, selon les études d’Easterlin (1995) et de Germain (2023), vaut toujours en tenant compte d’autres variables de contrôle comme le milieu social, l’orientation politique… Selon l’étude de Germain (cf. graphique 3), la satisfaction des Français ne progresse que faiblement avec les revenus à partir d’un certain seuil. « La joie extravagante du parvenu peut en donner provisoirement l’illusion » soulignait déjà ainsi Adam Smith en 1759.
Graphique 1 : Satisfaction dans la vie par centile de niveau de vie en France 2010 – 2019).
Les comportements de lassitude et les velléités perpétuelles à de nouvelles aspirations peuvent expliquer ce paradoxe. D’après Daniel Kahneman, à partir d’un certain seuil, à chaque nouvelle hausse de revenu, les aspirations évoluent en parallèle, ainsi le niveau de bonheur reste identique. L’autre possibilité mise en avant par Brickman et Campbell (1971) dans la « théorie des adaptations hédoniques », serait la lassitude. Ils montrent empiriquement que les événements majeurs n’exercent qu’une influence temporaire sur le bonheur, car les individus finissent par s’habituer à leur nouvelle situation. Ainsi, l’augmentation du niveau de bonheur associé à une hausse du salaire ne serait que transitoire. Les individus sont comme sur un « tapis roulant », condamnés à ne jamais atteindre, de manière durable, un niveau de bonheur supérieur. Les individus repartiraient d’une feuille blanche après chaque hausse du revenu.
- La croissance du revenu peut diverger énormément selon les ménages. Le PIB peut bien progresser alors que la majorité des individus voient leurs revenus baisser. Cette divergence amène à sous-estimer l’évolution du bien être monétaire d’une grande part de la population : les ménages à faible revenu. Aitken et Weale (2019) propose un indicateur, plus démocratique, qui accorde le même poids à tous les ménages. La croissance des Etats-Unis est ramenée à 45 % en quarante ans alors que le PIB a triplé sur la période. Mais cette approche n’est pas suffisante, elle fait face au paradoxe d’Easterlin. Un gain identique perçu par un individu à plus faible revenu augmentera plus fortement le bien-être d’une économie. Il faudrait ainsi surpondérer les individus à « bas revenus » pour une meilleure appréciation de l’effet sur le bien-être global.
Allez au-delà du bien-être monétaire, il faut apprécier la qualité de vie dans sa globalité
Nous savons maintenant que le bien-être à partir d’un certain niveau ne peut se suffire à l’accumulation de richesse perpétuelle. Cet écueil a donné lieu à une littérature abondante explorant des alternatives au PIB. Sous la demande du Président Sarkozy, le rapport Stiglitz, Sen et Fitoussi (2009) fait office maintenant de document référence sur le sujet. Le rapport conclut que, sans dire évidement qu’il faut délaisser le PIB, mais que du point de vue des consommateurs finaux (ménages, administrations publiques…), la performance économique est mieux appréhendée par la notion de revenu et doit prendre en compte la production domestique des ménages, les transferts en nature et les inégalités entre les ménages. Elle doit s’apprécier aussi à travers sa soutenabilité, qu’elle soit économique ou écologique. L’évaluation du bien-être d’une économie à un certain instant ne peut se réaliser sans tenir compte du legs fait aux générations futures. L’appréhension du bien-être d’une société dépend de facteurs qui recoupent le concept de qualité de vie et qui va au-delà de l’aspect monétaire. Il retrace les différentes caractéristiques objectives de la qualité de vie et propose des indicateurs associés. Le rapport cite huit dimensions à prendre en compte : les conditions de vie matérielles, la santé, l’éducation, les activités personnelles, la participation à la vie politique et citoyenne, les liens sociaux, les conditions environnementales et l’insécurité. Le rapport conclut qu’il faut privilégier une approche descriptive de l’état de la société sous la forme d’un tableau de bord, formé d’indicateurs économiques et sociaux multiples. Il admet que le choix des indicateurs reste encore très subjectif.
Au cours des dernières années, dans la foulée de ce rapport, des indicateurs statistiques complémentaires éclairant diverses facettes du bien-être des ménages ont de ce fait été produits et diffusés par les économistes et statisticiens. Pour faciliter les interprétations, certains travaux ont construit des indicateurs synthétiques. Ces approches soulèvent une question légitime : quelle pondération choisir entre les différentes facettes du bien-être? Certains travaux ont simplement réfléchi en moyenne, accordant ainsi le même poids à la santé qu’au sentiment de sécurité par exemple. C’est le choix retenu par l’indice de développement humain du PNUD qui est l’un des plus connu et qui intègre l’espérance de vie, un indice de niveau d’éducation et le revenu national par habitant. Depuis 2000, l’indice augmente de 15 % en France et en Allemagne, de 16 % en Italie mais seulement de 9 % au Japon et de 6 % aux Etats-Unis. Nous constatons, là encore, que la croissance américaine n’a pas porté ses fruits d’un point de vue sociétal selon cette mesure.
Graphique 2 : Indice de développement humain.
D’autres approches, plus récentes, ajustent les poids des différentes dimensions du bien-être selon les préférences. C’est la méthode retenue par l’OCDE pour son « indicateur du vivre mieux ». Chaque personne peut créer son propre indice composite en pondérant soi-même les 11 dimensions[2]. Ces dimensions reposent sur les recommandations du Rapport Stiglitz. L’OCDE a identifié comme essentiel au bien-être les conditions de vie matérielles (logement, revenus, emploi) et la qualité de vie (communauté, éducation, environnement, gouvernance, santé, satisfaction de vie, sécurité et travail et équilibre de vie).
Le cas de la France : des faibles inégalités de revenus, un faible niveau de pauvreté mais un ascenseur social à la peine
Sur la base de préférence égale entre les critères de l’OCDE, la France se classe comme le 18e pays, les Etats-Unis le 7e. Dans le top 5, nous retrouvons 4 pays de Scandinavie (Norvège, Islande, Suède, Finlande). Mais évidemment, les comparaisons internationales via un indice synthétique sur la base de préférences identiques présentent une limite : les préférences sont différentes entre pays et sont le reflet des modèles sociaux-économiques et culturels de chacun des pays. L’agrégation a donc ses limites.
Nous privilégions alors une lecture par critères (cf. graphique 3) : la France a une position relativement médiane par rapport au 20 grandes économies développées. La société française se caractérise par un bien-être issu de la qualité de l’environnement naturel, du marché du travail et du niveau de satisfaction plus faibles que la moyenne. En revanche, le lien social et l’équilibre vie privée/vie professionnelle sont nettement au-dessus de la moyenne. La qualité de l’environnement, des liens sociaux, de l’éducation et la satisfaction sont les facteurs qui expliquent la position des pays scandinaves en haut du classement. Malgré un niveau de patrimoine net faible, notamment en Suède et au Danemark, les autres dimensions du bien-être sont parmi les plus élevées. Aux Etats-Unis, le sentiment d’insécurité et le déséquilibre vie privée/vie personnelle sont élevés ; en revanche le niveau de vie vient compenser ces effets.
Graphique 3 : Radar des critères de mesures du bien-être.
L’indicateur composite de l’OCDE ne prend pas en compte les inégalités de richesse ni de naissance, alors que beaucoup d’études ont mis en avant le rôle des inégalités dans le sentiment de bien-être d’une société. De manière générale, la France obtient de bons résultats en termes de mesures globales des inégalités et de pauvreté (cf. Tableau 2). La pauvreté, quelle que soit la classe d’âge, est généralement faible en comparaison des autres pays de l’OCDE. Les mesures de l’inégalité des revenus, à la fois avant et après redistribution, et de patrimoine sont aussi plus favorables que la moyenne du G7. En revanche, la société américaine se caractérise par d’importantes inégalités de revenu et de patrimoine.
En revanche, la France est confrontée à des défis importants en termes de compétences et d’égalité des chances. Le contexte socio-économique à la naissance exerçant une influence relativement forte sur les performances des étudiants (cf. Tableau 2). L’intégration sur le marché du travail est particulièrement difficile pour les jeunes travailleurs. En outre, même si le constat n’est pas totalement consensuel, plusieurs études montrent que la mobilité intergénérationnelle de revenus, où autrement dit « l’ascenseur social », fonctionne peu. Selon l’OCDE , il faut 6 générations pour que les plus bas revenus atteignent le revenu médian en France (cf. Graphique 4). Selon une étude récente de l’Institut des Politiques Publiques la France se caractérise aussi par une faible mobilité intergénérationnelle de revenus par rapport aux autres pays développés. Seuls 9,7 % des enfants issus des 20 % des ménages aux revenus les plus faibles se retrouvent parmi les 20 % des ménages les plus aisés à l’âge adulte, soit 4 fois moins que les enfants des 20 % des parents les plus aisés. Cette stagnation sociale émerge en grande partie par des disparités d’accès et d’obtention d’un diplôme du supérieur en fonction du revenu des parents.
Graphique 4 : Mobilité sociale intergénérationnelle (gauche étude OCDE, droite étude IPP)
Une relecture historique du bien-être en France depuis 2005
A la suite des recommandations du rapport Stiglitz, l’Insee fournit, dans son rapport « Les nouveaux indicateurs de richesse », qui a peu d’écho, un ensemble d’indicateurs de bien-être. Les données sont disponibles depuis 1995 et, à contrario de l’indicateur de l’OCDE, permettent d’apprécier la tendance depuis 30 ans.
En suivant la même méthodologie que les indicateurs de l’OCDE, la situation économique s’est appréciée sur le volet de l’emploi, de l’innovation mais s’est fortement dégradée en termes d’endettement public. Sur le plan social, l’espérance de vie en bonne santé, les sorties précoces du système scolaire se sont réduites mais les inégalités des revenus ont un peu progressé. Le sentiment de satisfaction dans la vie s’est aussi réduit. En revanche, la qualité de l’environnement (empreinte carbone en tonnes équivalent CO2 par personne) s’est améliorée.
Graphique 5 : Critères de mesures du bien-être en France en 2005 et 2022. Indicateur compris entre 0 et 1.
Alors que les perspectives de faible croissance et le besoin de sobriété affecteront le bien-être matériel, il devient urgent d’intégrer les autres dimensions du bien-être dans l’orientation de l’action publique.
En France, la portée du rapport Stiglitz s’est limitée aux spécialistes. Le rapport a éveillé l’intérêt des économistes et des statisticiens pour développer des nouvelles métriques et la rédaction d’ouvrages pour toucher l’opinion publique. L’Insee publie aussi annuellement un tableau de bord dans sa publication « Les nouveaux indicateurs de richesse ». Toutefois, dans la sphère publique et politique, l’écho est limité et ce malgré la promulgation de la loi « Sas » en 2015 qui prévoyait un rapport annuel au Parlement mettant en lumière l’action publique sur différents indicateurs de bien-être. La loi a connu deux modifications importantes avant la soumission au vote du Parlement : accepter que les indicateurs proposés soient discutés en marge du vote du Programme de la Loi de Finances, sans pouvoir l’amender ; et d’accepter que la mise en débat annuelle de l’apport de nouveaux indicateurs devant le Parlement soit seulement facultative. Ainsi, le pilotage de l’action publique continue d’être trop influencé par la seule performance économique sans évaluer son effet sur les autres dimensions sociales et environnementales.
Ce désintérêt pour ces indicateurs, qui fournissent un tableau de la situation sociétale plus réaliste, peut expliquer en partie pourquoi l’action publique n’arrive pas à faire face à cette fracture sociale.
Cependant, certains pays ont fait d’important progrès en intégrant directement la notion de bien-être dans la décision publique. C’est, sans être exhaustif, le cas de la Finlande, la Nouvelle-Zélande et de l’Islande. Les approches peuvent variées :
- La Finlande a mis en place un plan d’action national qui identifie cinq directions à intégrer dans la prise de décision. Ces directions comprennent la préparation d’un modèle de gouvernance pour l’économie du bien-être, l’examen de la manière dont le bien-être est intégré dans le pouvoir décisionnel de l’État, des régions et des municipalités ; ainsi qu’à travers le développement d’évaluations d’impact des politiques publiques sur le bien-être.
- La Nouvelle-Zélande a mis en place un tableau de bord complet pour mesurer le bien-être qui est présenté lors des conseils des ministres. Ce tableau de bord vient ensuite définir la feuille de route des différents ministères.
- L’Islande a défini 40 indicateurs pour mesurer le bien-être. Les indicateurs sont classés en treize catégories, qui incluent la santé, l’éducation, le capital social, la sécurité, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, les conditions économiques, l’emploi, le logement, le revenu et l’environnement. Le gouvernement a reconnu officiellement la nécessité de dépasser les indicateurs économiques traditionnels pour orienter la politique publique. Le gouvernement implique régulièrement la société civile à participer aux prises de décisions à travers des référendums.
La loi Sas a eu une portée plus que limitée. A contrario de beaucoup d’autres pays de l’OCDE, la France est en retard (cf. tableau infra). Il n’existe pas de cadre national pour la mesure du bien-être. Et pour l’heure il n’y a aucun plan de développement pour prendre systématiquement ces critères dans l’orientation de l’action publique.
Mots-clés : PIB – Bien-être – Inégalités
[1] Kuznets avait lui-même souligné cette limite.
[2] Disponible sur https://www.oecdbetterlifeindex.org/fr/#/50505005005
- Le PIB, une boussole résolument limitée pour guider nos sociétés - 10 juin 2024
- Tout l’intérêt du taux neutre, à l’heure du changement de cap monétaire - 19 janvier 2023
A propos de la mesure du bien-être, le développement des comptes de patrimoine permet de compléter utilement l’approche. La satisfaction procurée par un niveau de revenu n’est pas suffisante : à revenu égal, disposer d’un capital importantest de nature à rassurer et offrir des possibilités plus grandes.
a ma connaissance, l’Insee ne publie pas régulièrement des croisement du nombre de ménages par décile de patrimoine et décile de revenu.
Diverse sources peuvent fournir ces données.